La difficile situation des musulmans et des chrétiens en Inde

Depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, les minorités religieuses de l’Inde sont de plus en plus sous tension.

De Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Publication 29 avr. 2022, 13:59 CEST
Des partisans du Bharatiya Janata Party (BJP) portant des masques du Premier ministre Narendra Modi lors ...

Des partisans du Bharatiya Janata Party (BJP) portant des masques du Premier ministre Narendra Modi lors de son meeting électoral le 8 décembre 2014 à Srinagar, en Inde. 

 

PHOTOGRAPHIE DE Waseem Andrabi/Hindustan Times via Getty Images

L’Inde charrie avec elle des images de sérénité et de bienveillance. Yoga, végétarisme, karma, non-violence... Autant de concepts hindous - la religion largement majoritaire du pays - qui pourraient laisser croire que la vie sur place est libérée de tout rejet de l’Autre. Sur le terrain, la réalité est différente.

Depuis près d’un siècle les musulmans et les chrétiens sont désignés comme des « ennemis intérieurs » par des extrémistes hindous. Accusés de tous les maux, vus comme menaçants, ils sont de plus en plus exclus de la vie quotidienne et institutionnelle. En parallèle, les démonstrations de violence à leur égard se font plus nombreuses, perpétrées par des nationalistes hindous qui entendent démontrer qu’ils sont « les fils du sols », c’est à dire la seule population légitime à habiter le pays. L’avènement d’un homme a cristallisé cette situation délétère pour les minorités : Narendra Modi. D’abord chef du gouvernement du Gujarat, un des 28 Etats indien, il a ensuite pris les rênes du pays entier en 2014, puis a été réélu en 2019. Quelles sont les conséquences concrètes du nationalisme hindou sur les 170 millions de musulmans et les 28 millions de chrétiens du pays ?

Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’Inde, auteur de l’ouvrage « L’Inde ...

Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’Inde, auteur de l’ouvrage « L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique », paru aux éditions Fayard.

 

PHOTOGRAPHIE DE Christophe Jaffrelot

Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS et spécialiste de l’Inde, a développé la réponse dans son ouvrage L’Inde de Modi,  national-populisme et démocratie ethnique, paru aux éditions Fayard. Entretien.

 

L’idée que les hindous seraient les « fils du sol », et donc les plus légitimes à habiter le territoire indien n’est pas nouvelle mais date des années 1920. Quel est le contexte de l’époque ?

Dans les années 1920, les musulmans lancent de grandes manifestations dans le pays pour protester contre le démantèlement de l’Empire ottoman suite à la Première Guerre mondiale ; ce démantèlement implique en effet l’abolition du califat auquel les musulmans indiens étaient très attachés. Au départ, les Britanniques – parties prenantes aux négociations de paix - sont la cible des manifestants, mais comme ils sont inaccessibles, retranchés dans leurs garnisons, des hindous sont visés et deviennent des victimes collatérales. Certains membres de l’intelligentsia hindoue prennent peur. Pour eux, la mobilisation des musulmans reflète l’allégeance panislamique qu’ils prêtent à des autorités étrangères et témoigne de leur force de frappe. Si les hindous représentent à l’époque près de 70 % des habitants, ils développent un paradoxal « complexe d’infériorité majoritaire» qui renvoie à un défaut d’estime de soi. Il faut dire que les colons britanniques ont alimenté ce sentiment en décrivant les hindous comme une « race chétive », des « végétariens malingres »…

C’est dans ce contexte qu’en 1923 l’idéologie nationaliste hindoue est couchée sur papier par V.D. Savarkar dans un livre, Hindutva. Who is a Hindu ? accusant les musulmans de faire peser une menace sur l’identité indienne. En 1925, un mouvement paramilitaire, le RSS, est créé pour appliquer ces idées et muscler les jeunes hindous moralement et physiquement. On y apprend le maniement des armes blanches et on y passe des heures à étudier une certaine histoire de l’Inde. C’est un des membres du RSS qui a assassiné Gandhi en 1948 – il lui reprochait d’être trop faible à l’égard des musulmans en général et des partisans du Pakistan en particulier. Le RSS est alors interdit par le gouvernement de Nehru, fils spirituel de Gandhi. Se rendant compte qu’il n’y a personne dans la sphère politique pour le défendre, le RSS crée un parti : le BJS, qui deviendra le BJP – le parti qui a porté Narendra Modi au pouvoir. En parallèle, le RSS développe son réseau, quadrillant l’ensemble du pays et formant un syndicat ouvrier, un syndicat étudiant etc.

