Léonard de Vinci : l’énigme des manuscrits perdus
Après la mort de Léonard de Vinci, ses écrits furent dispersés dans toute l’Europe et sombrèrent, pour certains, dans l’oubli. Des années plus tard deux manuscrits ont resurgi des archives de la Bibliothèque nationale d’Espagne.
Cet article a initialement paru dans le magazine Histoire et Civilisations. S'abonner
Léonard de Vinci ne reçut pas une éducation conventionnelle. Au milieu du 15e siècle, en effet, la coutume interdisait à un enfant né hors mariage – ce qui était le cas de Léonard – de suivre des études universitaires. Or, son père, Ser Piero, notaire de la seigneurie de Florence, le plaça chez le sculpteur Verrocchio, dans l’atelier duquel l’adolescent apprit et mit en pratique différents savoirs et techniques.
Devenu adulte, artiste, ingénieur et inventeur, Léonard montra peu de goût pour la culture livresque ou les langues classiques – s’il acquit quelques notions de latin, il n’apprit jamais le grec. Lui-même se désignait d’ailleurs comme un omo sanza lettere, un « homme sans lettres ». Léonard de Vinci était cependant loin d’être illettré. Le génie florentin lisait et écrivait même beaucoup. Ainsi, on sait qu’en 1504 il range les écrits qu’il a accumulés au fil des ans dans deux malles : les livres qu’il a achetés sont placés dans l’un des coffres, et les écrits qu’il a rédigés sur divers sujets, dans l’autre.
Ces carnets, dont une vingtaine de volumes sont conservés et qui représenterait 40 % des écrits de Léonard de Vinci d’après certaines estimations, figurent parmi les legs culturels les plus précieux et les plus remarquables de la Renaissance.
UNE PROFUSION D'ÉCRITS INÉDITS
Léonard écrivait ses textes sous divers formats, généralement en fonction du papier qu’il avait à disposition et de l’objectif poursuivi. Ce sont parfois les carnets qu’il portait toujours sur lui pour prendre des notes : « Emporte avec toi un petit carnet pour y noter ces observations », conseillait-il. On peut penser que d’autres carnets renfermaient des écrits destinés à la publication ; on sait ainsi que, lors de son séjour à Venise en 1500, Léonard s’essaie à la gravure sur cuivre, susceptible d’apporter plus de précision et de réalisme à ses dessins. Cette hypothèse semble pourtant aller à l’encontre de l’habitude qu’avait Léonard d’écrire en miroir, de droite à gauche, afin de protéger ses textes des regards indiscrets. De plus, la profusion désordonnée des écrits détenus par l’artiste en 1508 rendait impossible toute publication : « Il s’agit d’un recueil décousu, constitué des nombreux feuillets que j’ai rédigés graduellement, dans l’espoir qu’un jour je pourrais les ordonner », écrivait-il.
Quelles que furent ses intentions, Léonard laisse à sa mort une quantité considérable de manuscrits inédits, qui sont la somme de toute une vie consacrée à la recherche et aux expérimentations. Il les lègue à Francesco Melzi, son élève favori, qui les garde jalousement – dans l’édition de 1568 de ses Vies des artistes, Vasari dit de lui qu’« il conserve et thésaurise les manuscrits comme s’il s’agissait de reliques » – et tente de les classer afin de pouvoir les publier. Un acharnement qui aura pour résultat la publication de l’unique œuvre imprimée de Léonard, le Traité de la peinture.
En 1570, à la mort de Melzi, la situation change radicalement. Son héritier, Orazio, relègue les écrits de Léonard dans le grenier de la maison familiale, où ils sont exposés à la dégradation et à la convoitise des collectionneurs. Pompeo Leoni, un sculpteur italien au service de Philippe II d’Espagne, est l’un des acteurs de cette mainmise sur les manuscrits de Léonard. En 1582, alors qu’il est envoyé à Milan pour fondre des statues de bronze destinées au monastère San Lorenzo de El Escorial, à Madrid, il découvre qu’Orazio Melzi offre les manuscrits de Léonard. Déterminé à se les procurer, « il promit postes, magistratures et siège au Sénat de Milan à Melzi, si celui-ci réussissait à récupérer les 13 volumes et à les lui donner pour les envoyer au roi Philippe ». Leoni parvint vraisemblablement à ses fins, et c’est ainsi qu’une grande partie de l’œuvre manuscrite de Léonard arriva en Espagne.
