La guerre en Ukraine pourrait plonger le monde dans une pénurie alimentaire

Avec une quantité bien moindre de céréales et d'engrais ukrainiens et russes sur les marchés mondiaux, les experts craignent que les denrées alimentaires se fassent plus rares et plus chères.

De Joel K. Bourne, Jr.
Publication 26 mars 2022, 09:30 CET
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L'invasion de l'Ukraine par la Russie pourrait signifier moins de pain sur la table en Palestine, au Liban, au Yémen et ailleurs dans le monde arabe, où des millions de personnes luttent déjà pour survivre. La région est fortement tributaire du blé provenant de ces deux pays ; toute pénurie de cette denrée de base pourrait provoquer des troubles.

PHOTOGRAPHIE DE Majdi Fathi, NurPhoto via Getty Images

Jonathan Clibborn devrait être en train d'appliquer de l'azote sur ses champs de blé d'hiver. Il devrait être en train de recevoir des semences de maïs et de tournesol et de préparer ses plantations pour le 1er avril. Il devrait profiter du printemps dans sa ferme près de Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine, avec sa femme ukrainienne, leurs trois garçons et leur chien.

Au lieu de cela, Clibborn, un immigrant irlandais, fait ce que font presque tous les autres agriculteurs ukrainiens ces jours-ci : il prend des nouvelles de ses proches dans la zone de combats, abrite des familles qui fuient les bombes et se bat pour maintenir sa ferme à flot. S'ils n'y parviennent pas, préviennent les experts, non seulement de nombreux Ukrainiens auront faim, mais des centaines de millions de personnes dans le monde pourraient connaître le même sort, ce qui pourrait déclencher la plus grande crise alimentaire depuis la Seconde Guerre mondiale.

L'Ukraine et la Russie produisent ensemble près de 30 % du blé commercialisé dans le monde. Sans ces deux pays producteurs, la flambée des prix alimentaires et les pénuries pourraient déclencher une vague d'instabilité que le monde n'a pas connue depuis le printemps arabe de 2012. La guerre a pratiquement stoppé les exportations de céréales des deux pays. Et comme les deux nations (ainsi que la Biélorussie, alliée de la Russie sous sanctions internationales) fournissent également de grandes quantités d'engrais, l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine pourrait affecter tous les agriculteurs de la planète cette année et dans un avenir prévisible.

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Le blé pousse dans un champ près d'Uzhhorod, dans la région de Zakarpattia, en Ukraine occidentale.

PHOTOGRAPHIE DE Serhii Hudak, Ukrinform, Future Publishing via Getty Images

Pourtant, M. Clibborn s'estime chanceux. Il s'est installé en Ukraine il y a quinze ans sans argent, et il exploite aujourd'hui 3 000 hectares dans une région relativement épargnée à l'ouest de Lviv, près de la frontière polonaise.  

« Certaines personnes ne peuvent pas fertiliser leurs cultures parce que les Russes tirent sur tout ce qui bouge », explique Clibborn, fatigué. « On rapporte qu'ils minent les champs, les routes menant aux champs, sans parler des corps dans les champs. Je pense que les rendements [de blé] seront au plus bas - peut-être un tiers ou un quart des rendements habituels. »

Alors que le conflit s'éternise et que le début de la saison des semis se profile, le tic-tac de la bombe à retardement agricole se fait de plus en plus sonore. Selon Arif Husain, économiste en charge du Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM), 26 pays dans le monde importent plus de la moitié de leur blé de Russie et d'Ukraine.

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    « Si cette guerre n'est pas réglée dans les deux prochaines semaines, les choses vont encore empirer », estime Husain. « Cela signifie que l'Ukraine ne sera pas en mesure de planter du maïs. Le blé d'hiver qui se trouve dans le sol ne sera pas fertilisé, et la récolte sera fortement réduite. C'est un véritable danger. L'Ukraine est un pays de 40 millions d'habitants, mais elle produit de la nourriture pour 400 millions de personnes. C'est la réalité d'un monde globalisé. Nous sommes tous dans le même bateau. »

     

    LE GRENIER DE L'EUROPE

    Au cours de la dernière décennie, l'Ukraine, longtemps connue comme le grenier de l'Europe, est devenue une puissance agricole pour une grande partie du monde en développement. De meilleures semences, de nouveaux équipements et une meilleure agronomie - combinés à des investissements massifs, par des entreprises comme Cargill, Bunge et Glencore, dans des infrastructures de manutention de céréales et des usines de broyage des oléagineux dans les ports de la mer Noire - ont plus que doublé les exportations de l'Ukraine depuis 2012. Le pays figure désormais parmi les cinq premiers exportateurs de plusieurs céréales et oléagineux importants, allant de 10 % des exportations mondiales de blé à près de la moitié de l'huile de tournesol.

