Le colosse de Rhodes, merveille du monde antique
Construite au troisième siècle avant notre ère, la statue titanesque d’Hélios de Rhodes a eu un impact colossal sur l’art, l’histoire et l’imaginaire occidentaux.
Le colosse de Rhodes. Statue du dieu-titan grec Hélios, érigée dans la ville de Rhodes, en Grèce, par Charès de Lindos en 280 av. notre ère. C'est l'une des sept merveilles du monde antique.
C'est au poète grec Antipater de Sidon, dont l'oeuvre date du deuxième siècle avant notre ère, qu'est souvent associée la compilation des Sept merveilles du monde antique. Ces monuments exceptionnels et ces prouesses techniques étaient désignés en grec sous le nom de themata, ou « choses à voir ».
Les tremblements de terre, les incendies, la guerre, les pillages, les effets inexorables du temps ont laissé au monde une seule des merveilles recommandées par Antipater : les pyramides de Gizeh. Bien que le phare d'Alexandrie, la statue de Zeus à Olympie, le temple d'Artémis à Éphèse et le mausolée d'Halicarnasse soient tombés en ruine, l'archéologie et les récits historiques donnent une bonne idée de leur gloire passée. Ce n'est pas le cas pour le colosse de Rhodes.
Comme les Jardins suspendus de Babylone (que d'aucuns pensent n'avoir jamais existé), l’apparence exacte du Colosse qui dominait le port de Rhodes reste un mystère. Démolie par un tremblement de terre vers 225 avant notre ère, cette statue massive a eu une existence d'un peu plus de 50 ans. Les historiens ont très peu d’informations sur la structure, la localisation exacte et la construction de cette oeuvre. Dans ce vide historique se sont glissées de nombreuses spéculations et licences artistiques, mais certains indices ont permis aux chercheurs d'élaborer des théories crédibles sur cette merveilleuse structure.
UN SIÈGE COLOSSAL
Heureusement pour les historiens, la raison pour laquelle le colosse a été construit peut être trouvée dans les archives historiques. L'historien du Ier siècle avant notre ère Diodore de Sicile a relaté le conflit du 4e siècle av. J.-C., connu sous le nom de siège de Rhodes.
En 408 avant notre ère, trois villes-États de l'île méditerranéenne de Rhodes (Lindos, Kameiros et Ialysos) se sont unies pour créer une nouvelle capitale fédérale et un nouveau port. La ville, également appelée Rhodes, prospéra ensuite grâce au commerce et développa de solides relations commerciales et diplomatiques avec d'autres puissances méditerranéennes.
À la fin du IVe siècle av. J.-C., une guerre éclata entre deux des successeurs d’Alexandre le Grand : Ptolémée Ier, roi d’Égypte, et le roi de Macédoine Antigone Ier (surnommé le Cyclope car il n'avait qu'un seul œil). Marins exceptionnels et habiles diplomates, les Rhodiens ne pouvaient renoncer à leurs liens avec les Égyptiens. Antigone fit de son mieux pour les convaincre de prendre parti pour lui. Quand ils refusèrent, il décida de faire usage de la force.
Antigone envoya son fils Démétrios faire plier Rhodes en 305 av. J.-C. Après plusieurs tentatives infructueuses, Démétrios ordonna la construction d'un hélépole, une grande tour de siège inventée par Polyeidos de Thessalie au IVᵉ siècle av. J.-C. pouvant mesurer plus de 30 mètres de haut. Protégée par des plaques de métal et dotée de catapultes, cette arme redoutable n'a pourtant pas permis à Démétrios de remporter la victoire. Rhodes tenait bon et Démétrios s'est retiré après un siège infructueux de plus d'un an. Rhodes et la Macédoine convinrent alors que les Rhodiens soutiendraient Antigone contre ses ennemis, à l'exception de Ptolémée. En échange, ils resteraient autonomes politiquement et économiquement.
UNE ASCENSION COLOSSALE
Pour remercier les dieux de leur avoir permis de résister aux assauts puis au siège, les habitants de Rhodes décidèrent de construire une statue extraordinaire en l'honneur d'Helios. Dans la mythologie grecque, Helios faisait partie des Titans, les dieux qui ont gouverné la Grèce avant les Olympiens. Dieu du soleil, Hélios conduisait son char chaque jour dans le ciel pour l'illuminer. Il était le protecteur de l'île de Rhodes.
Pour construire cette statue massive, Rhodes avait besoin de bronze, de beaucoup de bronze. Un traité intitulé Sur les sept merveilles du monde, attribué à Philon de Byzance, un ingénieur du IIe siècle av. J.-C., explique que la construction de la statue requérait 12 à 13 tonnes de bronze, « une opération impliquant l'industrie du bronze du monde entier ». Une partie du bronze a été récupérée sur l'hélépole abandonnée, et le reste a été acheté avec de l’argent amassé en vendant les armes et les armures laissées par l'armée de Démétrios.
Charès de Lindos, un sculpteur rhodien, a été chargé de construire le monument. Respecté dans tout le monde grec, il avait été l'élève du célèbre sculpteur Lysippe, artiste préféré d'Alexandre le Grand. En tant qu'offrande à la divinité la plus importante de Rhodes, la nouvelle statue devait être à la mesure de ce qu'elle représentait : la victoire des Rhodiens et la consécration du dieu qui l'avait rendue possible. Charès de Lindos a peut-être conçu sa commande avec à l’esprit une grande statue, celle sculptée par Phidias pour le temple de Zeus à Olympie, une statue massive, décrite comme étant sept fois plus grande qu'un homme.
S'attelant à la tâche de 294 à 282 av. J.-C., il fallut 12 ans à Charès de Lindos pour ériger le Colosse. Beaucoup de questions demeurent quant aux méthodes exactes qu'il a employées pour le construire. Le traité de Philon propose une méthode différente de la construction de la plupart des statues : le colosse aurait été construit in situ, pièce par pièce. Les travaux ont commencé par le bas, par les pieds. Philon de Byzance écrivait ainsi : « L'artiste entassait une énorme montagne de terre autour de chaque section dès qu'elle était achevée, enterrant ainsi le travail fini sous la terre accumulée et édifiant la partie supérieure sur ce premier niveau. » Puis la statue s'éleva comme un bâtiment, chaque nouvelle section étant rattachée à celle qui se trouvait en dessous. Cependant, Philon décrivit cette construction plus de 100 ans après les faits. Les historiens de l’art moderne ne savent pas sur quelles sources il s’est appuyé pour rassembler de telles informations, et beaucoup s'interrogent sur ses méthodes de reconstitution des faits.
La principale source antique des dimensions du Colosse est l'œuvre de Pline l'Ancien, Histoire naturelle, datant du premier siècle de notre ère. Écrivant environ 200 ans après la construction du Colosse, Pline mentionne l’émerveillement qui a conduit à inclure la statue gigantesque dans la liste des themata : « La [grande statue] qui est de loin la plus digne de notre admiration est la colossale statue du soleil, qui se trouvait jadis à Rhodes, et était l'œuvre de Charès de Lindos. » Le récit de Pline décrit la taille de la statue comme équivalente à « 70 coudées », soit environ 30 mètres (les dimensions exactes des coudées grecques varient quelque peu d'un endroit à l'autre).
La statue était si grande que, selon les mots de Pline, « ses doigts [étaient] plus gros que la plupart des statues ». Strabon a également écrit sur la structure et sa géographie. Malgré l’émerveillement que suscitait sa taille, aucune source ne décrit à quoi elle ressemblait exactement, ni où elle se situait dans la ville portuaire, omissions qui frustrent depuis toujours les historiens.
Ce qui est indiscutable, c'est que le colosse était magnifique et forçait l'admiration. Un extrait d'un poème de l'époque témoigne ainsi : « Soleil, le peuple de Rhodes a érigé cette statue de bronze atteignant l'Olympe, après avoir pacifié les vagues de la guerre et récompensé sa ville du butin pris à l'ennemi. »
UNE CHUTE COLOSSALE
Le colosse, audacieux « second soleil » de Charès de Lindos n'aura tenu debout que quelques décennies : un tremblement de terre le détruisit ainsi qu'une partie de la ville de Rhodes en 226 ou 225 avant J.-C., un peu plus d'un demi-siècle plus tard. La plupart des sources s'accordent à dire que lorsque la statue s'est fracturée, elle s'est cassé au niveau des genoux.
Bien que Ptolémée III Évergète Iᵉʳ d'Égypte ait offert des fonds et du travail pour le reconstruire, Strabon nous dit que les Rhodiens n’osèrent pas s'y employer, un oracle le leur ayant déconseillé. Les ruines du colosse ont donc été laissées là où elles étaient tombées. L'intérêt de Ptolémée pour le Colosse révèle la persistance des liens étroits entre Rhodes et l'Égypte et la crainte avec laquelle la figure d'Hélios était considérée dans la région. Ptolémée III se représenta même comme Hélios sur une pièce de monnaie, portant une couronne faite de rayons du soleil.
Allongés sur le sol, les vastes restes de ce géant ont été admirés pendant des siècles. Même si le colosse était brisé, Pline l'Ancien notait qu'il s'agissait toujours d'une « merveille ». Son état de démantèlement a permis aux spectateurs d'observer sa structure interne, où « on peut voir de grandes masses de roche, sous le poids desquelles l'artiste l'avait stabilisée en l'érigeant ». Au deuxième siècle de notre ère, Lucien de Samosate aimait à plaisanter en disant que le colosse de Rhodes, tout comme le phare d'Alexandrie, pouvait être vu depuis la lune.
Le temps a passé et les voyageurs désirant admirer ce qu'il restait de la grande figure d'Hélios se firent moins nombreux. Au milieu du VIIe siècle, les musulmans omeyyades s'emparèrent d'une grande partie de l'est de la Méditerranée. Lorsque leur général et futur calife Muʿawiya Ier conquit Rhodes en 654, il acheva la démolition de la structure. Ses forces rassemblèrent le bronze et l'envoyèrent en Syrie où il fut acheté par un ferrailleur. Selon des sources byzantines, il aurait fallu plus de 900 chameaux pour tout emporter.
UN HÉRITAGE COLOSSAL
Le Colosse avait disparu, mais sa renommée perdurait dans les mémoires. Là où l’histoire se faisait floue, l’imagination envahissait le récit. À la Renaissance, le Colosse était représenté enjambant le port de Rhodes, formant une passerelle pour les navires. Chacune de ses jambes massives était plantée sur les quais de l’entrée du port.
Cette image a été transformée en une métaphore littéraire dans Jules César de William Shakespeare, écrit en 1599. Le conspirateur Cassius utilise le Colosse pour exprimer ses sentiments contraires envers César :
Eh ! ami, il enjambe comme un colosse cet étroit univers, et nous autres, chétifs, nous passons entre ses jambes énormes...
Le récit d’un pèlerin italien, Nicolas de Martoni, qui s’est rendu à Rhodes entre 1394 et 1395, est une des sources démontrant que cette idée perdure. Il a rapporté ce que les habitant de la région disaient au sujet du Colosse : « une grande idole, si admirablement formée, qu’on eût dit qu’elle avait un pied sur le quai, où se trouve l’église de Saint-Nicolas, et l’autre au bout de l’autre quai, où se trouvent les moulins à vent. »
Les historiens considèrent maintenant qu'il est très improbable que le colosse se soit tenu debout les jambes écartées. Il aurait été physiquement impossible qu'une statue de plus de 30 mètres de hauteur soit soutenue par des jambes écartées de plus de 200 mètres. La sculpture elle-même aurait été trop lourde pour être supportée par les jambes. Les spécialistes soulignent également qu’un colosse aux jambes si écartées n’aurait pas pu résister aux vents violents de la région. Le fait que de nombreuses sources attestent que, lorsque le tremblement de terre a eu lieu, le colosse s'est cassé au niveau des genoux, a conduit les historiens de l'art à penser que ses jambes devaient être jointes.
Le nom de colosse donne un autre indice. À l'origine, le mot ne faisait référence ni à la hauteur ni à la taille : le mot désignant une grande statue, ou même l'adjectif colossal vient du colosse de Rhodes lui-même. Les Grecs se sont approprié ce mot connu des peuples autochtones d'Asie Mineure qui faisait référence à un type particulier de sculpture, dont aucune ne se tenait avec les jambes écartées.
Alors, à quoi pouvait bien ressembler le Colosse ? Aucune pièce de monnaie ne le représente dans son intégralité, bien que le Colosse soit un symbole de la fierté de Rhodes de maintenir son indépendance. En se basant sur des représentations connues d’Helios, les historiens de l’art pensent que le Colosse était probablement une figure d’un homme nu avec des rayons de lumière émanant de sa tête, attribut fréquent du dieu soleil.
Certaines représentations montrent le colosse tenant un flambeau, mais les historiens pensent qu'il n'en portait probablement pas. Il a été impossible de déterminer la position de ses bras, si ceux-ci étaient orientés vers le bas ou si le bras droit était levé, comme dans les représentations ultérieures du dieu-soleil.
La plupart des représentations artistiques de la statue la placent à l'embouchure du port, comme point de repère pour les marins. Il est à présent considéré comme peu probable qu'il ait été installé près de la mer ou dans la zone portuaire, en partie à cause de l'absence de sites suffisamment grands pour pouvoir le recevoir. Bien qu'il soit plausible que le Colosse ait été construit à côté d'un temple dédié à Hélios, aucun reste de temple ou de sanctuaire à ciel ouvert dédié au dieu n'a été trouvé sur l'île.
Certains archéologues suggèrent qu'un sanctuaire d'identité inconnue construit près du stade de l'Acropole de Rhodes était en fait dédié à Helios. Cette explication semble logique : le stade était le lieu de compétition des athlètes de toute la Grèce lors de la Halieia, la fête en l'honneur du dieu soleil. Dans ce cas, la statue aurait pu être coulée dans une fosse proche, puis élevée près du lieu.
Le Colosse n'est pas resté debout longtemps, mais son héritage - même s'il est basé sur des informations contradictoires - a perduré et a laissé une empreinte profonde sur la culture moderne. Son association avec la liberté, une torche et une couronne faite de rayons de soleil ont été des facteurs importants dans la conception de la Statue de la Liberté. Sa plus récente contribution à la culture visuelle est une source d'inspiration pour la statue de bronze géante de Titan qui monte la garde dans le port de Braavos dans le roman à succès A Song of Ice and Fire de George RR Martin, dont est tirée la série à succès Game of Thrones.
Cet article a paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations en langue anglaise.