Les juifs au Moyen-Âge, l’escalade de la persécution
Empoisonneurs de puits, profanateurs d’hosties… Victimes des pires accusations et de violentes persécutions, les juifs virent leur condition se dégrader au sein de la chrétienté… tout en bénéficiant d’une relative tolérance.
Au sein de l’Église chrétienne (l’Ecclesia), qui se définit non seulement par ce qu’il faut croire mais aussi, de plus en plus, parce ce qu’il faut rejeter, les juifs (comme les musulmans et les hérétiques) se voient progressivement exclus de la société dans les derniers siècles du Moyen Âge. L’Ecclesia est désormais considérée comme un espace où tout le monde doit être chrétien. Aucun « ennemi de l’intérieur » n’est toléré.
Les juifs présents en Occident au 12e siècle sont en partie issus de la diaspora installée depuis le Bas-Empire romain. Dès le haut Moyen Âge, des communautés juives sont attestées en Italie, dans la péninsule Ibérique, en Allemagne et en France (Languedoc, Champagne), où l’on estime leur nombre entre 50 000 et 100 000 au début du 12e siècle. Hormis le cas de l’Espagne wisigothique où la législation, issue des conciles de Tolède au 7e siècle, développe une violente politique antijuive, ces communautés sont plutôt tolérées, voire protégées, comme l’atteste le capitulaire carolingien (Capitula de Judaeis) de 814.
Ce soutien s’affirme avec force dans la bulle pontificale Sicut Judaeis de 1123, dont le contenu est souvent repris ensuite et qui protège paradoxalement les juifs, au prix de leur abaissement et de la reconnaissance de leur infériorité ; en montrant la nécessité de les protéger, elle révèle qu’ils sont menacés.
LE TOURNANT DE 1095
L’attitude à l’égard des juifs change à partir de 1096, après qu’Urbain II a exhorté les chrétiens à partir en croisade lors du concile de Clermont, en 1095. On assiste alors aux premiers pogroms à Rouen, à Metz et surtout en Allemagne (Cologne, Mayence, Worms, Trèves). Des chrétiens tuent des juifs, les forcent à se baptiser et accaparent leurs biens. Des penseurs chrétiens écrivent des traités qui visent à dénoncer leurs erreurs.
Dans les années 1140, Pierre le Vénérable rédige ainsi, à côté d’un Contre les pétrobrusiens (un groupe hérétique) et d’un Contre les Sarrazins, un traité contre les juifs. Le concile de Latran IV, en 1215, représente un second tournant dans la mise en place d’une politique antijuive : le canon 67 interdit l’usure et limite le prêt à intérêt, domaine dans lesquels les juifs opéraient ; le canon 68 leur impose des vêtements distinctifs ; le canon 69 les exclut des charges publiques ; le canon 70 exige que les juifs convertis renoncent définitivement à leurs anciens rites.
À la fin du Moyen Âge, les persécutions à leur encontre s’accentuent : en 1321, les juifs, comme les lépreux, sont accusés d’empoisonner les puits ; lors de la peste noire de 1348-1350, on pense qu’ils ont volontairement propagé l’épidémie. En Angleterre, on assiste, en 1190, au massacre des communautés juives d’York et de Lynn. En Espagne, en 1391, de nombreuses tueries interviennent après la prédication d’un clerc sévillan, Ferrán Martínez.
Les régions méridionales apparaissent, dans la pratique, plus tolérantes à l’égard des juifs, ou du moins il semble que leur situation s’y dégrade plus tardivement, au 14e ou au 15e siècle. Ainsi, l’enseignement juif demeure longtemps réputé dans les villes du sud de la France (Béziers, Montpellier, Lunel, Narbonne, Arles, Marseille). À partir de la fin du 12e siècle, dans les chartes, le seigneur utilise de plus en plus l’expression « nos juifs », comme il utilise celle de « nos serfs », appropriation permettant de distinguer ces catégories de celle des « habitants ». Dans un monde où s’affirme la spatialisation des rapports sociaux, on insiste, au contraire, sur le statut personnel et sur la dépendance des juifs.