 

Narendra Modi est un pur produit de cette organisation paramilitaire, qu’il a rejointe dès l’âge de sept ans. Comment cela se traduit-il quand il devient ministre en chef du Gujarat, un Etat indien, en 2001 ?

Modi est nommé à la tête du Gujarat en septembre 2001. Moins de six mois plus tard l’Etat est le théâtre d’un pogrom anti-musulman qui fait environ 2000 morts fin février-début mars 2002. La police laisse faire car elle a reçu des ordres : il s’agit de « venger » 59 hindous morts dans l’incendie d’un train le 27 février, supposément du fait de musulmans, même si des enquêtes contradictoires n’ont pas établi les faits de façon concluante. Expertises et contre-expertises se sont enchaînés pendant des années. Ce niveau de violence était quasiment inédit depuis la Partition de l’Inde en 1947. 

 

Vous dites que paradoxalement, cette brutalité a permis à Modi de remporter les élections législatives en décembre 2002 au Gujarat, alors que son parti, le BJP, était en perte de vitesse. Pourquoi ?

Le BJP perdait en effet les élections partielles et les élections locales depuis 2000. En décembre 2002, il triomphe grâce à des scores sans précédents partout où des violences ont eu lieu. Pourquoi ? Comment se fait-il que cette violence envers les musulmans soit si populaire ? C’est que la société gujaratie est travaillée par la peur de cet Autre, perçu comme une menace et en cheville avec les jihadistes et le Pakistan voisin. 

Ce sentiment largement partagé explique pourquoi le pogrom auquel a présidé Modi a été salué par la majorité hindoue - il aurait enfin donné une leçon aux musulmans.
Un tel ressentiment est entretenu par une désinformation systématique. Et la propagation de stéréotypes. En 2002, un slogan de Modi disait par exemple, en substance : « les musulmans sont tellement polygames qu’ils ont cinq fois plus d’enfants que les hindous» pour agiter un « risque » démographique. Pourtant, dans les faits, les musulmans sont toujours très minoritaires dans le pays, avec près de 14 % de la population. De plus, leur poids démographique n’augmente que lentement.

 

En 2014, Modi remporte les élections nationales et devient Premier ministre. Quelles sont les autres ressorts de sa conquête du pouvoir central ?

Dès 2003, Modi s’est rapproché des milieux d’affaires qui sont très puissants au Gujarat. Il crée peu à peu un réseau d’oligarques qui vont lui apporter leur soutien en échange de précieuses concessions. Par exemple, il fournit aux industriels les terres dont ils ont besoin pour leurs usines et leur offre des ristournes fiscales. Ces « cadeaux » lui permettront par la suite, grâce aux « retours d’ascenseurs », de collecter des fonds qui l’aideront à financer sa campagne de 2014, l’une des plus coûteuses de l’histoire des démocraties – près d’un milliard de dollars ! Ensuite, Modi est passé maître dans l’art de la communication politique. Il utilise les réseaux sociaux et les hologrammes avant l’heure, et distribue des masques à son effigie pour que le peuple manifeste en les portant. En 2014, il axe aussi sa campagne sur la supposée réussite économique du Gujarat, même si c’est largement une image d’Epinal.

 

Quelles sont les conséquences concrètes de son arrivée au pouvoir central sur les musulmans ?

Depuis 2014, le pouvoir laisse des groupes « vigilantistes » - des jeunes gens souvent désoeuvrés - faire eux-mêmes la police, avec la bénédiction des institutions officielles. Ces groupes luttent contre ce qu’ils appellent le « Love jihad » - un fantasme selon lequel les musulmans seraient à l’affût pour séduire des femmes hindoues, les convertir et donner naissance à des enfants musulmans.  Ils patrouillent sur les campus pour empêcher les musulmans de parler à des hindoues, perturbent des cérémonies de mariages, attaquent physiquement des musulmans souhaitant épouser (ou ayant épousé) une hindoue.

Ces groupes font aussi la traque des éleveurs musulmans qui produisent de la viande bovine - la vache étant sacrée dans la religion hindoue. Une série de lynchages en 2017 et 2018 les a pris pour cible. Nombre de fermiers musulmans ramenant les bêtes qu’ils avaient achetées dans des foires à bestiaux ont été interceptés sur l’autoroute puis passés à tabac par ces extrémistes hindous. Ces scènes étaient filmées et mises en ligne sur les réseaux sociaux pour bien montrer que les hindous étaient capables de défendre leur religion. En parallèle certains Etats ont passé des lois rendant illégale la consommation de viande bovine – et d’autres rendant très difficiles les mariages inter religieux.

