Le patriarcat est-il ancestral ? Ce n'est pas ce que dit la science

On trouve encore des sociétés matrilinéaires dans le monde entier. Dans certaines régions, les traditions observées remontent à des milliers d’années.

De Angela Saini
Publication 21 août 2024, 15:29 CEST

L'artiste Sophy Hollington a peint une représentation du patriarcat monolithique qui « s'effrite légèrement, mais est toujours prisé », accompagné par des sociétés matriarcales qui ont été « oubliées et ignorées ».

ILLUSTRATION DE Sophy Hollington

Le philosophe Kwame Anthony Appiah s'est un jour demandé pourquoi certaines personnes ressentent le besoin de croire à un passé plus égalitaire pour se représenter un futur plus égalitaire.

Nombreux sont ceux et celles qui observent une forme de domination masculine dans nos sociétés et se demandent s'il fut un temps où les hommes n'avaient pas autant de pouvoir, où la féminité et la masculinité n'avaient pas la même signification qu'aujourd'hui. Lorsque nous recherchons des femmes puissantes dans l'histoire antique, quand nous essayons d'identifier les précurseurs de l'égalité dans un passé lointain, peut-être trahissons-nous aussi notre aspiration à une alternative dans un monde dans lequel nous craignons qu'il n'y en ait pas.

Le patriarcat, qui consiste à donner tout le pouvoir et l'autorité au père, peut parfois sembler être un vaste complot qui s'étire dans le temps. Le monde lui-même est devenu totalement monolithique, englobant toutes les façons dont les femmes, les filles et les personnes non-binaires sont abusées et maltraitées, des violences conjugales et des viols aux différences de salaires et doubles standards moraux. L'ampleur du phénomène parait échapper à notre contrôle. Mais quelle est l'ancienneté et l'universalité de ce phénomène ?

Des historiens, des anthropologues, des archéologues et des féministes se sont penché.es sur cette question et, en tant que journaliste scientifique, elle m'a préoccupée pendant des années. En 1973, le sociologue Steven Goldberg a publié The Inevitability of Patriarchy, un livre théorisant le fait que les différences biologiques fondamentales entre les hommes et les femmes sont si profondément ancrées que dans chaque itération de la société humaine, le système patriarcal gagnerait toujours. Peu importe comment on aborde le sujet, les hommes, plus puissants et agressifs de nature selon lui, auront toujours le dernier mot.

Le problème avec cette théorie, c'est que la domination patriarcale n'est pas universelle. Dans le monde, il existe de nombreuses sociétés matriarcales, organisées autour des mères plutôt que des pères, et dont le nom et la propriété passent de mère en fille. Dans certaines régions, les traditions matrilinéaires remonteraient à des milliers d'années.

Pendant des décennies, des chercheurs occidentaux inventèrent des théories pour expliquer pourquoi ces sociétés existaient. Certains clamaient que la matrilinéarité ne survivait que parmi des chasseurs-cueilleurs ou de simples agriculteurs, pas dans une société à grande échelle. D'autres prétendaint qu'une société fonctionnait mieux quand les hommes partaient souvent à la guerre, laissant les femmes à la tête du foyer. D'autres encore affirmaient que le matrilignage prenait fin dès que l'on commençait à élever du bétail, parce que les hommes voulaient contrôler ces ressources, ce qui liait le patriarcat à la propriété et à la terre.

Cependant, les sociétés matrilinéaires sont définies comme des cas isolés, « aux souches particulières, fragiles et rares, peut-être même vouées à l'extinction », comme le dit Linda Stone, anthropologue à l'université d'État de Washington. Dans les milieux académiques, le problème est connu sous le nom de puzzle matrilinéaire. La patrilinéarité, d'un autre côté, est considérée comme n'ayant aucunement besoin d'explications. Elle existe tout simplement.

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    En 2019, des chercheurs de l'université Vanderbilt, dans le Tennessee aux États-Unis, ont essayé de recomposer ce puzzle, analysant les communautés matrilinéaires pour voir si elles avaient quoi que ce soit en commun. Globalement, 590 sociétés sont connues pour être traditionnellement patrilinéaires, 362 sont bilatérales, ce qui veut dire qu'elles reconnaissent l'ascendance par les deux parents, et 160 étaient reconnues comme matrilinéaires. La biologiste Nicole Creanza, qui a contribué à cette recherche, déclare que l'équipe de chercheurs a testé des théories populaires sur la matrilinéarité, comme celles mentionnées ci-dessus, mais aucune n'a pu être vérifiée.

