Napoléon : la folle reconquête des cent jours
Le bouillonnant empereur déchu pouvait-il se soumettre à l’exil loin de France ? De l’île d’Elbe à Waterloo, récit d’une folle entreprise de reconquête qui ne survécut pas au printemps 1815.
Il n’est pas, dans l’histoire de France, d’épisode plus singulier que ces trois mois qui vont du débarquement de Napoléon à Golfe-Juan, le 1er mars 1815, à son départ de Malmaison, le 29 juin suivant. Les Cent-Jours sont portés par une dramaturgie qui, mêlant Shakespeare et Racine, a laissé les contemporains pantois. Un flot de témoignages puis d’études historiques en atteste. Il vaut mieux d’ailleurs s’en tenir aux « classiques », Thiers, Madelin, Bainville, Lefebvre ou, plus récemment, Tulard, de manière à tenir à distance des auteurs aussi spéculatifs qu’hasardeux.
Il faut d’abord considérer l’amont. Vaincu par les Russes en 1812, Napoléon doit affronter l’Europe coalisée. Après la bataille décisive de Leipzig, livrée du 16 au 19 octobre 1813, il doit repasser le Rhin. Cette fois, il faut défendre le « sanctuaire national », la France proprement dite et ce qui lui reste d’excroissances en Belgique et en Italie. La campagne de France montre, de façon saisissante, l’épuisement du pays. Les succès tactiques du début de 1814 – Champaubert, Montmirail, Montereau, Reims, etc. – n’arrêtent pas l’invasion, ni la prise de Paris le 31 mars 1814 par les troupes coalisées. Trop peu d’hommes, mal armés, des chefs qui fléchissent – Victor – ou trahissent – Marmont –, des dignitaires et des notables qui veulent se sauver…
L’empereur est seul, presque abandonné. Il signe son abdication sans condition, le 5 avril 1814. En contrepartie, il obtient la souveraineté de l’île d’Elbe, entre l’Italie et la Corse.
FRANCE NOUVELLE ET « ULTRAS »
C’est le retour des Bourbons, du prétendant Louis XVIII. Une restauration qui doit négocier avec les alliés une paix honorable, laissant à la France son rang de grande puissance. Ce sera le premier traité de Paris, signé le 30 mai. Si la France revient à ses frontières de 1792 (avec quelques territoires en plus), elle n’est soumise à aucune occupation, ni astreinte à payer des indemnités de guerre. Louis XVIII, « Louis le Désiré », est rentré à Paris après un quart de siècle d’exil. C’est dire s’il ne connaît pas cette nouvelle France, radicalement différente de celle d’avant 1789.
Intelligent, mesuré, foncièrement pragmatique, il tient à s’assurer les conditions d’un règne apaisé. Mais ce n’est pas la démarche de son frère le comte d’Artois, futur Charles X, ni de son entourage, que l’on ne tardera pas à qualifier d’« ultras ». La Charte constitutionnelle édictée dès le 4 juin 1814 semble fonder une monarchie tempérée, presque parlementaire, susceptible de satisfaire les élites anciennes et nouvelles.
Les grands acquis de la Révolution sont confirmés. L’égalité devant l’impôt, l’accès pour tous au service de l’État rassurent la bourgeoisie, grande et petite, et aussi la fraction des paysans profiteuse des biens acquis sous la Révolution, tel le fameux « père Grandet » dépeint par Balzac dans sa Comédie humaine. Quant aux élites impériales, elles se voient rassurées dans leurs biens et dignités.
Seuls les irréductibles tenants de l’« usurpateur » et la masse des soldats, officiers licenciés ou placés en demi-solde, auront à pâtir du changement de régime.
L’AIGLE DÉPLOIE SES AILES
Dans ces conditions, Napoléon peut se résigner. Il ne lui reste plus qu’à se consacrer à l’île d’Elbe, un État lilliputien mais agréable à vivre, et si proche de sa Corse natale. Il a cependant beaucoup perdu : son épouse, Marie-Louise, désormais rentrée à Vienne auprès de son père, et leur fils, le roi de Rome, lui aussi entre les mains des Habsbourg. Tous ses rêves dynastiques sont effacés et, s’il n’est pas proscrit, il se retrouve en résidence surveillée (la flotte anglaise y veille), privé de tous ses moyens d’action. Pourtant il continue à faire peur.
Au congrès de Vienne, réuni depuis le 1er novembre pour fonder un nouvel équilibre européen, on débat secrètement de son éloignement et même de sa déportation dans l’hémisphère austral, à Sainte-Hélène comme le proposent les Britanniques. Le royaliste Hyde de Neuville constate : « Mort, il serait encore à craindre ». Napoléon ne restera que 300 jours sur l’île d’Elbe. Son retour, il le voit se dessiner, au fur et à mesure que les Bourbons s’enfoncent dans une réaction aussi obtuse que vaine, que Louis XVIII n’endigue plus et qui ulcère une majorité de Français.
Une armée désormais entre les mains des « émigrés », ces aristocrates exilés et revenus en France, un haut clergé qui veut retrouver les pompes et les attributs de la religion d’État (l’université passe sous la tutelle ecclésiastique), une presse qui doit à nouveau composer avec la censure. Bref, l’alliance du trône et de l’autel, comme l’avait voulue Napoléon, mais cette fois au service de la dynastie « légitime ».
Dans un climat économique et social des plus médiocres, la France s’enfonce dans la morosité et beaucoup commencent à regretter les fastes de l’Empire français. On se plaint, on se concerte, on complote un peu. Il suffit à Napoléon, depuis sa résidence de Portoferraio, d’animer ses réseaux, de glaner des informations concordantes. Toutes lui confirment que le pays va mal, qu’il regrette son départ. Très vite, sa décision est prise : il va reprendre le pouvoir par surprise.
À Vienne, on veut le déporter, à Paris on songe à l’assassiner, comme le montre l’arrivée en Corse de l’ancien chouan Bruslart. Le 12 février 1815, un fidèle, Fleury de Chaboulon, débarque à Portoferraio et présente à Napoléon un état alarmant du pays, au bord de l’explosion. Cette fois, l’empereur se sent prêt. Il compte bien répéter son départ précipité d’Égypte, en 1799, lorsque, déjouant la surveillance anglaise, il avait débarqué à Fréjus et gagné Paris pour exécuter le coup d’État du 18 Brumaire.
Le 26 février, il embarque avec 1 200 hommes et débarque le 1er mars à Golfe-Juan. Dans sa déclaration liminaire, imprimée en mer, Napoléon justifie son geste : « Français ! Élevé au Trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire qui ne peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circonstances […]. Français ! Dans mon exil, j’ai entendu vos plaintes et vos vœux ; vous réclamez un gouvernement de votre choix qui seul est légitime […]. » Ainsi se présente-t-il en restaurateur de l’ordre né de la Révolution et défie-t-il l’ancienne dynastie, disqualifiée car soumise, selon lui, aux ennemis de la nation française.
À Paris, son irruption est d’abord prise avec sang-froid. Le maréchal Ney, héros de la bataille de la Moskova, promet de ramener « l’ogre dans une cage de fer ». L’armée semble fidèle. Mais il faut vite déchanter. Évitant la vallée du Rhône, goulet jugé trop royaliste, la petite armée remonte les Alpes jusqu’à Grenoble qui lui ouvre ses portes. Partout, paysans et ouvriers, bourgeois aussi, applaudissent et les régiments se rallient. À Auxerre, Ney se jette dans les bras de Napoléon. Le 20 mars, tout est joué : Louis XVIII et la cour sont en fuite vers la Belgique, et Napoléon rentre au palais des Tuileries. Selon ses propres mots, « l’aigle, avec les trois couleurs, [venait de] voler de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame ».
ENTRE JACOBINS ET LIBÉRAUX
Pour refonder l’Empire, il eût fallu une ligne directrice claire, tendue à l’extrême, car le temps était compté. À Vienne, les puissances ont reconduit le pacte de Chaumont du 8 mars 1814, qui les engage à reprendre la guerre. Les démarches de Napoléon les assurant qu’il respectera le traité de Paris restent sans réponse. En France, il souffle un vent révolutionnaire qui évoque les temps martiaux de la patrie en danger. Les idées jacobines reviennent en force, un temps flattées par Napoléon. Le 15 mars, à Autun, n’avait-il pas lancé au maire royaliste : « Vous vous êtes laissé mener par les prêtres et les nobles qui voulaient rétablir la dîme et les droits féodaux. J’en ferai justice ! Je les lanternerai ! » Mais très vite, il se reprend, avec cette répugnance viscérale du militaire et du despote pour les « émotions » populaires.
Il a peur d’être emporté, de s’aliéner les élites. Il regarde alors du côté des libéraux, ces bourgeois qui se disent prêts à cautionner une variante tempérée du pouvoir impérial. Avec le plus en vue d’entre eux, Benjamin Constant, il rédige l’« Acte additionnel aux constitutions de l’Empire ». Texte curieux, mal libellé, qui prétend faire mieux que la Charte de 1814 en matière de libertés publiques, mais qui déçoit. Invités à se prononcer par plébiscite, les Français ne sont pas plus d’un million et demi à l’approuver, alors que cinq à six millions se sont abstenus. Les élections à la Chambre des représentants font pire : un grand électeur sur dix seulement s’est déplacé. Quant à la cérémonie parisienne du « Champ de mai », attendue pour susciter l’enthousiasme national, elle se tient le 1er juin dans une ambiance glacée. Tout va se jouer aux frontières.
Les coalisés disposent d’un million d’hommes. En première ligne, en Belgique, se trouvent déjà 200 000 soldats, britanniques et prussiens, commandés par Wellington et Blücher.
DEUX CHEFS CAPABLES DE DÉFIER NAPOLÉON
Ce dernier dispose d’un corps de bataille de moitié inférieur en nombre. La troupe, les cadres subalternes, correctement armés, sont encore motivés ; le commandement est plus inégal : des hommes prêts au sacrifice ultime, Mouton, Reille et sept généraux qui resteront sur le champ de bataille, mais aussi de moins fermes, jusqu’aux traîtres tel Bourmont. Cette ultime campagne ne va pas durer cinq jours. Elle débute par le succès tactique de Ligny et se conclut le 18 juin à Waterloo, à 18 kilomètres au sud de Bruxelles. Sur un sol détrempé, par un temps chaud et lourd, dans une plaine légèrement vallonnée, les Français se battent dix heures durant contre les Britanniques et les Prussiens. Le retard pris par le général Grouchy précipite une défaite qui tourne à la déroute.
Disséquée dans ses moindres détails, cette bataille devient un moment majeur de la légende napoléonienne. Elle inspire Stendhal, qui y voit le point focal de l’illisibilité historique, le bruit et la fureur fondant sur des hommes plongés dans le chaos. À l’opposé, Victor Hugo l’a portée au mythe avec un Cambronne à la tête des derniers carrés de la Garde, digne de Léonidas. Les Cent-Jours ont scellé le destin de Napoléon, voué cette fois à un exil sans retour. Ils ont aggravé le sort de la France occupée, encore amputée, frappée d’une lourde indemnité de guerre. Ratifiant le second traité de Paris, le 20 novembre 1815, le duc de Richelieu soupire : « Je viens de signer un traité pour lequel je devrais poser ma tête sur l’échafaud, cependant pouvais-je faire autrement ? » Effectivement.