    À mesure que la guerre progresse, la Russie bloque les ports et détruit les villes portuaires ; un missile russe a touché un navire affrété par Cargill au cours de la première semaine de l'invasion. Les exportations russes sont entravées par les restrictions bancaires et les primes d'assurance astronomiques des navires céréaliers en temps de guerre. En conséquence, les prix du blé, du maïs et du soja dépassent déjà ceux des dernières crises mondiales de 2008 et 2012, le blé ayant fait un bond de 60 % depuis le début du mois de février.

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    Le berger espagnol Cristobal Jesus Calle Lopez, 39 ans, donne du blé à ses moutons à Montejaque le 11 mars. L'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine et les sanctions qui en découlent se répercutent sur l'économie mondiale, faisant gonfler le coût de produits de base essentiels comme le blé et les engrais.

    PHOTOGRAPHIE DE Jorge Guerrero, AFP via Getty Images

    Les crises précédentes ont provoqué des émeutes internationales mues par la faim, renversé les gouvernements de Madagascar et d'Haïti et déclenché les soulèvements du printemps arabe au Moyen-Orient. Le monde est encore plus instable aujourd'hui, affirme Arif Husain, dont l'organisation a nourri 128 millions de personnes l'année dernière, soit le plus grand nombre de personnes en soixante ans d'existence.

    « En 2008, nous n'avions pas le COVID », dit-il. « Nous n'avions pas de guerre au Yémen ou en Syrie, ni en Éthiopie ou dans le nord-est du Nigeria. À cause du COVID-19, les gouvernements sont à bout de souffle ; les niveaux d'endettement n'ont jamais été aussi élevés dans de nombreux pays pauvres. L'inflation atteint des niveaux records. Avant même l'invasion de l'Ukraine, les prix des denrées alimentaires atteignaient des sommets inégalés depuis dix ans et ceux des carburants depuis sept ans. Si l'on ajoute à cela les pertes d'emplois et de revenus, ainsi que la hausse des prix, les gens ne suivent plus. Cette crise n'aurait pas pu arriver à un pire moment. »

    Le PAM prévoit de nourrir cette année un nombre record de 140 millions de personnes, dont plus de 3 millions d'Ukrainiens déplacés, ainsi que quelque 44 millions d'autres personnes dans 28 pays au bord de la famine. Nombre de ces nations dépendent des importations de céréales en provenance d'Ukraine. Il s'agit notamment du Yémen, de l'Afghanistan, de la Syrie, de l'Éthiopie et de près d'une douzaine d'autres pays du Moyen-Orient et d'Afrique.

    Pour aggraver les choses, les coûts du PAM ont explosé après l'invasion, augmentant de 71 millions de dollars par mois et créant un déficit de 10 milliards de dollars pour l'année à venir. Cela l'a obligé à commencer à rationner l'approvisionnement en nourriture pour les personnes qui en ont le plus besoin.

     

    UNE MENACE ENCORE PLUS GRANDE

    Actuellement, on estime que 13,5 millions de tonnes de blé et 16 millions de tonnes de maïs issues de la récolte de l'année dernière en Ukraine et en Russie sont bloquées à cause de la guerre et des sanctions. Une partie de ce déficit pourrait être compensée par une augmentation des exportations de l'Australie ou de l'Inde, qui ont toutes deux eu des récoltes de blé exceptionnelles l'an dernier. Mais c'est le sort de la récolte de cette année en Ukraine qui inquiète les économistes.

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    Du blé est chargé sur un vraquier dans le port de Geelong, dans l'État de Victoria, en Australie, le 4 mars. Les prix du blé ont atteint leur plus haut niveau depuis 2008 en raison des craintes croissantes d'une pénurie mondiale résultant de la guerre en Ukraine.

