Les mystères de la Kahina, reine berbère aux mille visages
Figure emblématique du Maghreb au 7e siècle, la Kahina, reine guerrière dont l’existence est attestée par les historiens, a vu son histoire réinterprétée au fil des siècles.

La Kahina reine berbère des Aurès par Vernet-Lecomte.
Face aux hautes montagnes des Aurès, une guerrière surnommée la Kahina par les Arabes et Dihya par les Berbères, se dresse fièrement sur sa monture. Le menton haut, ses longs cheveux noirs flottent au vent, elle observe ses troupes d'un regard circulaire. Soudain, elle dessine des plans de la pointe de sa lance sur le sol poussiéreux, préparant ses guerriers à affronter l’ennemi qui approche.
Comme le veut la tradition berbère, une troupe de poètes entourant la formation militaire déclame des vers enflammés destinés à encourager les guerriers. Des cris de guerre s’élèvent, les tambours résonnent et le cérémonial s’achève. Le grondement des sabots des chevaux de l’armée arabo-musulmane annonce l'imminence de la bataille. Les forces armées de la Kahina, vaillantes et disciplinées, s’avancent en formation serrée vers l'ennemi. Au cœur de la mêlée, la cheffe de guerre mène ses hommes, son arme fendant l’air pour abattre l'ennemi.
Depuis les transcriptions historiques les plus anciennes jusqu’aux adaptations les plus récentes, des romans ou des bandes dessinées, un certain nombre de textes ont narré les combats épiques de la Kahina. D’abord transmis oralement, ces récits ont été consignés par écrit dès le début du 9e siècle. Bien que son existence soit reconnue, les détails de sa vie peuvent paraître fantaisistes ou inventés, en raison des diverses transcriptions qui existent.
Au 7e siècle, à la mort de son père Thabet, la Kahina devient cheffe de guerre et reine des Aurès à seulement dix-sept ans. On lui prête des qualités militaires exceptionnelles et des pouvoirs spirituels, faisant d’elle une guerrière déterminée et une stratège hors pair. Elle devient une figure centrale de la résistance berbère face à la conquête arabo-musulmane qui s’intensifie après la mort de Mahomet, en 632. Cet événement majeur ouvre la période des califats et l’expansion de la religion musulmane.
Sous le règne du calife Abd al-Malik, (685-705), qui cherche à établir l’autorité des Omeyyades en Afrique du Nord, les tribus berbères occupant alors un vaste territoire s'étendant de l’Ouest de la vallée du Nil aux îles Canaries, s’opposent farouchement à l’envahisseur. En 698, Hassan ibn al-Nu’man, nouveau gouverneur omeyyade, reprend Carthage, marquant un tournant dans la conquête islamique du Maghreb. La perte de ce principal bastion de l’opposition byzantine en Afrique signe la fin de la présence grecque dans la région et isole la Kahina. Mais la souveraine berbère refuse de laisser l’ennemi s’imposer sur ses terres.
OFFENSIVES ARABO-MUSULMANES
Hassan ibn al-Nu’man se prépare à affronter une farouche guerrière établie dans le massif des Aurès, dont les actes de résistance lui sont décrits comme spectaculaires. La souveraine maîtrise l’équitation avec agilité, manie les armes avec habileté et dirige son armée en se battant à ses côtés avec la bravoure des hommes les plus valeureux. Elle est respectée par les guerriers de plusieurs tribus qu’elle a réussi à rassembler autour d’elle malgré la famine qui touche son peuple, conséquence de la politique de la terre brulée qu’elle a mise en œuvre pour ralentir la progression de ses adversaires. On rapporte également qu’elle possède des dons parapsychiques lui permettant de recevoir des messages de l’au-delà, l’informant à l’avance des tactiques de ses ennemis.