Il semble que Leoni ait conservé les manuscrits et, à sa mort, son fils Miguel Angel en hérite. Après la disparition de ce dernier, un inventaire effectué en 1613 dénombre 16 livres de Léonard de Vinci parmi les quelque 900 ouvrages de la somptueuse bibliothèque des Leoni. Au cours des années suivantes, les codex de Léonard attirent plusieurs acheteurs étrangers. En 1623, Charles, prince de Galles, offre des sommes considérables pour ces manuscrits, lors de son séjour à Madrid, où il est venu demander la main de l’infante Marie. À la même époque, lord Arundel constitue un groupe d’agents chargés d’acquérir des œuvres d’art et des manuscrits dans des villes italiennes et espagnoles. De l’héritage de Leoni, il parvient à récupérer deux ouvrages célèbres, dont le Codex Windsor, traitant d’anatomie, et un gros volume, également conservé à Windsor, dans lequel le sculpteur italien avait incorporé des « fruits en couleur ».
Galeazzo Arconati, un collectionneur italien, s’approprie également une partie du legs Leoni, composée du volume connu aujourd’hui sous le nom de Codex Atlanticus et conservé à la bibliothèque Ambrosienne de Milan. Finalement, seuls deux des manuscrits de Léonard restent en Espagne, grâce à don Juan de la Espina, un collectionneur madrilène. La maison de cet homme cultivé et raffiné était un véritable musée, où avaient l’habitude de se retrouver les principaux artistes et les lettrés de la cour. Le peintre Vicente Carducho, invité en 1628, notera plus tard : « J’y vis deux livres dessinés et manuscrits de la main du grand Léonard de Vinci, particulièrement curieux et remplis de doctrine. » Sourd aux demandes pressantes des collectionneurs anglais, Juan de la Espina conserve ces deux ouvrages et les lègue à sa mort au roi d’Espagne.
C’est ainsi qu’en 1642, les deux codex sont donnés à la bibliothèque du Palais royal, qui deviendra au 18e siècle la Bibliothèque royale, actuelle Bibliothèque nationale d’Espagne.
COTES A.a19 ET A.a20
Comme dans le cas d’autres manuscrits de Léonard de Vinci dispersés dans différentes bibliothèques en Europe, ceux de Madrid sombrent dans l’oubli pendant une longue période, sans que personne ne se soucie de les étudier, et encore moins de les imprimer. Au 19e siècle, cependant, on recommence à s’intéresser à Léonard, notamment à son œuvre scientifique, et plusieurs chercheurs se penchent sur le catalogue des manuscrits de la Bibliothèque nationale mentionnant les deux livres de Léonard. Mais lorsqu’ils demandent à consulter les ouvrages, les bibliothécaires leur apportent des manuscrits qui n’ont rien à voir avec l’artiste florentin. À la fin du 19e siècle, l’Italien Errico De Marinis prie à plusieurs reprises le directeur de la Bibliothèque nationale, Marcelino Menéndez y Pelayo, d’effectuer des recherches approfondies, mais celui-ci conclut que les manuscrits ont disparu de la bibliothèque, probablement « volés ou échangés », ce qui était relativement fréquent à l’époque.
En réalité, une erreur avait été commise lors de la classification des livres. Au 18e siècle, ils avaient été classés sous les cotes « Aa.119 » et « Aa.120 », mais répertoriés dans le catalogue de la bibliothèque avec les cotes « Aa.19 » et « Aa.20 », raison pour laquelle ils étaient introuvables.
UN AMÉRICAIN À MADRID
Les chercheurs ne désespéraient pas de découvrir les codex perdus. À partir de 1957, le Français André Corbeau, spécialiste réputé de Léonard, dépose plusieurs requêtes auprès de la direction de la bibliothèque pour que les manuscrits soient recherchés, car il est convaincu qu’ils sont introuvables à cause d’une erreur de cotation. Le directeur adjoint de la bibliothèque, José Lopez del Toro, finit par accéder à la requête de Corbeau, et en 1965 Ramón Paz Remolar, chef du département des manuscrits, repère les deux ouvrages. Pourtant, la nouvelle n’est pas divulguée, bien que l’un des deux codex soit présenté lors de l’exposition organisée par la Bibliothèque nationale pour fêter la Journée du livre de 1965. C’est probablement à cette occasion que l’américain Jules Piccus les remarque. Piccus était professeur d’histoire médiévale, mais pas spécialiste de Léonard de Vinci. Malgré cela, il obtient un microfilm des manuscrits et, consécutivement, l’accord de son université pour négocier avec la Bibliothèque nationale la publication des codex. Lors d’un voyage à Madrid au début de l’année 1967, il signe un contrat de publication avec Miguel Bordonau, le directeur de l’institution espagnole.
