La cruentation : quand les morts résolvaient les enquêtes policières
Pendant des siècles, le saignement des blessures a été perçu comme un signe de culpabilité devant les tribunaux. Même dans la mort, le témoignage des femmes était considéré comme moins crédible que celui des hommes.
De l'analyse capillaire approximative aux échantillons d'ADN manipulés sans précaution, le domaine de la criminalistique moderne a eu sa part d'approximations. Néanmoins, nous pouvons nous réjouir de la manière dont les tribunaux mènent l'enquête de nos jours. Il y a encore quelques siècles, on reconnaissait coupable de meurtre quiconque s'approchait d'un cadavre qui se mettait à saigner en sa présence.
Du 12e siècle au début du 19e siècle, dans les tribunaux d'Europe et d'Amérique coloniale, des hommes et des femmes étaient jugés sur la base du test de la cruentation, ou « l'épreuve du cercueil ».
Dans le cadre de ces témoignages, le saignement de blessures au couteau ou les flots de sang s'écoulant du nez et des yeux du cadavre étaient considérés comme preuve irréfutable de culpabilité.
On ignore comment cette croyance en la cruentation a débuté. Cependant, l'une des premières références à notre connaissance qui y est faite remonte au Moyen-Âge, au 6e siècle plus exactement, au sein du poème épique germanique intitulé Nibelungenlied. Le chasseur de dragons Siegfried est assassiné. Son corps est alors déposé sur un brancard et à l'approche de son assassin, prénommé Hagen, les plaies du chasseur de dragons se mettent à saigner.
L'idée avait déjà fait son chemin au moment de l'écriture du poème, puisqu'il affirme qu'il s'agit là « d'une merveille qu'à chaque fois qu'un assassin ayant versé le sang approche la dépouille de sa victime, ses blessures se mettent à saigner ».
De nos jours, il nous est difficile d'imaginer que quelqu'un puisse croire aux cadavres qui saignent comme par magie. La raison est simple : les morts ne saignent généralement pas très longtemps. Selon A.J. Scudiere, experte judiciaire et romancière, les lividités cadavériques, qui apparaissent lorsque le sang se déplace vers les parties déclives du corps, ont lieu peu après la mort et le sang se « fixe » dans les six heures qui suivent.
« Au cours de ces quelques heures, le corps ne peut saigner vraiment ; il peut suinter, à la rigueur », explique-t-elle. Par ailleurs, le sang coagule et s'épaissit après la mort.
Qu'ont donc bien pu voir les gens qui les ait convaincus ? Si la victime était morte depuis suffisamment longtemps, les premiers stades de décomposition sont susceptibles d'avoir généré un liquide, appelé « liquide d'évacuation », qui se serait accumulé dans les poumons. Le corps amené à un procès aurait pu être tapoté ou bousculé, entraînant l'écoulement d'une partie de ce liquide du nez ou d'autres orifices.
Toutefois, les gens ne pratiquaient pas la cruentation pour des raisons scientifiques ; ils croyaient aux miracles de la salle d'audience, au sens strict du terme. L'épreuve du cercueil n'était que l'une des nombreuses manifestations divines utilisées comme preuve irréfutable.
Il existait également des épreuves à l'eau, dont celle célèbre qui prévoit que les sorcières flottent et que l'innocent coule. Dans le cadre des épreuves au feu, les suspects étaient contraints de tenir ou de marcher sur du fer brûlant et étaient jugés coupables si Dieu n'avait pas refermé leurs blessures dans les trois jours qui suivaient.
Ces épreuves ne se cantonnaient pas qu'aux petits villages et autres lieux perdus : le roi d'Angleterre James I lui-même était un fervent partisan de la cruentation.
Aujourd'hui, le roi James est surtout célèbre pour sa version de la Bible. Mais en 1597, soit plus d'une décennie avant la publication de sa Bible, il avait écrit un traité portant sur les démons et la sorcellerie, intitulé Daemonologie, in Forme of a Dialogue.
Le roi avait une obsession pour les sciences occultes, plus particulièrement pour les sorcières, après avoir débusqué une assemblée d'au moins 70 sorcières en 1590 en tant que roi James VI d'Écosse. Les sorcières étaient torturées au moyen d'outils tels qu'un « scarificateur de seins » (un outil aussi atroce que ce que son nom laisse imaginer) jusqu'à ce qu'elles fassent des aveux. En définitive, près de 4 000 personnes ont été brûlées sur le bûcher dans le cadre des procès pour sorcellerie en Écosse.
Dans Daemonologie, le roi décrit sa croyance en la cruentation comme une façon de rendre la justice :
« Lors d'un meurtre, si la dépouille se retrouve touchée par son assassin, son sang jaillira, comme s'il criait au ciel afin d'être vengé de son meurtrier. Dieu envoie alors un signe secret et surnaturel. »
Étrangement, les cadavres qui s'exprimaient ainsi étaient surtout ceux d'hommes. Dans le cadre de son mémoire de Master récemment publié, Molly Ingram, historienne de l'université de l'Oregon a passé en revue des récits de cruentation, la plupart tirés d'anciens pamphlets et de journaux sérieux relatant des procès pour meurtre.
Les femmes apparaissaient rarement dans ces comptes-rendus ou, le cas échéant, apparaissaient comme meurtrières. Les témoignages de femmes étaient également absents des comptes-rendus des procès.
« La parole féminine était jugée moins crédible que celle des hommes », explique l'historienne.
Elle s'est également penchée sur des documents historiques décrivant la possession par des démons : à l'époque, on pensait qu'ils ne possédaient que les corps féminins, jugés plus faibles. Elle a découvert que l'on accordait parfois moins de crédit au témoignage des femmes qu'à celui des démons masculins censés les posséder.
« Cette différence ne me surprend pas », confesse Molly Ingram, au vu de la misogynie de l'époque. « Ce qui me surprend davantage, en revanche, est que personne n'ait relevé ou abordé cette dimension dans la description des pratiques que l'on fait de nos jours. »
Dans un rare compte-rendu de l'épreuve du cercueil appliquée à une femme, Thomas Mertine, habitant du Maryland, est accusé d'avoir battu à mort sa servante, une dénommée Catherine Lake, en 1660.
« Aucune goutte de sang ne jaillit du cadavre », déclare le tribunal, confirmant ainsi la décision vraisemblablement prise par les jurés. Malgré le témoignage de trois domestiques affirmant avoir vu Mertine la battre, Catherine Lake ne serait pas morte des coups mais d'une maladie apparentée à l'hystérie. Son maître est donc resté en liberté.
Même aux prémices de l'époque moderne, lorsque Christophe Colomb découvre le Nouveau monde et que la Renaissance lui succède, les populations comptent toujours sur la magie et les miracles pour trancher les différends judiciaires. « Le monde était encore un endroit enchanté », affirme l'historienne.
Si la plupart des ordalies disparaissent au cours du 16e siècle, la cruentation perdure encore un peu. Selon Molly Ingram, la fiabilité accordée à cette pratique était peut-être due au fait qu'elle soit principalement associée aux hommes plutôt qu'aux femmes.
Fort heureusement, les cadavres « parlants » ne nous apparaissent plus que dans les œuvres d'art et les pièces de théâtre aujourd'hui. Au début de la pièce Richard III écrite par Shakespeare, par exemple, le bossu Richard, alors duc de Gloucester, a tué le roi Henry VI.
Sa future et noble épouse Lady Anne Neville l'accuse de cette trahison ; alors qu'il s'approche d'elle, en chemin pour enterrer le roi, la dépouille se met à saigner.
« Messieurs, regardez, regardez les blessures du défunt Henry, elles sont béantes et déversent leur sang. »