L’héritage d’Anne Frank encore contesté 77 ans après son arrestation

Son Journal a apporté un sentiment enfantin aux réalités incompréhensibles de la Shoah. Les historiens tentent aujourd'hui de protéger sa mémoire, tout en cherchant à savoir comment les nazis ont bien pu trouver l'adolescente et sa famille.

De Erin Blakemore
Publication 31 janv. 2022, 16:41 CET
Anne Frank

Célèbre pour son journal relatant la vie cachée qu’elle menait durant la Shoah, Anne Frank est devenue un puissant symbole du génocide nazi, lequel a fait près de onze millions de victimes entre 1939 et 1945. Près de trente millions de copies de son journal se sont vendues à ce jour.

PHOTOGRAPHIE DE Pictorial Press LTD, Alamy

Elle se décrivait comme un « paquet de contradictions », une adolescente déterminée et pleine de vie qui se disputait avec sa mère, s’inquiétait de voir son corps changer et rêvait d’un avenir meilleur. Au cours des décennies ayant suivi sa mort dans un camp de concentration nazi, Anne Frank devint également une célèbre écrivaine, connue pour le journal qu’elle tint pendant deux ans, cachée des Nazis.

Anne a fait partie des six millions de Juifs exterminés par les nazis entre 1939 et 1945 ; l’une des trois quarts de Juifs néerlandais ayant péri dans les camps de concentration et d’extermination ; l’une du million et demi d’enfants juifs morts pendant la Shoah. Ses mots et sa vie tout entière devinrent de puissants symboles de cet épisode de l’Histoire, dont elle est sûrement la plus connue des victimes.

Publié en 1952, à ce jour près de trente millions de copies du Journal d’Anne Frank ont été vendues. Qui était donc Anne Frank et pourquoi son journal fait-il toujours l’objet de débats aujourd’hui ?

 

LES PRÉMICES DE L’ŒUVRE D’ANNE FRANK

Née en 1929, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne, Anneliese Marie Frank déménagea aux Pays-Bas avec sa famille en 1934 après la montée au pouvoir d’Adolf Hitler. La famille Frank faisait partie des vingt-cinq mille Juifs ayant fui l’Allemagne vers les Pays-Bas à cause de la persécution nazie toujours plus forte.

Nazi troops and armoured divisions

Env. 1940 : des troupes nazies et des escouades armées circulent dans une avenue principale à Amsterdam. Près de cent-soixante-mille Juifs vivaient aux Pays-Bas lors de l’invasion nazie. Moins d’un quart d’entre eux ont survécu à la Shoah.

PHOTOGRAPHIE DE Three Lions/Hulton Archive/Getty Images

Seulement, ils n’étaient pas en sécurité là-bas non plus. En mai 1940, l’Allemagne envahit les Pays-Bas. Cinq jours plus tard, le gouvernement néerlandais abdiqua et le pays se rendit aux nazis. Rapidement, ils prirent le contrôle des institutions civiles et commencèrent à imposer les mêmes restrictions pour les Juifs que celles mises en place en Allemagne. Les Juifs n’étaient pas autorisés à utiliser les transports publics, à pratiquer diverses professions ou à fréquenter les mêmes écoles que les non-Juifs, entre autres. Leurs vélos, radios et autres éléments leur furent confisqués et donnés aux non-Juifs.

Après l’invasion, l’inquiétude du père d’Anne, Otto Frank, pour sa famille se fit de plus en plus importante. Il réussit à contourner une loi interdisant aux Juifs de tenir un commerce en confiant son entreprise, Opekta, à des collègues compatissants. Mais alors que les États-Unis venaient de refuser sa demande de visa et que les nazis commençaient à arrêter ses amis juifs et à les mener dans des camps de concentration, il fit le choix de cacher sa famille.

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    attic

    Anne se réfugiait dans le grenier de l’annexe secrète lorsqu’elle voulait être seule. La fenêtre, qui n’avait pas été occultée, était son seul moyen de regarder la vie dehors.

    PHOTOGRAPHIE DE Robert Harding Picture Library/National Geographic Image Collection

    Avec l’aide de ses amis et collègues non-Juifs, Otto réussit à mettre sa famille à l'abir dans les quartiers résidentiels situés derrière les bureaux d’Opekta. En juillet 1942, Anne, ses parents et sa sœur Margot déménagèrent dans l’appartement exigu de deux étages qu’Anne appela « l’Annexe ». Ils furent rejoints par Auguste et Hermann van Pels, des amis de la famille, leur fils Peter et Fritz Pfeffer, un dentiste. Les sept résidents de l’annexe secrète ne mirent pas les pieds dehors pendant plus de deux ans.

