Alice Kober, l’archéologue oubliée derrière le déchiffrement du Linéaire B
Alice Kober a grandement participé au déchiffrement du Linéaire B, langue ayant précédé le grec ancien. Sa mort prématurée a conduit à l'attribution de ses travaux à ses collègues masculins.
L'une des rares photographies connues d'Alice Kober a initialement paru dans le New York Times.
Alice Elizabeth Kober est l’une de ces érudites qui a dévoué sa vie à l’archéologie, notamment aux langues anciennes. Ses travaux ont permis de déchiffrer le linéaire B, l'un des scripts égéens, considérés comme une forme archaïque du grec ancien. Travaux qui ont été attribués à ses confrères masculins pendant des années.
Au cours de ses études, Alice Kober prit connaissance de l’existence d’un syllabaire jusqu’alors indéchiffrable, consigné sur des tablettes venues de Pylos, dans le monde grec. Des fouilles avaient été menées en 1939 par Carl. W. Blegen et Konstantinos Kourouniotes, or aucun d'eux n’avait pu déchiffrer lesdites tablettes mis au jour. Ce script inconnu n’a pu qu’être assimilé aux scripts égéens, et notamment au linéaire B, une adaptation grecque par les Mycéniens du linéaire A, utilisé en Crète.
À l’époque, « Carl Blegen avait découvert 636 tablettes, mais manque de chance il n’a publié que les photographies de sept d’entre elles, dans l’American Journal of Archeology (AJA) », raconte Thomas G. Palaima, mycénologue et directeur fondateur du Programme des Langues Egéennes et Préhistorique (PASP) au sein du département des lettres classiques de l’université du Texas à Austin. « Vous remarquez les petits nombres impliqués. Les spécialistes ne travaillaient qu’avec très peu de preuves ».
À cela, s’ajoute un contexte tumultueux. La Seconde guerre mondiale et la guerre civile en Grèce ont rendu l'accès à ces tablettes et aux sites de fouille encore plus compliqué.
LES TRAVAUX D'ALICE KOBER
Mais cela n’arrêta pas Alice Kober. Passionnée, elle commença un travail de décryptage approfondi dès 1943 pour ne s'arrêter que le 16 mai 1950, jour de sa mort, à l'âge de quarante-trois ans. Durant ces sept années de travail assidu, « Kober a adopté une méthode mathématique et minutieuse », commente Thomas Palaima. Après avoir obtenu son diplôme, « elle a étudié en autodidacte sept langues anciennes, dont le perse et l’égyptien, dans l’unique but de pouvoir comparer ces langues au script indéchiffrable ».
« Rétrospectivement, chacun de ses articles peut et doit être considéré comme un petit rapport d'étape qui révèle à quel point elle a réfléchi aux problèmes qu'elle rencontrait et avec quelle clarté elle les a ramenés à leurs éléments simples », souligne Palaima. « En cela, elle se distinguait de ses collègues ».
Bientôt, elle crut comprendre que le script avait été écrit dans une langue flexionnelle, comme le latin, observant des déclinaisons dans l’orthographe syllabique. Une théorie sur laquelle elle revint rapidement : ces variations grammaticales n’étaient pas des déclinaisons, mais la marque des genres.
Alice Kober a identifié dans le script des variations grammaticales qui se sont révélées être la marque des genres. Dans les types de cas I et II, le schéma est répétitif: trois signes suivis du marqueur de genre qui revient régulièrement.
Alice Kober mit également en place le début d’un modèle phonétique provisoire, sous la forme d’un diagramme. « Ce diagramme a été d'une importance fondamentale tout au long de l'histoire du déchiffrement », affirme Thomas Palaima. Alors qu'elle était si bien lancée, Alice Kober mourut prématurément, probablement d'un cancer.