Ceux-ci ne peuvent plus posséder une partie de la terre chrétienne, puis se voient exclus du travail manuel, évincés des corporations d’artisans et de commerçants, et tenus à l’écart des fonctions publiques. Ils se tournent donc vers le prêt à intérêt et l’usure, souvent pour alimenter une clientèle peu fortunée, ou vers les domaines intellectuels ou scientifiques comme la médecine.
PAS DE JUIFS DANS LA RUE LE DIMANCHE
Cette mise à l’écart est aussi spatiale. Si l’on ne peut véritablement parler de ghettos avant le 16e siècle, les juifs, comme les autres communautés médiévales, prennent l’habitude de se regrouper par quartiers. Dans les villes, les nombreuses mentions de « rues des juifs » prouvent ce regroupement, dont le cœur est la synagogue, lieu de culte, de décisions politiques et d’enseignement. L’exclusion spatiale se perçoit surtout à travers les grandes mesures prises par les souverains pour les chasser du royaume.
En France, Philippe Auguste décide d’expulser les juifs en 1182 (de fait, seules les terres dépendant directement du roi, dont l’Île-de-France, sont vraiment concernées), mais ils sont rappelés en 1198. Philippe le Bel les expulse à nouveau en 1306, puis Charles VI en 1394. Beaucoup d’entre eux abandonnent leurs biens et partent en exil dans des territoires plus tolérants comme la Lorraine, le Dauphiné, le Comtat Venaissin ou la Savoie. On assiste à des expulsions similaires hors d’Angleterre en 1290, et d’Espagne en 1492. Les juifs sont exclus non seulement de l’espace, mais aussi du temps liturgique chrétien : on leur interdit de paraître en public le dimanche et on leur demande progressivement de ne plus se montrer durant la Semaine sainte.
Par ailleurs, le canon 68 du concile de Latran IV de 1215, qui s’intitule « Que les juifs doivent se distinguer des chrétiens par un habit spécial », impose aux juifs un signe distinctif pour éviter de les confondre avec les chrétiens et pour empêcher tout mariage mixte. Cependant, malgré quelques tentatives épiscopales zélées dans le midi de la France, il faut attendre 1269 pour voir ces mesures réellement appliquées, date à laquelle le roi de France Louis IX oblige les juifs du royaume à porter la rouelle (une petite roue d’étoffe jaune cousue sur la manche), et 1285 pour que Philippe le Bel les oblige à l’acheter. À partir du 13e siècle, on assiste également à des débats publics entre théologiens chrétiens et juifs autour des textes juifs fondateurs. Parfois, ces disputes se terminent par des autodafés de livres talmudiques. Ainsi, après un retentissant procès à Paris en 1240, on assiste, deux ans plus tard, à la crémation solennelle de très nombreux Talmud en place de Grève, ou encore à Barcelone en 1263.
Ces événements attestent aussi de la nette progression de la connaissance de la littérature juive, notamment philosophique et scientifique, par les chrétiens. Car malgré l’essor de l’antijudaïsme, il existe toujours des échanges nombreux entre intellectuels des deux confessions. Ainsi, au 14e siècle, en Italie, plusieurs œuvres de Thomas d’Aquin sont traduites en hébreu.
LE TEMPS DES BAPTÊMES FORCÉS
Un moyen efficace de lutter contre les juifs est de les convertir. Dès le haut Moyen Âge, on assiste à des vagues de baptêmes forcés. Mais, à la fin du Moyen Âge, la justification chrétienne du bien-fondé de ce sacrement imposé évolue. À partir du début du 14e siècle, des personnalités comme le théologien Jean Duns Scot considèrent que le baptême forcé est non seulement licite, mais aussi nécessaire pour les enfants juifs que pour les adultes. Par conséquent, le droit du prince doit s’imposer à la volonté des parents, car Dieu (dont le prince est le représentant sur Terre) est davantage propriétaire de l’âme de l’enfant que son père biologique.
