Japon : ces crânes découverts sur l'île de Kyushu ont été volontairement déformés
Les archéologues lèvent un voile de mystères sur les crânes déformés qui reposent depuis près de 1 800 ans sur le site d'Hirota au Sud de l'archipel Nippon.
Cette photographie du crâne HT4 retrouvé sur le site d'Hirota montre une déformation extrême de la région postérieure entraînant une morphologie aplatie et carrée, combinée à une asymétrie du neurocrâne.
Depuis plus de soixante ans, le site funéraire d’Hirota intrigue les anthropologues : plusieurs crânes retrouvés dans cette zone située au large de l’île de Kyushu, sur l’île de Tanegashima, au sud du Japon, ont la particularité d'avoir été intentionnellement déformés. Les chercheurs ont longtemps été partagés quant à l’origine de cette déformation et ce qu’elle pouvait bien dire de l’identité du peuple Hirota, encore aujourd’hui largement méconnu.
Les travaux d’anthropologues de l’Université Kyushu, au Japon, et de l’Université du Montana, proposent une explication pour le moins intrigante dans une étude publiée le 16 août 2023 dans la revue scientifique PLOS ONE. En se basant sur des études antérieures, et en comparant les crânes mis au jour sur différents sites de sépultures d’époques similaires ou voisines, les scientifiques en sont arrivés à l'hypothèse que ce peuple avait recours à des pratiques de déformation crânienne volontaire. Cette pratique est très répandue dans l’histoire de nombreuses civilisations, dont le cas le plus connu a été décrit chez les Mayas, mais est plus surprenante au Japon.
LE CIMETIÈRE D’HIROTA
« Le site d’Hirota est un site funéraire à grande échelle, fouillé de 1957 à 1959 par des éducateurs de Tanegashima et de l’île de Kyushu », situe Noriko Seguchi, anthropologue à la faculté d’études culturelles et sociales de l’Université Kyushu au Japon, ainsi qu’au département d’anthropologie de l’université du Montana. Les fouilles ont été poursuivies en 2005 et 2006 par le conseil scolaire de Minamitanecho de l’île de Tanegashima.
Environ 90 sépultures ont été retrouvées. Elles renfermaient 157 dépouilles ornementées de plus de 44 000 parures de coquillages. « Le cimetière Hirota date principalement de la dernière période Yayoi, […] à la période Kofun », précise James Frances Loftus III, chercheur pour la Société Japonaise de Promotion de la Science (JSPS) au même département de la faculté de l’Université Kyushu.
Exemples typiques de sépultures retrouvées sur le site d’Hirota. Les dépouilles sont entourées de nombreux ornements en coquillages.
La période Yayoi, qui s’étend du 3e siècle avant notre ère à l’an 250 de notre ère, est l’une des plus anciennes périodes historiques du Japon. Cette époque marque un tournant culturel influencé par un rapide développement de l’agriculture, avec notamment l’aménagement de rizières inondées, ou « rizières en terrasse » si caractéristiques. Elle marque également le début du travail du métal.
C’est à cette période qu’une hiérarchie sociale s’établit avec la mise en place d’un système de classes, lesquelles donnèrent naissance à des clans. Les conflits et alliances qui en résultèrent donnèrent parfois naissance à de petits royaumes et un véritable système politique organisé.
Qu’est-ce qui influençait les clans ? Les habitants avaient-ils un mode de vie spécifique ? Ou ces crânes sont-ils le résultat d’une modification volontaire pour des raisons esthétiques, culturelles ou religieuses ?
UNE PRATIQUE INTENTIONNELLE
Depuis leur découverte, les crânes du peuple Hirota surprennent de par leur forme étrange, mais peu de recherches avaient été effectuées jusqu’à la récente étude. À l'exception de crânes déformés datés d’environ 3 000 avant notre ère, découverts en 1928 à Tahara, les déformations crâniennes n’ont jamais été observées au Japon.
En comparant des images 2D et des scans 3D, les anthropologues ont pu comparer des crânes issus de plusieurs sites. Les crânes d’Hirota ont la particularité de présenter des déformations de l’os occipital ainsi que des parties inférieures de l’os pariétal. Ces crânes ont donc une morphologie aplatie et relativement carrée, combinée à une asymétrie du neurocrâne.
Comparaison morphologique de deux crânes, l’un appartenant au peuple Doigahama (AGD8), et l’autre, au peuple Hirota (BHT16). Le crane Hirota présente une déformation extrême de la région postérieure de l’os occipital, entraînant une morphologie crânienne relativement carrée et aplatie, ainsi qu'une asymétrie du neurocrâne.
« Kanaseki et Ogata ont également signalé en 1962 une possible déformation du crâne sur le site de Koura, de la période Yayoi », explique Noriko Seguchi. « Selon eux, ce crâne présentait des dépressions circulaires et des colorations sur la ligne médiane de l’os frontal. […] Il peut s’agir [dans ce cas précis] de traces involontaires laissées par la pratique habituelle de bandes circulaires », explique-t-elle.
Des modifications involontaires peuvent marquer le crâne, notamment avec la pratique d’activités quotidiennes qui mettent le squelette sous tensions, notamment pour le travail dans les champs, ou le fait de « dormir sur des surfaces dures pendant des périodes extrêmement prolongées pendant la petite enfance ».
Des pratiques quotidiennes intensives, ou encore des altérations de la structure osseuse, comme des caries, peuvent altérer la forme du crâne. Or ce qui a permis aux chercheurs de confirmer une volonté de modification crânienne pour le peuple Hirota a été de comparer le type de déformations à celles pratiquées par certains peuples d’Amériques, comme les Maya, qui avaient coutume de modeler les crânes des enfants, donc suffisamment souples, en les entourant de matériaux solides au cours de leur croissance.
« Cette étude a reconnu les dépressions le long de la partie postérieure des sutures sagittales et lambdoïdales, ainsi que les dépressions suprainiaques sur le crâne du site Hirota », explique Loftus. « D’autre part, les dépressions sagittales, lambdoïdales et suprainiaques n’ont pas été observées sur les groupes comparatifs du crâne, comme le peuple Doigahama de l'ère Jomon ». Ces dépressions permettent aux chercheurs d'émettre l'hypothèse d'une pratique intentionnelle. Cependant, les conditions de conservation du site n’ont pas permis de collecter de preuves autres que les crânes, comme des outils qui auraient pu servir à une telle pratique.
UNE AFFIRMATION CULTURELLE ?
Cette pratique caractéristique du peuple Hirota, observée indifféremment chez les hommes et les femmes, interroge les scientifiques quant aux mécanismes d’identification qui conduisent à la création d’identités de groupe à la fois par des biens matériels et par des modifications du corps, comme les piercings et les tatouages.
« Le site de Hirota est assez unique dans l’archéologie japonaise, du fait de la quantité d’artefacts en coquilles retrouvés, combinée aux crânes déformés », explique Noriko Seguchi. Les deux anthropologues mentionnent la quantité spectaculaire d’objets en coquillages, pendentifs et autres bracelets, parfois ornés de perles de verre retrouvés dans près de 90 % des sépultures d’Hirota. L’origine des matériaux retrouvés laisse supposer que ce peuple devait entretenir un lien commercial avec « le sud de l’île d’Amami Oshima, mais également des îles Ryükyü », précisent les chercheurs.
Carte de l’archipel japonais et de la région d’étude de l’île de Kyushu, y compris l’île de Tanegashima et de la région de Yamaguchi. Les crânes de différents peuples ont été comparés à ceux du peuple Hirota (époque Yayoi-Kofun) indiqué par le n°5 : le peuple Doigahama (époque Yayoi), le peuple Yamaga (époque Jomon), le peuple (époque Einomaru) et le peuple Goryo (époque Jomon).
Les chercheurs tentent de cartographier ces pratiques qui peuvent fournir des informations essentielles dans la compréhension des migrations humaines et des influences multiples qui font les cultures. De l’Eurasie ancienne aux Amériques, ces informations nous éclairent quant à l’organisation de ces sociétés, en passant par des critères « d’appartenances culturelles, de beauté, d’idéologie, [de niveau social] de croyances et de genre ».
Par ces travaux, les scientifiques soulignent la possibilité d’un « grand degré de variabilité de la pratique culturelle au Japon au cours de cette période », et donnent à voir l’histoire nippone sous un prisme bien plus international, car la « pratique culturelle est un phénomène fluide et changeant ».