Nantes, premier port négrier de France au 18e siècle, affronte son passé
Un demi-million d’hommes, femmes et enfants ont été arrachés de chez eux, réduits en esclavage, puis emmenés dans les colonies françaises sur des navires nantais. Deux cent ans plus tard, la ville expose cette histoire.
L’exposition « Expression(s) décoloniale(s) #2 » au Musée d’histoire de Nantes propose aux visiteurs de découvrir des approches historiques et artistiques actuelles sur la traite atlantique. Pour cette deuxième édition l’artiste Romuald Hazoumè (Bénin) et l’historien ivoirien Gildas Bi Kakou ont été invités à réagir et à interagir avec les collections permanentes du musée. Expression(s) décoloniale(s) #2 / Romuald Hazoumè, Pièce Montée. Musée d’histoire de Nantes.
Près de trois-cents personnes réduites en esclavage s’alignent, allongées et entassées comme des cuillères, au fond de la cale d’un bateau. Ferrées aux pieds, elles sont condamnées à subir une traversée de plusieurs mois dans des conditions extrêmement dures, sans espace pour se tenir debout. Parmi eux, cinquante et un petits garçons et neuf petites filles. Le document ne les mentionne que comme des « négrillons » et des « négrittes ».
Cette aquarelle de la Marie Séraphique, navire négrier parti de Nantes chargée de marchandises à échanger contre des personnes d’Afrique de l’Ouest, s’affiche aujourd’hui au musée d’histoire de la ville. Autour de ce sinistre tableau, de nombreux autres documents témoignent du passé négrier de la commune. Partie intégrante des collections permanentes du musée, ils sont visibles dans plusieurs salles de l’institution. Et à l’occasion cette année des vingt ans de la loi « Taubira » qui établit l’esclavage comme un crime contre l’humanité, l’exposition « L’abîme, Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial» entend encore étoffer nos savoirs sur cette histoire. Celle de Nantes comme premier port négrier de France. « Environ 40 % des expéditions de traite française sont parties de Nantes sur l’ensemble du 18e siècle et dans les premières décennies du 19e siècle.
On estime que 550 000 à 600 000 femmes, hommes et enfants furent déportés sur des navires nantais » souligne Bernard Michon, maître de conférences en histoire à l’université de Nantes. Pendant longtemps, ce passé fut « volontairement occulté», comme l’écrit Bertrand Guillet, directeur du musée de Nantes. Si aujourd’hui elle s’affiche au grand jour, c’est grâce notamment au long travail d’historiens et d’associations locales.
« Plan, profil et distribution du navire La Marie Séraphique de Nantes, armé par Mr Gruel, pour Angole, sous le commandement de Gaugy, qui a traité à Loangue, dont la vue est ci-dessous la quantité de 307 captifs (...) ».
UNE EXPOSITION PIONNIÈRE
En 1985, malgré la demande d’universitaires et d’associations, la mairie refuse une exposition sur le sujet. « Pour l’équipe municipale d’alors, cela risquait d’entacher la réputation de la ville. L’année suivante, vu le refus du maire de faire cette exposition, j’ai déposé une gerbe de fleurs dans la Loire le 27 avril, la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage de 1848 » se souvient Octave Cestor, militant associatif de la première heure, co-fondateur de deux associations sur le sujet, « Mémoires de l’Outre-mer » et « Les anneaux de la mémoire ».
Quelques années plus tard, les associations s’appuient sur l’arrivée de Jean-Marc Ayrault à l’hôtel de ville de Nantes pour tenter à nouveau leur chance. « À l’occasion du cinquième centenaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, nous avons proposé au nouveau maire de faire l’une des plus grandes expositions du monde sur la traite» rembobine Yvon Chotard, conseiller municipal à l’époque et ancien président de l’association « Les anneaux de la mémoire ».
En 1992, le projet devient réalité au château des ducs de Bretagne, et rencontre un franc succès. 400 000 visiteurs en tout selon le décompte de l’association.
« L’ancien port négrier devenait une ville militante de la mémoire. Nous avons même bénéficié du soutien de certains descendants d’armateurs. Un héritier de médecin nous a prêté la trousse de son ancêtre, utilisée à bord des navires négriers. Ce docteur soignait les marins et les esclaves, certes, mais il aidait aussi à choisir les personnes à acheter » poursuit Yvon Chotard.
En 1998, l’association Mémoire de l’Outre-mer dévoile à Nantes une statue d’un esclave brisant ses chaînes de l’artiste Lisa Marcault-Derouard, vandalisée quelques jours seulement après son inauguration.
L’exposition ne dure qu’un temps, et les associations voudraient un lieu pérenne où commémorer l’esclavage. Il faudra attendre 1998, quand l’association Mémoire de l’Outre-mer dévoile une statue d’un esclave brisant ses chaînes, vandalisée quelques jours seulement après son inauguration, que le projet d’un mémorial dédié au sujet est acté en conseil municipal. « L’émergence d’un lieu de mémoire fut le fruit d’un combat citoyen» affirme Octave Cestor, également adjoint au maire à l’époque.
« L’OUBLI OFFENSE, ET LA MÉMOIRE, QUAND ELLE EST PARTAGÉE, ABOLIT CETTE OFFENSE »
Le « Mémorial pour l’abolition de l’esclavage », monument unique en France est finalement inauguré quatorze ans plus tard, en 2012.
« Ce fut un long processus de créer un consensus politique autour de cette question» explique Jean-Marc Ayrault, qui fut maire de Nantes de 1989 à 2012. En plein cœur de la ville, sur une rive de la Loire, de nombreuses plaques au sol rappellent le nom des bateaux partis en expédition de traite depuis Nantes, ou plus exactement Paimboeuf, son avant-port.
« C’est là qu’étaient armés les navires. Ils partaient remplis de produits de la région, comme les mouchoirs de Cholet, mais aussi de denrées importées du sous-continent indien, destinées à être échangées contre des personnes réduites en esclavage en Afrique de l’Ouest » indique Bernard Michon, également membre du conseil scientifique de la fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Pour prendre toute la mesure du mémorial, il faut descendre quelques marches d’escalier. Un couloir long de 90 mètres en sous-sol évoque la cale d’un bateau. Une classe de primaire y déambule, observant les plaques où sont écrits des textes provenant de personnes réduites en esclavage, d’armateurs, ou encore de personnages clés de l’abolition tel que Toussaint Louverture.
Certaines plaques sont moins directement liées à cette histoire, puisqu’elles citent des paroles de « Redemption Song », de Bob Marley, ou bien des bribes du célèbre discours de Martin Luther King.
« L’oubli offense, et la mémoire, quand elle est partagée, abolit cette offense » clame une citation d’Edouard Glissant au bout du parcours. « Sur le plan public, c’est une réussite. Les scolaires viennent voir le mémorial régulièrement. Les familles nantaises l’ont intégré au circuit des visites quand ils reçoivent des amis, au même titre que les Machines de l’île ou le palais de justice dessiné par Jean Nouvel » se réjouit Michel Cocotier, président de l’association des Mémoires de l’Outre-mer.
D’autres auraient préféré voir un musée sortir de terre pour narrer l’histoire de la traite partant de Nantes. « Nous avions toutes les archives nécessaires pour exposer ce passé dans un musée. Cela ne s’est pas fait » déplore Yvon Chotard.
Suite à la vandalisassions de la statue de l’artiste Lisa Marcault-Derouard, qui montre d’un esclave brisant ses chaînes, le projet d’un mémorial dédié au sujet est acté en conseil municipal de Nantes.
« Cette histoire n’est pas racontée au mémorial, mais au musée d’histoire de Nantes. Nous avions décidé que plusieurs salles seraient dédiées à la traite, afin que le visiteur comprenne ces évènements. Le mémorial est quant à lui un lieu de méditation sur l’abolition» indique Jean-Marc Ayrault.
L’UNE DES VILLES LES MOINS FAVORABLES À L’ABOLITION
Certains regrettent d’ailleurs que le monument se présente comme celui de « l’abolition de l’esclavage » dans une des villes qui fut le moins favorable à l’abolition. « En 1815, les puissances européennes s’engagent à abolir la traite lors du Congrès de Vienne. C’est une décision imposée par les Anglais qui ne ravit pas les autorités françaises. Néanmoins, entre 1817 et 1831, cela sera transcrit dans plusieurs textes de lois en France.
À Nantes, la nouvelle est reçue comme une infamie. Certains armateurs poursuivent d’ailleurs la traite illégalement, comme l'équipage du bateau La Virginie parti en 1829, capturé, jugé et condamné au Sénégal. Pendant longtemps, les tribunaux demeurent cléments. Les hors la loi risquent souvent une simple amende, parfois une confiscation » retrace Bernard Michon.
« Le débat autour du mémorial et de son contenu a pu être houleux » confirme Michel Cocotier. « Mais dans tous les cas, ce monument a remis au jour ce passé négrier. On ne peut pas dire que l’on essaye de le cacher ». Aux abords du bâtiment, une plaque commémorative rappelle les chiffres : plus de 1800 expéditions négrières ont été recensées au départ de Nantes.
« J'admire depuis longtemps ce que fait Nantes dans son face à face » avec son histoire, avait ainsi déclaré Christiane Taubira lors d’une commémoration de l’abolition de l’esclavage à Nantes en 2011, peu avant l’inauguration officielle du mémorial, selon des propos rapportés notamment dans Le Point. « Cette histoire a existé, elle ne nous écrase pas, elle nous donne de l'empathie pour le monde d'aujourd'hui », avait-elle poursuivi. « Avec ce mémorial de l’abolition, nous avons voulu montrer que l’exploitation de l’homme par l’homme existe, mais qu’il y a aussi des espaces de lumière. Le mémorial rend hommage à tous ceux qui se sont battus pour l’abolition, à commencer par les esclaves eux-mêmes » expose Jean-Marc Ayrault.
« THÉRÈSE L’AMOURETTE »
Depuis 1992 donc, Nantes affronte cette histoire en lien avec l’esclavage et la traite avec plus ou moins de vigueur. 2021 promet d’être une de ces années intenses en commémorations, à l’occasion des 20 ans de la loi Taubira. Dès la mi-octobre, l’exposition « L’abîme, Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial » montrera au musée d’histoire de la ville les découvertes les plus récentes des historiens concernant ce passé esclavagiste. « Par exemple, nous expliquerons aux visiteurs qu’au milieu du 18e siècle, entre 600 et 700 personnes réduites en esclavage vivaient à Nantes, avec ceux qui les possédaient » souligne Krystel Gualdé, directrice scientifique du musée.
Les historiens ont également pu recenser les prénoms de ces personnes-là. Parmi eux, on note « Thérèse l’amourette », « Désir », ou encore « Cupidon ». De quoi mieux cerner les intentions de leurs « maîtres »…
Portrait de Marguerite Deurbroucq, née Sengstack, avec une esclave noire.
Ces noms seront projetés sur un mur lors de l’exposition. « Aujourd’hui, nous pouvons nous permettre d’évoquer la question des violences sexuelles. Grâce à la loi Taubira, les élèves apprennent l’histoire de l’esclavage à l’école. Ainsi, nous pouvons partir de cette base là pour aller plus loin et ne pas se contenter de simplement rappeler les grands faits historiques » poursuit Krystel Gualdé.
« Si le niveau de connaissance sur la question est élevé à Nantes, il faut tout de même rester vigilant. Comme en témoigne l’actualité, l’imaginaire de cette histoire reste prégnant. Pour moi, les prochaines étapes sont la création d’un mémorial au palais des Tuileries et un musée national qui raconte l’histoire de l’esclavage, de la traite et de la colonisation» souligne Jean-Marc Ayrault, également président de la fondation pour la mémoire de l'esclavage.
En attendant, Nantes poursuit son devoir de mémoire, entre les nouvelles découvertes des historiens et les débats soulevés par la manière de narrer le passé.