Le déchiffrement du mystérieux script fut finalement attribué à Michael Ventris qui, à trente ans, publia une vingtaine de ses notes dans la presse. Contemporain d’Alice Kober, Michael Ventris était intrigué par le script indéchiffrable depuis longtemps déjà. Il mena d’abord des études d’architecture, mais à peine avait-il entamé sa carrière qu’il bifurqua et consacra dorénavant tout son temps à déchiffrer le script. La découverte de Ventris fut quelque peu étonnante pour ses collègues : il n'était allé ni à Cambridge ni à Oxford, et était concurrencé par de nombreux universitaires bien plus âgés et bien plus expérimentés.
En 1952, lorsqu’il publia ses travaux, sa découverte fut remise en question par de nombreux érudits. « Certains d’entre eux avaient des ressentiments personnels et répréhensibles, clamant qu’un homme n’ayant pas étudié dans une grande université ne pouvait que se tromper », raconte Thomas Palaima.
Ventris perdit la vie dans un accident de voiture quelques années plus tard, en 1956. Les circonstances étranges de sa mort laissèrent place à de nombreuses questions sans réponses, mais le déchiffrement du linéaire B lui sera tout de même attribué post-mortem dans un livre publié en 1958. Son auteur, John Chadwick, rassembla toutes les notes de Ventris et lui en attribua tout le mérite, en omettant de mentionner le rôle d’Alice Kober dans le déchiffrement ainsi que son influence sur les travaux de Ventris.
Des indices le trahissaient cependant. « La méthode purement mathématique et procédurale correspond à la méthode de travail de Kober, mais on ne peut pas en dire autant de celle de Ventris », explique Palaima. À travers les mots de Chadwick, « Ventris était perçu comme quelqu’un de très analytique, un génie statistique justifié par son intérêt pour le script depuis son plus jeune âge », raconte Thomas Palaima.
LA NOTE OUBLIÉE
Sa deuxième erreur a été d’omettre la dernière note écrite par Michael Ventris, dans laquelle il réattribuait toutes les découvertes d'Alice Kober à leur autrice. « Personne n’était au courant de l’existence de cette note pendant des années, y compris John Chadwick », explique Thomas Palaima. Selon lui, « Ventris avait mentionné dans cette note que les travaux publiés n’étaient pas les siens, et qu’il aurait simplement récapitulé ceux d’Alice Kober ».
À la page 72, Ventris écrivait : « le premier programme systématique d’analyse et de recherche des documents linéaires B, s'arrêtant délibérément aux tentatives de substituer des sons et des mots réels aux symboles, a été entrepris par Alice Kober de Brooklyn, dans une série d'articles fondamentaux publiés entre 1943 et sa mort prématurée en 1950 ».
Il ajoutait : « sa principale contribution a été de montrer que les tablettes contenaient, comme on pouvait raisonnablement s'y attendre, un script avec des inflexions grammaticales. […] Vous pouvez voir que Kober a reconnu qu'un signe était une terminaison fréquente dans les descriptions des femmes et que l'autre côté était une représentation fréquente des hommes ».
Thomas Palaima juge que « John Chadwick n’a pas nécessairement cherché à discriminer Alice Kober, mais qu’il a plutôt mis à l’honneur les travaux de Michael Ventris, qu’il a connu ». Il admet néanmoins qu’« un sexisme ambiant planait dans le domaine de l’archéologie à l’époque et que certainement, le genre d’Alice Kober a dû contrevenir à ses tentatives de déchiffrement, et ce, à bien des égards ».
Il nuance cependant : « Alice Kober entretenait de bonnes relations avec ses collègues et amis hommes », notamment avec Emmett Bennett, l’un des meilleurs spécialistes des textes minoens, avec qui elle échangeait conseils et renseignements. Globalement, « les spécialistes estimaient énormément son travail et ne manquaient jamais de la prendre au sérieux et de répondre à ses lettres, aussi promptement que possible », affirme Thomas Palaima.
Pourtant, ce n’est que dans les années 2000 que les auteurs remirent Alice Kober au centre du jeu, comme Andrew Robinson le dit dans son livre, The man who deciphered linear B, ou encore Margalit Fox, dans son livre The riddle of the labyrinth. « Alice Kober a enfin obtenu la reconnaissance qui lui était due depuis longtemps », conclut Palaima.