    PHOTOGRAPHIE DE Carla Gottgens, Bloomberg via Getty Images

    « Nous ne perdons pas seulement six millions de tonnes de céréales » de la récolte de l'année dernière en Ukraine, déclare David Laborde, analyste principal à l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires à Washington, D.C., « mais potentiellement 60 millions de tonnes. Perdre la prochaine récolte sera un manque critique que personne ne pourra rattraper. »

    Et ce n'est même pas le plus gros problème potentiel, dit-il. L'Ukraine, la Russie et la Biélorussie exportent également de grandes quantités d'engrais azotés et potasses dans le monde entier.

    « La plus grande menace à laquelle le système alimentaire est confronté est la perturbation du commerce des engrais », déclare Laborde. « Le blé aura un impact sur quelques pays. La question des engrais peut avoir un impact sur chaque agriculteur dans le monde, et provoquer des baisses de production de tous les aliments, pas seulement du blé. »

    Le marché des engrais était déjà dans la tourmente avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Les exportations d'engrais potasses biélorusses étaient sous le coup de sanctions après que le gouvernement de ce pays a forcé un vol Ryanair à atterrir l'année dernière pour arrêter un dissident se trouvant à bord. La crise lié au COVID-19 a perturbé le transport maritime mondial et les chaînes d'approvisionnement. L'année dernière, l'ouragan Ida a mis hors service deux grandes usines d'engrais le long de la côte du golfe du Mexique aux États-Unis, qui ont eu du mal à retrouver leur capacité de production, tandis qu'un incendie a détruit une usine en Caroline du Nord. De nombreux fabricants européens ont réduit leur production d'engrais azotés après la flambée du prix du gaz naturel l'année dernière. Les pays d'Europe, d'Amérique du Sud et d'Afrique sont fortement tributaires des engrais importés de la région de la mer Noire.

    Pour aggraver la situation, les stocks mondiaux de blé, de maïs et de soja sont à leur niveau le plus bas depuis plus de dix ans, indique M. Laborde, tandis que les interdictions d'exportation qui ont fortement perturbé le marché en 2008 commencent à refaire surface. L'automne dernier déjà, la Russie a interdit les exportations d'engrais ; la Chine, autre grand exportateur, en a fait autant. En 2021, la Chine s'est lancée dans une grande campagne d'achat de céréales et de soja pour reconstituer ses propres stocks, ainsi que son industrie porcine, qui a perdu environ 100 millions de porcs à cause d'une épidémie de grippe porcine africaine. Au début de l'année, la Chine a annoncé qu'elle prévoyait la pire récolte de blé de son histoire, et des experts indépendants ont confirmé son mauvais état. Selon Arnaud Petit, directeur exécutif du Conseil international des céréales, qui surveille le commerce des céréales dans le monde, la Chine devrait également importer davantage de céréales cette année, simplement pour répondre à la demande.

    « Le marché des céréales est plus tendu qu'en 2008 ou 2013 », affirme M. Petit. En raison de la forte demande des populations croissantes et de l'évolution des régimes alimentaires, « nous ne prévoyons pas de reconstitution des stocks au cours des cinq prochaines années. Donc tout choc climatique ou conflit aura un impact. »

    Tout cela rend d'autant plus importants les rendements agricoles dans le reste du monde.

    « Ce que nous ne pouvons pas nous permettre maintenant, c'est une grande sécheresse au Kazakhstan, en Europe ou en Argentine », déclare Laborde. « Les marchés vont exploser. Je ne veux pas dresser un tableau trop sombre. Si la planète se montre généreuse avec nous cette année, nous devrions nous en sortir. Mais un mauvais choc dès maintenant pourrait nous amener au bord d'une crise alimentaire majeure. »

     

    LE MONDE EN ALERTE

    Jerry Hatfield a passé les 30 dernières années à étudier ces événements en tant que directeur du Laboratoire national pour l'agriculture et l'environnement de l'USDA à Ames, dans l'Iowa. Le climatologue agricole le plus éminent des États-Unis, aujourd'hui à la retraite, voit des signaux d'alarme dans plusieurs régions du monde.