Peu de temps après, au cours d’une conférence de presse donnée dans un hôtel de Boston le 13 février 1967, Piccus annonce à grand renfort de publicité qu’il a découvert les manuscrits deux ans plus tôt en consultant les fonds de la Bibliothèque nationale, et que les deux codex vont être publiés sous sa direction et celle d’un spécialiste reconnu de Léonard, Ladislao Reti, présent à la conférence. La presse du monde entier se fait l’écho de cette nouvelle sensationnelle. En Espagne, en revanche, le fait que les Américains s’approprient la découverte suscite une vague de protestations dans la presse, qui pointe du doigt les responsables de la Bibliothèque nationale. Del Toro, suspecté d’avoir encouragé la signature du contrat, présente sa démission à la fin du mois de février ; elle n’est pas acceptée, mais il part en retraite anticipée quelques semaines plus tard. Le directeur de la Bibliothèque est licencié. Mais les critiques redoublent contre l’institution et les bibliothécaires au cours des mois suivants, et le contrat avec l’université nord-américaine est résilié.
En 1973, deux maisons d’édition privées publient les manuscrits, dans une double édition espagnole et anglaise sous la direction de l’expert Ladislao Reti et en collaboration avec une équipe internationale de spécialistes. L’étude des deux manuscrits de Léonard – connus depuis sous le nom de Codex Madrid I et de Codex Madrid II – révèle des aspects fondamentaux de la vie, des connaissances et de la manière de travailler de Léonard. Le Codex I (manuscrit 8937) est le plus remarquable des deux. Il fut rédigé par Léonard à deux périodes distinctes, en 1493, puis entre 1499 et 1500, ce que conforte la structure du manuscrit formé de deux parties indépendantes.
« Ô MORE, JE MOURRAI… »
Les pages de ce codex, numérotées par Léonard lui-même, sont essentiellement consacrées à des problèmes mécaniques et sont illustrées de dessins très précis, qui occupent la majeure partie de la page, les annotations étant portées sur les bords. Le soin apporté par Léonard à la présentation des feuillets et le fait qu’il ait repris et amélioré des dessins illustrant précédemment le Codex Atlanticus pourraient laisser supposer qu’il voulait rédiger un traité de mécanique destiné à être imprimé.
Il fait référence aux artisans qui collaborèrent avec lui à la réalisation de ces mécanismes, dont un certain Giulio Tedesco, un Allemand qui travailla comme serrurier entre 1493 et 1494. D’autres feuillets traitent de problèmes hydrauliques et des moulins à eau qui devaient être installés à Vigevano, sur les terres du duc de Milan, Ludovic Sforza. Le Codex II (manuscrit 8936) est aussi volumineux que le précédent – 157 feuillets – et se compose également de deux parties, mais il est de nature très différente. C’est un carnet de travail, représentatif de ceux sur lesquels Léonard notait ses réflexions et ses observations. Dans ces pages, le Florentin aborde les thèmes les plus divers. On y trouve ainsi un ensemble de cartes et de croquis topographiques de la vallée de l’Arno, qui rappellent que Léonard réfléchissait vers 1503 à la déviation du fleuve traversant Florence.
Un autre groupe de dessins traite de problèmes nautiques, sur lesquels il se penche en 1504, pendant un séjour à Piombino. Les notes sur la peinture, utilisées par Francesco Melzi pour rédiger le Traité de la peinture, forment un autre ensemble important de commentaires. Dans la seconde partie, un petit carnet récapitule quelques problèmes techniques rencontrés lors de la fonte de la statue équestre dédiée par Ludovic Sforza à son père François. L’irritation qui transparaît dans certaines annotations permet parfois d’entendre la voix plus personnelle de Léonard. Ainsi lorsqu’il semble évoquer la marginalisation dont il fut victime en raison de sa condition d’enfant illégitime : « On reprochait à un homme de bien de ne pas être légitime. Celui-ci répondit qu’il était légitime selon les normes de l’espèce humaine et les lois de la nature, et qu’en outre celui qui blâmait était un bâtard au regard de la nature, car ses mœurs étaient plus celles d’une bête que d’un homme. » Ou lorsqu’il rédige une énigmatique déclaration à Ludovic Sforza :
« Ô More, je mourrai, si avec ta générosité
tu ne m’aimes pas, tant la vie m’est amère. »