    Chaque société était trop complexe pour être réduite à de simples facteurs, qu'ils soient biologiques, environnementaux ou tout autre. « Aussi loin que l'on peut remonter », dit-elle, « c'est de plus en plus complexe ».

    Les anthropologues insistent sur le fait qu'il n'existe aucun matriarcat dirigé par des femmes, si par matriarcat, on parle de l'exact opposé du patriarcat. Dans son texte datant de 1680, intitulé Patriarcha, le théoricien politique britannique Sir Robert Filmer définit le patriarcat comme une règle naturelle d'un père sur sa famille et d'un roi sur son État. Mais ce que l'on voit habituellement dans les sociétés matrilinéaires, c'est que les femmes et les hommes partagent le pouvoir. Même si une autorité importante repose sur les frères ou les oncles, il s'agit souvent d'une autorité qui dépend des circonstances, ou d'un pouvoir diffus plutôt qu'absolu.

    Ce qui caractérise les sociétés matrilinéaires, comme l'écrivit Stone, c'est une « variation considérable » de « l'autorité, du pouvoir et de l'influence parmi les hommes et les femmes ». Il y aurait eu encore plus de variations dans le passé. À la préhistoire, les normes sociales changeaient constamment. Ce qui, d'un certain point de vue, peut apparaître comme une instabilité qui se résout d'elle-même, par exemple le passage du matrilignage au patrilignage, peut, d'un autre point de vue, être le passage d'un état relativement stable à un autre, explique Creanza.

    Partout, les gens ont toujours voulu que leurs sociétés soient structurées différemment, pour que les opprimés aient plus de liberté ou de privilèges. « Quiconque, si l'opportunité se présente, préférera l'égalité et la justice à l'inégalité et l'injustice », écrit la théoricienne politique Anne Phillips. « La soumission n'est pas, dans l'ensemble, une chose naturelle pour nous. »

    L'argument de Goldberg était que, si un modèle est universel, il a probablement une base biologique, et qu'étant donné le peu de pouvoir politique dont disposent les femmes, elles doivent se sentir naturellement subordonnées. Mais comme l'explique Phillips, nulle part les femmes ne s'en remettent aux hommes sans se battre. Pendant des siècles, des États-Unis à l'Iran, elles se sont battues pour avoir plus de droits. Vu de cette façon, on pourrait se demander pourquoi les sociétés matrilinéaires sont toujours considérées comme inhabituellement instables. Globalement, les mouvements passionnés en faveur de l'égalité des sexes, qui basculent parfois en protestations violentes, indiquent que le patriarcat n'est pas non plus aussi stable qu'il y paraît. Peut-être que le vrai puzzle matrilinéaire n'est pas l'existence de quelques sociétés axées sur les femmes, mais l'étrange prépondérance des sociétés axées sur les hommes.

    « Je considère l'oppression des femmes comme un système », déclare la sociologue Christine Delphy. « Une institution qui existe aujourd'hui ne peut s'expliquer par le simple fait qu'elle a existé dans le passé... même si ce passé est récent. »

    Si nous nous résignons à accepter notre sort comme faisant partie de notre nature, nous renonçons à comprendre comment il a pu se produire. Lorsque nous fondons le patriarcat sur quelque chose d'aussi simple qu'une différence biologique, même si les preuves indiquent une réalité bien plus complexe et contingente, nous perdons notre capacité à reconnaître à quel point elle peut être fragile. On arrête de se demander comment fonctionne l'inégalité ou comment elle a été inventée.

    La partie la plus dangereuse de n'importe quelle forme d'oppression humaine, c'est qu'elle peut faire croire qu'il n'y pas d'autres possibles. On le voit dans les vieux sophismes sur la race, les logiques de castes et de classes. La question qui se pose pour toute théorie sur la domination masculine est de savoir pourquoi cette forme d'inégalité doit être traitée comme une exception.

    Angela Saini, journaliste scientifique, est l'autrice des ouvrage Superior and Inferior, qui traitent du sexisme et du raciement dans les science. Cette est tiré de son nouveau livre,The Patriarchs: How Men Came to Rule.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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