Le récit chrétien antijudaïque utilise, dans les accusations qu’il porte, un certain nombre de thèmes récurrents et fantasmatiques. Les juifs sont incriminés de s’attaquer aux hosties consacrées. Puisque l’hostie incarne le corps de Jésus, la profaner revient à souiller le Christ et à réitérer sa Passion. À partir du milieu du 13e siècle, les juifs vont être accusés de telles dépravations. La première affaire connue semble dater de 1243 à Belitz, en Allemagne. Ils sont également accusés de meurtres rituels d’enfants chrétiens. Le premier exemple connu est le crime perpétré en 1144 à l’encontre de Guillaume de Norwich, jeune tanneur de 12 ans, martyrisé dans les mêmes conditions que le Christ pendant la Semaine sainte. Pour apporter la preuve de l’implication des juifs, l’hagiographe Thomas de Monmouth cite les propos d’un certain Theobald, juif converti devenu moine. Celui-ci affirme que dans les anciens écrits de ses pères, il est demandé aux juifs de verser du sang humain pour obtenir leur liberté et retrouver leur patrie. Selon Theobald, chaque année, les juifs doivent donc sacrifier un chrétien, « dans le dédain et le mépris du Christ ».
L’année de la mort de Guillaume, la ville de Norwich aurait été choisie comme lieu du crime. On retrouve de telles accusations de meurtres rituels à Gloucester en 1168, à Blois en 1171, à Pontoise en 1279 et à Narbonne en 1236. En 1247, à Valréas, dans le Comtat, on rend les juifs responsables du meurtre d’une petite fille de 2 ans. Ces accusations se rencontrent encore à Lincoln en 1255, ou à Oberwesel, dans le diocèse de Trèves, en 1287. En 1475 éclate l’affaire Simon de Trente, un petit garçon de 2 ans découvert mort, et dont l’assassinat est imputé aux juifs de la ville. Samuel et Noé, considérés comme les meneurs, auraient expliqué qu’à l’origine, les plus sages des Hébreux pensaient que le sang d’un enfant chrétien permettait le salut des âmes des juifs, à condition qu’il meure en croix à la manière du Christ, qu’il soit de sexe masculin et n’ait pas plus de 7 ans.
Le sang de Simon aurait servi à confectionner le pain azyme, à cicatriser les blessures (comme celles des enfants juifs circoncis) et à préserver les femmes d’accouchements prématurés ou abortifs. Dans une lettre du 1er février 1478 adressée au cardinal Della Rovere, Hinderbach, le maire de la ville de Trente, compare le sacrifice de Simon au massacre des Innocents. Cette tuerie perpétrée par Hérode tient une place croissante dans l’imaginaire chrétien de la fin du Moyen Âge, en lien avec l’essor de l’antijudaïsme.
Dans les images figurant cet événement biblique, l’enlumineur dramatise la scène et insiste sur le contraste entre l’innocence des enfants et la cruauté des bourreaux juifs. Les petits enfants exterminés préfigurent le Christ (ce sont les premiers martyrs de l’histoire chrétienne), comme les mères, auréolées et vêtues de bleu, qui tentent de protéger leurs enfants, annoncent Marie.
UN ENFANT SAUVÉ DES FLAMMES
Les miracles mariaux font aussi une place à la figure de la Vierge comme protectrice des chrétiens contre les « ennemis juifs ». Ainsi dans le Dit du petit juif, un enfant dénonce « l’erreur religieuse » de ses parents en se rendant à l’église et en affirmant haut et fort qu’il a choisi la vraie foi. Son père, juif cruel, apprenant qu’il vient de communier, le jette dans son four de verrier pour le brûler. L’enfant ne doit son salut qu’à l’intervention miraculeuse de la Vierge, qui le protège des flammes.
La politique chrétienne à l’égard des juifs a donc pu paraître paradoxale, car leur condamnation parfois violente n’a pas empêché une réelle protection et des échanges intellectuels avec les chrétiens. Elle révèle la manière dont le christianisme considère les juifs : à la fois le peuple élu de Dieu, qui représente l’Ancien Testament, et celui responsable de la mort du Christ (même si l'idée d’une responsabilité collective de tous les Hommes existait déjà).
La papauté comme les théologiens ont souvent navigué entre ces deux positions, mais globalement les papes ont pris la défense des juifs en cas de conflits graves avec les chrétiens, même à la fin du Moyen Âge, notamment parce que les prêteurs leur étaient indispensables. Il est indéniable, cependant, que s’affirma à partir du 12e siècle une volonté nette de supprimer le judaïsme, soit en massacrant les juifs, soit en les absorbant dans l’Ecclesia par la conversion ou le baptême forcé.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine