Marie-Antoinette, reine condamnée, femme adulée
Il y eut le procès de la « veuve Capet » le 14 octobre 1793. Puis il y eut le procès du procès, avec le retour de la monarchie en 1814. Qui était coupable ? La reine d’avoir trahi la France ? Ou la Révolution d’avoir condamné une femme ?
Marie-Antoinette entre dans la salle de la Liberté du Tribunal révolutionnaire le 14 octobre 1793 à 8 h 30 du matin. Elle aura 38 ans dans quelques semaines. Elle fait beaucoup plus que son âge. Ses cheveux ont prématurément blanchi. Elle est malade. Elle porte le deuil de son mari, le roi Louis XVI, guillotiné au début de l’année.
On l’a extraite sans ménagement de son cachot de la Conciergerie, où elle est gardée à vue et au secret depuis le 2 août. Voilà des mois que les sans-culottes parisiens réclament sa tête. La République, qui n’a qu’un an, est menacée de toutes parts. Elle a besoin d’un grand exemple. Sa vengeance doit être terrible. La reine déchue est une coupable idéale.
À travers elle, on s’apprête à juger tous les maux de l’ancienne monarchie, la tyrannie, sa duplicité, ses trahisons. Son procès, joué d’avance, va durer deux jours et deux nuits, presque sans discontinuer. Dans la salle du tribunal, c’est la Révolution tout entière qui l’attend : l’accusateur public Fouquier-Tinville, le président du tribunal Martial Herman, un proche de Robespierre, Hébert, le redoutable rédacteur du Père Duchesne, qui l’injurie depuis des mois dans les colonnes de son journal, les 15 jurés sans-culottes, tous « sûrs », qui dans deux jours la condamneront à mort.
Ce procès est un procès politique. Il servira de modèle à beaucoup d’autres. Comme tel, c’est aussi un procès raté. Raté dans son organisation et son déroulement, raté dans ses effets, à travers le jeu déformé, disloqué, de la mémoire que l’on en conservera pendant deux siècles. Tout a commencé par du silence. On sait qu’après avoir jugé, condamné et enfin exécuté l’ancienne reine de France, transformée par la grâce de la République en « Marie-Antoinette dite de Lorraine d’Autriche, veuve de Louis Capet », le 16 octobre 1793, place de la Révolution, les révolutionnaires ont été surpris par la contenance, le courage et la fermeté de cette femme pourtant tragiquement seule, brutalement arrachée à ses enfants, moralement détruite et physiquement affaiblie.
Si la guillotine a été sous la Révolution un spectacle et une fête, elle a également été vécue par ceux qui assistaient aux exécutions politiques comme le théâtre de la vengeance patriotique et de l’expiation des coupables. Les condamnés étaient censés faire amende honorable et offrir leur mort à la Révolution par la contrition. Rien de tel avec la reine déchue, doublement coupable, aux yeux de ses juges, de complot et de trahison contre la nation. Nuls pleurs, nulles plaintes, nulles paroles. Il n’y eut avec elle que le silence de la dignité face aux injures et à la mort.
Le député montagnard Guffroy le regrette déjà quelques jours plus tard dans les colonnes de son journal. C’est que la victime n’a pas bronché, alors que le peuple, prisonnier de sa haine contre « l’Autrichienne », ne s’est pas montré à la hauteur de l’événement : « C’eût été une chose intéressante à voir que le spectacle d’une reine conduite au supplice au milieu de la satisfaction silencieuse d’un grand peuple. […] La majesté du peuple a été éclipsée par ce bruit bête et insolent [de] : “À bas ! À bas !” » On aurait aimé, écrit encore le rédacteur du Salut public (une autre feuille d’obédience jacobine), que son exécution ait été « un grand exemple de justice » et que « son nom [reste] à jamais en horreur à la postérité ».
Mais « la garce », fulmine le sans-culotte Hébert, qui la haïssait, « a été audacieuse et insolente jusqu’au bout ». Et puis, la roue de la Révolution tourne trop vite pour que l’on puisse s’attacher longtemps au souvenir de son exécution. On se réjouira bien pendant quelques semaines du châtiment de « l’impudique Capet », on regrettera que son supplice ait été « trop doux pour ses forfaits », et puis on passera à autre chose. La République, en guerre contre l’Europe, a d’autres chats à fouetter. Comme l’écrivent les membres du Tribunal criminel militaire de l’armée du Nord : « Puisque Antoinette ne vit plus, il faut, s’il se peut, oublier qu’elle ait jamais existé. »
UNE MORT QUI ARRANGE L'AUTRICHE
Silence donc du côté de ses ennemis, qui ont vécu son procès et sa mort comme une victoire en demi-teinte, mais aussi – et de façon plus surprenante – , silence du côté de ses amis. Dans l’entourage des Bourbons en exil, on est soulagé de la mort de Marie-Antoinette, qui en un sens simplifie les choses, surtout lorsqu’on sait l’opposition des frères de Louis XVI à celle qui jusqu’au bout prétendait se réserver les droits à la régence de ce qui n’était déjà plus le royaume de France. Même silence gêné à Vienne, au sein du gouvernement et de la famille impériale. On le sait, la fille de l’impératrice Marie-Thérèse a été abandonnée par son neveu, l’empereur François II, au nom du cynisme et de la politique.
Toutes les tentatives d’échanges amorcées dans les semaines qui ont précédé son procès et sa mort se sont soldées par une fin de non-recevoir de la part de la cour de Vienne. François, en guerre contre la République, est alors en position de force. Il préférait de loin mettre la main sur quelques places fortes françaises plutôt que de signer un armistice en échange de la vie désormais inutile de sa tante.
Beaucoup plus tard, Napoléon, devenu en 1810 le neveu par alliance de l’ancienne reine par son second mariage avec Marie-Louise, note à Sainte-Hélène, dans ses confidences à Las Cases : « C’était une maxime établie dans la Maison d’Autriche, que de garder un silence profond sur la reine de France. Au nom de Marie-Antoinette, ils baissent les yeux et changent significativement de conversation pour échapper à un sujet désagréable et embarrassant. » Aussi, sur le moment, personne ne songe à exploiter son exécution sur un plan politique ou militaire.
L’émigré et publiciste royaliste Mallet du Pan s’en plaint dans une lettre adressée au cabinet de Londres en mars 1794 : « La Convention fait assassiner la reine de France, sœur du chef de l’Empire, et cet événement reste abandonné aux récits de quelques folliculaires ignorés. Pas un orateur de votre Parlement n’a daigné le rappeler. Les cours ont paru si peu occupées de cette catastrophe que le public en a bientôt perdu la trace. On a laissé s’éteindre au bout de quinze jours la première impression de cette mort. »
LE MIRACLE DE LA LETTRE D'ADIEU
Il faut attendre le retour de Louis XVIII, le frère cadet de Louis XVI, sur le trône de France en 1814, pour que l’on recommence à parler d’elle, de son procès et de sa mort. En 1816, le gouvernement lui consacre une chapelle à la Conciergerie, à l’emplacement de son ancien cachot. La même année, Chateaubriand donne le ton dans l’un de ses grands discours à la Chambre des pairs : « Le premier crime de la Révolution est la mort du roi, le crime le plus affreux est la mort de la reine. »
Un crime inutile, dit encore Madame de Staël, perpétué contre une femme sans défense, qui n’eut « d’autres buts que d’inspirer l’effroi ». Tout cela sent la repentance à plein nez. On veut bien pardonner aux anciens révolutionnaires, mais encore faut-il que ceux à qui l’on pardonne fassent leur acte de contrition. Dans la foulée, Louis XVIII fait lire dans toutes les églises de France, le jour anniversaire de sa mort, la dernière lettre écrite par la condamnée, quelques heures avant son exécution, à sa belle sœur, Madame Élisabeth, et « miraculeusement » retrouvée 23 ans plus tard.
On la baigne de larmes. On l’entoure d’un nuage de litanies et d’encens. Des sœurs cloîtrées prient pour elle un peu partout en France. Dans ses folles prédications, le paysan beauceron Martin de Gallardon, que beaucoup prendront pour un saint, fait de la réhabilitation de la suppliciée la condition préalable de toute restauration monarchique légitime. C’est à ce moment là aussi, dans les années 1815, que l’on publie les premiers témoignages relatifs à son procès, en particulier celui de son avocat Claude François Chauveau-Lagarde.
Partout, il n’est question que de la « bonté », de la « douceur », de la « résignation », du « courage » et de la « présence d’esprit » de la reine. Les accusations d’inceste sur son fils, le petit Louis XVII enfermé à la tour du Temple, portées contre elle par Hébert, sont qualifiées « d’infernales calomnies ». Il n’est question au sujet de ses derniers jours que de « sacrifice », de « sacrilège », de « cortège funèbre ». Tous ces récits sont truffés d’allusions à la passion du Christ. Lorsque l’accusée demande à boire et qu’on le lui refuse, on fait le commentaire suivant : « On ne lui présenta pas du vinaigre, mais – ce qui est peut-être pire – personne n’osa étancher sa soif. »
Derrière l’échafaud de Marie-Antoinette se dresse la croix du Golgotha. C’est à travers ces premiers récits que s’échafaude la mémoire doloriste de la reine martyre. Les romantiques vont s’en donner à cœur joie. Balzac d’abord, Hugo ensuite, font des cachots de la Conciergerie, où Marie-Antoinette séjourna avant de comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, un univers quasi onirique, définitivement hérissé de grilles, de crochets et de clous. Avec eux, « l’antichambre de la mort » devient l’antre sombre du dieu Hadès.