Ancienne ville romaine (2-3e siècles), Timgad, Batna dans les montagnes Aurès en Algérie.
Lors de la troisième bataille qui oppose les troupes arabo-musulmanes à celles de la reine berbère, la défaite est humiliante pour Hassan ibn al-Nu’man. La Kahina capture quatre-vingt de ses compagnons d’armes et adopte l’un des captifs, Khalid ibn Yazîd. Un acte considéré comme symbolique, mais qui aura de lourdes conséquences.
Après ce troisième échec en moins de quarante ans, le calife Abd al-Malik décide de renforcer son armée et d’organiser une quatrième expédition. Malheureusement pour la Kahina, des frictions surgissent au sein des différentes tribus qui composent son armée. On lui reproche sa politique de la terre brulée et d'avoir adopté Khalid ibn Yazîd, qui est resté secrètement fidèle à Hassan ibn al-Nu’man et se prépare à la trahir.
L'offensive des troupes omeyyades reprend vers 702 ou 703 selon les sources. La bataille sanglante tourne en défaveur de la reine berbère qui, selon la légende, aurait préféré se suicider plutôt que de se rendre, après avoir demandé à ses fils de se soumettre et de se convertir à l’islam pour sauver leur vie. La Kahina, reine des Aurès, n’est plus.
UNE LÉGENDE CONTROVERSÉE
Au fil du temps, la légende de la Kahina a subi des réécritures venues contredire les rapports initiaux, notamment ceux de l'historien et philosophe tunisien Ibn Khaldûn, qui a joué un rôle crucial dans la transmission de son histoire. En s’appuyant sur des sources objectives, il a révélé la figure historique, symbole de résistance et d’indépendance, qui a su réunir et commander différentes tribus parmi les Berbères, les Arabes et les chrétiens.
De nombreux historiens se sont interrogés sur la manière dont une femme avait pu prendre la tête d’une résistance armée dans une société décrite comme patriarcale. À tort, selon Mehdi Ghouirgate, professeur à l'université Bordeaux-Montaigne et auteur de Ibn Khaldûn, itinéraires d’un penseur maghrébin, car rien n’indique dans les différents récits que cette société était régie par les hommes à l’époque. « Cependant, il n’y a aucune preuve qu’elle ait mené les combats qu’on lui prête. Il est probable qu’on les lui ait attribués en tant que cheffe de tribu car il existait chez les Berbères une place prépondérante pour la matrilinéarité », souligne Mehdi Ghouirgate.

Écrits d’Ibn Khaldûn.
Aux 19e et 20e siècles, deux historiens, Ibn Diyaf et Nâsiri, ont réinterprété la légende de la Kahina, présentant des versions « rationnelles » de son histoire, écartant des éléments jugés peu crédibles dans la narration d’Ibn Khaldûn, comme ses prétendus dons de divination, mais ont conservé des événements clés, telles que les attaques d’Hassan ibn al-Nu’man, ses défaites face à la Kahina, ainsi que la politique de la terre brûlée. Ils évoquent également la contre-attaque d’Hassan qui se solda par la mort de la Kahina.
Au 20e siècle, la Kahina fut présentée comme une Jeanne d’Arc berbère défendant son peuple contre les envahisseurs. Cette récupération a nourri le mythe, tout en soulignant son influence sur le nationalisme berbère. Tantôt héroïne nationale, symbole de résistance ou figure féministe, les diverses interprétations soulèvent des enjeux identitaires et de luttes de pouvoir. L’historiographie de la reine berbère est ainsi un champ de bataille où s’affrontent différentes visions sociales et culturelles, cherchant soit à s’approprier, déformer, voire discréditer sa dimension héroïque.
Ainsi se font et se défont les mythes à travers des récits destinés à influencer la mémoire collective tout en omettant parfois la contribution des femmes dans certaines sociétés. Le monde arabe, riche d’une histoire longue et mouvementée, regorge de figures héroïques, tant déifiées que malmenées. La Kahina, dont l’existence et les actes ont été réécrits au fil du temps, ne fait pas exception. Son rôle dans la résistante berbère et dans l’Histoire du Maghreb est souvent minimisé.
« An-nerrez wal’an-neknu » : « nous briserons, mais nous ne plierons pas ». Ce cri guerrier, que l'on retrouve dans le chant berbère Kker a mmis umazigh : Debout fils d’Amazigh, lancé fièrement par la Kahina à son armée au moment d’affronter ses ennemis, est devenu l’emblème de l’épopée qu’elle laissa en héritage à sa descendance. Car si Dihya est morte au combat, la légende de la Kahina, elle, a survécu.