    « Si nous subissons un choc climatique dans l'un des greniers du monde cette année, ce sera catastrophique », déclare M. Hatfield. 

    L'un de ces greniers se trouve dans l'arrière-cour de M. Hatfield. « Dans tout le Midwest, nous nous apprêtons à vivre une période de sécheresse comme nous en avons connu dans les années 1950, peut-être même dans les années 1930 », dit Hatfield. « Je ne parle pas encore de Dust Bowl. Mais ce n'est pas hors de question. »

    « Je pense que nous allons subir de véritables chocs de production à l'échelle mondiale », prévient-il. « Nous avons des turbulences politiques, des turbulences climatiques, des problèmes de chaîne d'approvisionnement en engrais et en carburant. Qu'est-ce qui pourrait encore mal tourner ? »

     

    L'HISTOIRE SE RÉPÈTE

    Vladimir Bubnov dirige une ancienne exploitation agricole près de Lviv, et après avoir sauvé des membres de sa famille de la zone de guerre, il se prépare à semer. Il est en meilleure position que Jonathan Clibborn ; Bubnov envoie des emails dans lesquels il indique qu'ils ont suffisamment de matériel pour semer ce printemps, et tant que la guerre ne les atteint pas, il estime qu'ils devraient pouvoir récolter leurs cultures. Mais il est moins optimiste pour les agriculteurs situés plus à l'est.

    « Les terres qui font l'objet d'activités de guerre - à mon avis, aucune d'entre elles ne sera cultivée », écrit Bubnov. « Et avec la situation météorologique actuelle (sachant que la plupart de la zone est située au sud et au sud-est), il sera très bientôt trop tard pour planter de toute façon. Tout cela va diminuer la capacité totale d'exportation potentielle de céréales et même si nous, en tant que pays, produisons un peu moins que d'habitude, comment seront-elles expédiées ? Les infrastructures portuaires sont en train d'être détruites et la capacité des chemins de fer n'est de toute façon pas suffisante pour de grandes quantités de céréales. »

    Pourtant, Bubnov, un fier Ukrainien qui a grandi près de Kyiv, fait tout ce qu'il peut pour produire de la nourriture pour son pays, tout comme Clibborn le fait pour sa patrie d'adoption.   

    Clibborn s'est entretenu avec des habitants de l'est du pays. « Les Russes font sauter les silos à grains », lui disent-ils. « Ils frappent les entrepôts frigorifiques. On rapporte même qu'ils détruisent des équipements agricoles. Il ont une approche très ciblée. »

    La situation ressemble étrangement à celle de l'Holodomor, la famine artificielle orchestrée par Josef Staline au début des années 1930 pour écraser la résistance ukrainienne à la collectivisation agricole. Staline avait alors ordonné à l'armée soviétique de dépouiller les paysans ukrainiens de toutes leurs réserves de nourriture, même de leurs animaux domestiques. On estime que 3,9 millions de personnes sont mortes de faim.

    « Le parallèle est effrayant » soupire Clibborn. « C'est vraiment difficile à comprendre, mais c'est ce qu'il est en train de se passer. » Il a envoyé sa femme et ses enfants chez sa famille en Irlande, mais il s'inquiète pour les parents de sa femme dans les villages de l'est de l'Ukraine.

    « Je crois en l'Ukraine » explique Clibborn. « C'est déplorable ce que les Russes font ici, mais la défiance et la volonté du peuple sont tout simplement incroyables. Les gens disent que l'armée ukrainienne ne compte que 200 000 hommes enrôlés. Mais en réalité, c'est une armée de 36 millions d'hommes. Tous ceux qui sont encore ici font quelque chose à une certaine échelle pour participer à la défense du pays. Je ne suis pas un soldat. C'est comme ça qu'on aide. Nous plantons la ferme pour pouvoir nourrir le peuple ukrainien, et après ça, le reste du monde. »

    Clibborn s'arrête une seconde, puis ajoute : « Vous savez, Poutine a fait plus pour l'Ukraine que n'importe lequel de nos présidents. L'Ukraine occidentale n'a jamais oublié ce que les Russes ont fait à ces gens lors de l'Holodomor. Le côté est aurait pu basculer côté russe. Mais maintenant, il n'y a plus de doute. Le pays est unifié et s'en sortira en nation. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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