Mais la palme revient sans doute à l’écrivain mystique Léon Bloy, qui, à l’autre bout du 19e siècle, fait de la reine martyre « la blonde chevalière de la mort ». Son texte éponyme, publié une première fois en 1891, a des allures de poème apocalyptique. La Révolution et ses porte-flingues y sont piétinés rageusement dans une sorte de jeu de massacre jubilatoire. Le voyage mortel de Marie-Antoinette, lui, s’achève dans la salle de la Liberté du Tribunal révolutionnaire, décrit par Bloy comme l’antre satanique du mal. « Qu’on se représente cette vaste salle du Palais, pleine à craquer d’une masse nauséabonde de sans-culottes, trépignant, mangeant, applaudissant ; le rétiaire de l’innocence, Fouquier-Tinville, avec sa bande et son tréteau ; quelques lampes rayant de leur sale lumière l’obscurité de cette humide nuit d’octobre, et faisant paraître plus livides les abjectes physionomies de ce rassemblement d’assassins privés de sommeil […]. » Et ainsi de suite.
Avec Bloy, Marie-Antoinette change de condition. Elle n’était jusqu’alors qu’une martyre. Elle touche désormais à la sainteté. Aux yeux de l’écrivain, elle est morte innocente à cause de la chute d’Adam, pour le rachat de la faute du premier homme. Son sang lave les fautes de l’humanité souffrante tout entière. Et de conclure, triomphal : « Tu régneras par ce signe, ô XIXe siècle ! »
LA SAINTE ET LA TRAÎTRESSE
Le propre des mémoires de Marie-Antoinette, c’est qu’elles ne cessent d’évoluer, de se croiser, de se contredire et de s’invectiver, comme en un dialogue de sourds, comme si elles cherchaient à se fortifier de leurs oppositions mutuelles. Car, du côté des anciens régicides et dans la tradition de l’historiographie républicaine, on est évidemment certain de sa culpabilité, mais il faut attendre un demi-siècle pour l’entendre.
En écrivant leurs mémoires sous la Restauration, les régicides, envoyés pour la plupart en exil, se gardent bien de parler de ce qui fâche et s’abstiennent en général d’évoquer le procès et la condamnation à mort de Marie-Antoinette. Les accusations reviennent vite, sous la monarchie de Juillet, à la faveur de la publication des premières grandes histoires de la Révolution, qui restent encore aujourd’hui la base de notre historiographie républicaine.
Albert Laponneraye, premier éditeur des œuvres de Robespierre, républicain et socialiste, emporte la palme dès 1838. Son réquisitoire est implacable. On y aperçoit déjà, mêlés aux accusations politiques de trahison et de complot, l’esquisse d’un jugement de Marie-Antoinette enté sur le principe de la lutte des classes, tout comme la reprise de la vieille méfiance révolutionnaire contre les femmes : « Ceux qui sont sans entrailles pour les opprimés et qui n’ont de commisération et de sollicitude que pour les oppresseurs, ceux-là ont protesté contre la condamnation et la mort de Marie-Antoinette, en disant que le glaive révolutionnaire aurait dû épargner une faible femme. Eh ! Sans doute, il aurait dû l’épargner ; mais pour cela il fallait que cette faible femme se renfermât dans les attributions de son sexe, et qu’elle n’en sortît pas pour faire les malheurs de la France. Ce qui rendit la mort de l’ex-reine de France inévitable, […]c’est que Marie-Antoinette avait activement trempé dans tous les complots de la cour, c’est qu’elle avait été l’âme toute puissante de toutes les machinations dont le but était de faire rentrer le peuple dans la servitude. » Tout est dit.
L’historien socialiste Louis Blanc le suit de près, pour qui le réquisitoire de l’accusateur public Fouquier-Tinville lu devant la reine au début de son procès est « implacable, mais juste ». Et après lui Michelet, qui ne doute pas de la trahison de cette dernière : « La reine était coupable, elle avait appelé l’étranger. Cela est prouvé aujourd’hui. » La tradition se poursuivra chez les historiens du 20e siècle, d’Aulard et Mathiez à Albert Soboul.
On prêtera encore à Marie-Antoinette mille autres visages, jusqu’à en faire une sorte de diva des sleepings, de fashion addict, ou même d’égérie gay. Tout cela montre assez combien la figure de l’ancienne reine de France est longtemps restée, et reste peut-être encore, prisonnière d’une Révolution vécue comme notre principal « mythe fondateur », du côté de ses thuriféraires comme de ses adversaires. L’histoire de la Révolution est comme submergée par sa mémoire, une mémoire dessinée en noir et blanc, toute en opposition de haine et d’amour. Toute en déformations aussi.
L’historien doit donc s’efforcer de restituer la mémoire du passé dans le temps long de ses avatars, s’il veut comprendre les événements ou les personnages qui s’y cachent, quelle que soit sa position, quel que soit son questionnement. Alors, peut-être, au delà de ses dépossessions successives, rendra-t-on un jour Marie-Antoinette à elle-même, et sa mort à ce qu’elle a été : l’élimination politique et symbolique d’une reine autant que d’une femme, autant que d’une mère. Sa mort est beaucoup plus qu’« un épisode sous la Terreur » pour reprendre le titre d’une nouvelle de Balzac. Elle en est l’ouverture fondatrice et sanglante.