    Cachés au centre d’une métropole grouillante, les habitants de l’Annexe ne devaient faire presque aucun bruit le jour et résister aux bombardements aériens la nuit. Une fois la nuit tombée, ils se regroupaient autour d’une radio achetée en contrebande pour écouter les actualités de la guerre. Ils étaient totalement dépendants d’un petit groupe d’aidants qui leur achetaient à manger au marché noir et leur fournissaient provisions et soutien à leurs risques et périls.

     

    DOCUMENTER LA VIE DANS UNE ANNEXE SECRÈTE

    De nombreux détails de la vie dans l’Annexe furent connus uniquement grâce à la documentation fidèle qu’Anne tenait dans son journal. Elle l’avait reçu pour son douzième anniversaire, tout juste un mois avant de commencer à se cacher. Adressé à une amie imaginaire, Kitty, et écrit en néerlandais, ce journal était un véritable exutoire, des plaintes qu’elle faisait de sa mère aux sentiments qu’elle avait à l’égard de la sexualité, de la nature humaine ou encore de la politique.

    Frank Family passageway
    View from room
    Gauche: Supérieur:

    1979 : Otto Frank, le père d’Anne, présente la cachette de sa famille à Juliana, reine des Pays-Bas. La reine a visité le lieu pour célébrer ce qui aurait dû être le cinquantième anniversaire d’Anne. Il a ensuite été transformé en musée.

    Droite: Fond:

    La famille Frank s’est cachée de juillet 1942 jusqu’à leur détention en août 1944 dans ce qu’Anne a appelé l’Annexe, ici photographiée. Ils ont fait partie des vingt-huit-mille Juifs néerlandais à se cacher lors de la Seconde Guerre mondiale. Près de 42 % d’entre eux ont été retrouvés et arrêtés à cause de stratégies nazies qui ont poussé les citoyens à trahir ceux qui se cachaient.

    Photographies de Ullstein Bild/Getty Images

    À mesure que les jours passaient et que la pression de la guerre et de la vie cachée se faisait presque insupportable, le journal d’Anne devint son pilier. En octobre 1943, elle écrivit qu’elle se sentait « comme l’oiseau chanteur dont on [avait] brutalement arraché les ailes et qui, dans l’obscurité totale, se [cognait] contre les barreaux de sa cage trop étroite ».

    Anne avait de grandes aspirations quant à sa participation au récit de la vie quotidienne en pleine guerre mondiale. En mars 1944, elle écoutait une émission de radio où un fonctionnaire néerlandais en exil appelait les civils à conserver des éléments historiques liés à l’occupation et à la guerre. En réponse, elle commença à éditer son journal en vue de sa publication.

    « Dix ans après la guerre, cela fera déjà sûrement un drôle d’effet aux gens si nous leur racontons comment nous, Juifs, nous avons vécu, nous nous sommes nourris et nous avons discuté ici », écrivait-elle. Elle l’appelait Het Achterhuis, « la maison de derrière » et attribuait des pseudonymes aux résidents de l’Annexe et aux aidants.

    Diary

    24 mars 2017 : une copie du journal d’Anne Frank est présentée lors d’une exposition à Francfort, en Allemagne. Il a été traduit dans près de soixante-dix langues et reste l’un des ouvrages non romanesques les plus lus dans le monde.

    PHOTOGRAPHIE DE Andreas Arnold, dpa/Alamy

    UNE VIE INTERROMPUE

    Son œuvre a été interrompue le matin du 4 août 1944, lorsque la police néerlandaise et des fonctionnaires allemands envahirent l’annexe secrète et arrêtèrent Anne et les autres Juifs cachés. Au lendemain de la descente, Miep Gies, l’interlocutrice principale de la famille Frank avec le monde extérieur, rassembla les papiers éparpillés sur le sol de l’Annexe. S’y trouvait le journal d’Anne, qu’elle avait laissé en lieu sûr.

    Mais Anne ne revint jamais. Elle fut emprisonnée au camp de transit de Westerbork puis à Auschwitz et enfin à Bergen-Belsen, où elle mourut du typhus en février ou mars 1945. Seul l’un des sept résidents de l’annexe secrète survécut. Otto Frank, le père d’Anne, put retourner à Amsterdam en juin 1945. Lorsque Miep Gies apprit qu’Anne était morte, elle déverrouilla le tiroir de son bureau et donna à Otto le journal de sa fille.

    Le père d’Anne était tout aussi fasciné que choqué de ce qu’il trouva. Il s’agissait de la trace d’une jeune femme complexe et profondément sensible qu’il avait sous-estimée. Il commença à partager quelques passages du journal à des amis et des membres de la famille. Il en vendit ensuite une version édulcorée à une maison d’édition néerlandaise. En 1950, Le Journal d’Anne Frank était publié en français.