On observe également un phénomène de ghettoïsation des musulmans, qui ont de plus en plus de mal à se loger dans des quartiers « mixtes » où les hindous sont en majorité. En 2019, deux votes du parlement ont enfoncé le clou. L’autonomie de l’Etat du Jammu et Cachemire est abolie et cette province devient même un Territoire de l’Union, ce qui signifie que la police y est désormais contrôlée par le pouvoir central à New Delhi.

Une deuxième loi – le Citizenship Amendment Act (CAA) - réserve aux seuls réfugiés non-musulmans de pays voisins (Afghanistan, Bangladesh et Pakistan) l’accès à la citoyenneté indienne. Le danger pour les musulmans indiens ? Ils sont nombreux à vivre sans papiers - c’est commun en Inde, y compris pour les descendants de « fils du sol ». Les musulmans dans cette situation craignent d’être catégorisés comme migrants et donc de devenir apatrides. Dans un Etat du nord de l’Inde, l’Assam, les autorités ont mené un recensement de la population et près de 1 900 000 Indiens n’ont pas réussi à prouver leur citoyenneté. Les musulmans constituent une fraction importante de cette population.

Cette loi a donné lieu à de nombreuses manifestations, qui ont ulcéré les nationalistes hindous.

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    Des activistes de Muslim Khawateen Markaz (MKM), une organisation de résistance féminine pro-Cachemire, mettent le feu à des photos du Premier ministre indien Narendra Modi lors d'une manifestation contre les meurtres de civils commis le 19 avril 2016 à Srinagar.

    PHOTOGRAPHIE DE Yawar Nazir/Getty Images

    En février 2020, New Delhi a été le théâtre d’une émeute qui a fait 55 morts, dont 3 hindous et 52 musulmans. Ces derniers étant victimes, dans bien des cas, des balles de la police. Ces émeutes étaient en partie une réponse à la mobilisation des musulmans contre le CAA.

     

    Qu’en est-il des chrétiens ?

    Les groupes « vigilantistes » mènent aussi des attaques contre les chrétiens et leurs lieux de cultes. Le prosélytisme de cette religion, qui comporte des missionnaires, les inquiète. Les nationalistes hindous ont, de longue date, tout un programme pour reconvertir des hindous devenus chrétiens (ou musulmans), toujours à cause de leur peur d’un déclin démographique. Le gouvernement s’efforce aussi d’empêcher les ONG chrétiennes de travailler en Inde, en compliquant la réception de fonds étrangers. Ainsi, l’organisation « Compassion », en charge de l’éducation de 150 000 enfants - et pas seulement des chrétiens – a dû arrêter son activité après plus de 40 ans, faute de financement.

     

    On ne peut donc plus, dans ce contexte, qualifier l’Inde de « plus grande démocratie du monde » ?

    Non. Certes, Modi ne vole pas les élections. Mais l’égalité des partis en compétition est rompue. Premièrement le BJP dispose de ressources financières supérieures à ses concurrents grâce à ses liens avec de richissimes oligarques comme Gautam Adani. En 2019 le parti a dépensé plus de 3,5 milliards de dollars pendant la campagne électorale qui a débouché sur la réélection de Modi à la tête du pays. Deuxièmement, la plupart des médias ont perdu l’indépendance qui leur permettait une couverture journalistique équilibrée : on ne voit plus guère que Modi à la télévision, surtout pendant les campagnes électorales !

    Au-delà, les institutions législatives et judiciaires ne font plus office de contre-poids au pouvoir exécutif. Le Parlement est devenu une simple chambre d’enregistrement. Il n’y a plus de débat. Quant à la Cour suprême, le BJP a refusé d’y nommer des juges qui avaient osé se montrer critiques à l’égard de Modi. Résultat : la justice indienne ne s’oppose plus au gouvernement. Ou bien elle approuve ses décisions, ou bien elle s’abstient de se prononcer. La décision d’abolir l’autonomie de Jammu et Cachemire est contestée en justice, par exemple, mais voilà trois ans que la Cour suprême reste silencieuse... – et la même situation prévaut par rapport au Citizenship Amendment Act, la loi sur l’accès à la citoyenneté des réfugiés non-musulmans, et tant d’autres lois discutables.

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