    Il devint rapidement un phénomène culturel. En 1955, Albert Hackett et Frances Goodrich en firent une adaptation théâtrale qui remporta le Pulitzer Prize. Cette popularité propulsa le livre au rang des bestsellers dans le monde entier.

     

    L’HÉRITAGE COMPLEXE D’ANNE FRANK

    Le livre apportait un sentiment enfantin aux réalités incompréhensibles de la Shoah. Sa lecture fut exigée dans de nombreuses écoles. Selon le United States Holocaust Memorial Museum, il constitue souvent « le premier, et parfois le seul, témoignage de l’histoire de la Shoah auquel de nombreuses personnes [ont] accès ».

    Malgré tout, sa popularité et sa pérennité occultèrent de nombreuses dures réalités de la Shoah. Le journal prit fin avant l’arrestation de la famille, épargnant aux lecteurs la majorité des évènements survenus à Anne après son arrestation. En outre, la famille Frank disposait de plus d’espace, de stabilité et de soutien que la plupart des Juifs néerlandais cachés durant la Seconde Guerre mondiale. Aussi, ses paroles furent souvent mal citées ou sorties de leur contexte.

    Bergen-Belsen

    Le site du mémorial de Bergen-Belsen en Allemagne. Anne Frank faisait partie des près de cinquante-mille personnes tuées dans ce camp de concentration lors de la Shoah.

    PHOTOGRAPHIE DE Moritz Frankenberg, Getty Images

    Dans le passage le plus célèbre et cité du journal, Anne écrivit qu’elle estimait que « les gens [avaient] vraiment bon cœur ». Cependant, dans la majorité des autres pages, elle faisait part d’une vision maussade de l’humanité et témoignait de son anxiété due à la guerre et à la persécution.

    « Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de mort, de misère et de confusion », écrivit-elle immédiatement après sa phrase la plus célèbre. « Je vois comment le monde se transforme lentement en un désert, j’entends plus fort, toujours plus fort, le grondement du tonnerre qui approche et nous tuera, nous aussi. »

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    Le portrait d’Anne Frank sur un timbre du Togo. L’héritage d’Anne Frank continue de servir de puissant rappel de l’inhumanité de la Shoah dans le monde entier.

    PHOTOGRAPHIE DE Peregrine/Alamy

    PROTÉGER L’HÉRITAGE D’ANNE FRANK

    Le journal d’Anne permit d’apprendre au monde entier les horreurs du génocide nazi sur les Juifs européens. Toutefois, il fit également peser un lourd poids sur les épaules d’une jeune fille de quinze ans, assassinée et qui ne pouvait ainsi plus s’exprimer.

    « Très peu d’autres écrivains [donnèrent] naissance à une telle émotion, un tel sentiment de possessivité, de tels débats autour de qui est autorisé à parler en son nom et de ce que son livre représente ou non », estime l’autrice Francine Prose.

    Ces luttes se traduisirent par des controverses autour de l’authenticité et de la légitimité de l’œuvre en elle-même. Malgré de nombreuses enquêtes judiciaires poussées ayant prouvé qu’Anne Frank était bel et bien l’auteure de ce journal, de fausses affirmations stipulant qu’il s’agissait d’une contrefaçon continuèrent à alimenter le déni de la Shoah. Aussi, des débats éclatèrent pour déterminer à qui appartenait l’héritage de la jeune femme, menant jusqu’à des batailles judiciaires entre la Maison Anne Frank aux Pays-Bas, l’entité qui conserve l’annexe secrète en tant que musée aujourd’hui, et le fonds Anne Frank, l’institution fondée par Otto Frank détenant les droits du texte.

     

    QUI A TRAHI ANNE FRANK ?

    Le sort de la famille Frank et de leurs compatriotes fut également vivement débattu en vue de déterminer qui les avaient dénoncés aux fonctionnaires néerlandais en 1945. Au fil des ans, plusieurs potentiels coupables furent nommés. Une analyse datant de 2022 pointe du doigt Arnold van der Bergh, un notaire juif. Un informateur anonyme l’accuse d’avoir rapporté l’existence de la cachette aux autorités. D'aucuns, notamment le directeur de la Maison Anne Frank, expriment leurs doutes quant à ladite trahison.

    En définitive, la puissance de l’histoire d’Anne Frank réside dans sa qualité la plus frustrante : son état, inachevé. Le journal abrégé d’Anne, sa vie tristement courte et le manque de consensus autour de la dénonciation après plus de 80 ans témoignent de l’ampleur et de la cruauté du génocide qu’elle a fini par représenter.

    Pourtant, ses mots, livrés en secret en dépit d’un grave danger, persistent. « C’est vrai finalement, le beau côté d’Anne, personne ne le connaît », a-t-elle confié dans la dernière lettre de son journal. Des années après sa mort, nous le connaissons.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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