« Nous voulions fuir l’enfer du racisme aux États-Unis » : Melvin Mc Nair, Black Panther exilé en Normandie
Le 31 juillet 1972, cet ancien membre des Black Panthers a détourné un avion, et sa vie a basculé.
Extrait de « Libération » du 20 Novembre 1978.
Melvin McNair, 73 ans, est une figure bien connue du quartier populaire de la Grâce de Dieu, à Caen. Voilà près de 30 ans que ce médiateur s’affaire à rendre la vie des jeunes du coin un peu moins difficile grâce au sport. Près de 30 ans aussi que ce passionné ne rate aucun match de baseball dans sa ville. Un engagement d’ailleurs si soutenu que le terrain de baseball local porte son nom ainsi que celui de sa femme Jean, depuis 2015.
Mais Melvin McNair a eu une autre vie, bien loin de la Normandie. À 23 ans, ce membre des Black Panthers, mouvement de libération afro-américaine, a détourné un avion reliant Detroit à Miami. Le but : s’évader d’une société américaine raciste, jugée étouffante. Entretien.
Vous avez grandi aux États-Unis pendant la ségrégation. Vous n’aviez pas accès aux mêmes fontaines à eau, écoles, universités, aux mêmes places dans le bus…Quelle est l’injustice la plus marquante de votre enfance ?
Il faut s’imaginer qu’à cette époque, nous vivions dans une sorte de « bulle Noire », avec finalement peu de contact avec les Blancs. Pour nous, leur monde était différent, de l’autre côté d’une barrière. Lorsque j’avais 10 ans, ma mère et ma sœur ont été arrêtées à cause de leur participation à une manifestation pour les droits civiques. Elles ont passé une nuit enfermées. J’ai donc été élevé par des femmes de caractère ! Ma mère, la dernière d’une fratrie de quatorze enfants, nous a éduqués dans les valeurs de solidarité et de partage de l’Église. Notre conscience socio-politique venait de la religion. En 1966, j’ai intégré la faculté de Caroline du Nord avec une bourse grâce à mes très bonnes performances sportives - je jouais au baseball et au football américain. C’est là que j’ai moi-même commencé à manifester. Je bénéficiais d’une certaine influence car j’étais capitaine d’équipe, donc j’avais la responsabilité d’amener les autres étudiants aux manifestations. Le mouvement des droits civiques battait alors son plein. En 1968, Martin Luther King a été assassiné. Nous qui vivions dans notre bulle séparée, nous l’avons vécu comme une agression directe du monde extérieur. J’ai pris part aux émeutes qui ont suivi.
Piscine réservée aux Noirs pendant la ségrégation raciale aux États-Unis.
Ensuite, lors de votre service militaire à Berlin, vous continuez à subir le racisme…
Le premier soir de notre arrivée, nous avons vu un jeune militaire afro-américain sur le point d’être attaqué par cinq ou six militaires américains blancs, avant que nous intervenions. Nous avons tout de suite compris que nous n’étions pas les bienvenus. Plus largement, ce fut aussi la première fois de ma vie que j’étais dans un environnement où Noirs et Blancs étaient mêlés. J’ai subi les discriminations de plein fouet. Automatiquement, on me considérait comme inférieur. La ségrégation légale et physique avait pris fin, mais ce n’était pas la fin du racisme. Les mentalités n’ont pas magiquement changé d’une année à l’autre ! À l’armée, je n’avais pas la possibilité d’évoluer alors que j’avais d’excellents résultats. Mais s’il y avait eu une égalité des chances, je serais probablement resté. J’aimais l’action. Je pensais devenir tireur d’élite.
À quel moment vous rapprochez vous des Black Panthers ?
J’ai commencé à résister au sein de l’armée, de manière non violente. Avec d’autres camarades, nous refusions de saluer les officiers ou de se mettre debout lors de l’hymne national. Nous laissions pousser nos afros. Nous portions des bracelets noirs pour marquer notre appartenance au mouvement de libération des Black Panthers. Le tout pour protester à la fois contre le racisme dans l’armée, mais aussi contre une guerre raciste. Celle du Vietnam. Certes, c’était un enfer pour tout le monde, Noirs comme Blancs. Mais pour nous qui subissions le racisme, il y avait encore une autre dimension. C’était une guerre menée contre un autre peuple opprimé. Il fallait voir comment les dirigeants américains qualifiaient les Vietnamiens…Des mots qui étaient l’équivalent de « nègre » pour nous. Malcom X et Martin Luther King s’étaient d’ailleurs publiquement opposés à ce conflit. Quand j’ai appris que l’on allait m’envoyer là-bas, mon fils ainé venait de naître. J’ai refusé.
Manifestation des Black Panthers contre la guerre du Vietnam.
Vous allez donc vivre dans la clandestinité..
Oui. Ce choix fut un vrai tournant dans ma vie. Au départ je souhaitais quitter l’armée légalement mais ce n’était pas possible. Si je m’étais rendu, on m’aurait fait un procès et je risquais la prison. Cela dit, j’aurais pu accepter cela. J’en aurais fait un événement politique. Et puis j’aurais ensuite pu continuer ma vie, sans détourner un avion. Car cette action nous condamnera à l’exil. Je regrette de ne pas avoir résisté légalement. Mais j’avais trop de rage en moi. Et je ne voulais pas abandonner ma femme, Jean, et mon fils, Johari. Donc nous sommes allés à Détroit rejoindre des amis de Jean. Nous avons trouvé du travail, mais notre situation était précaire. Nous ne pouvions pas nous joindre aux Black Panthers par crainte de se faire repérer par la police. Ils étaient sous haute surveillance, et nous étions recherchés. Nous ne pouvions pas non plus rester trop longtemps chez ces amis. Et nous vivions toujours dans une société raciste. Un soir, mon ami George Brown s’est fait tirer dessus par plusieurs policiers de la brigade « STRESS » (« Stop the Roberies, Enjoy Safe Street », soit « Arrêter les vols, profitez de rues sûres », ndlr) en sortant du cinéma. Il s’en est sorti, mais il aurait pu y passer. Aujourd’hui avec Black Lives Matter on parle des Noirs tués par la police. George est l’un des survivants. Il a finalement remporté son procès, soutenu par le mouvement des droits civiques, mais les policiers nous ont menacé en retour. Il fallait que l’on quitte l’Amérique. Et nous avions lu que l’Algérie accueillait les Black Panthers. Nous avons dû trouver un moyen d’y aller.
Le 31 juillet 1972, vous détournez un avion qui devait relier Detroit à Miami en compagnie de votre femme Jean, vos deux enfants, et quatre autres personnes (George Brown, George Wright et sa compagne Joyce Tillerson accompagnée sa fille), pour ensuite l’utiliser comme moyen de transport jusqu’à Alger. Comment vous y êtes-vous préparés ?
À l’époque, il faut s’imaginer qu’il y avait des détournements d’avion tout le temps. C’était à la mode. Nous avons inspecté l’aéroport, nous nous sommes assurés qu’il n’y avait pas de système élaboré de détecteurs de métaux, et nous avons fait des interviews d’employés. Nous avions étudié le type d’avion qui pouvait traverser l’Atlantique : celui qui reliait Detroit à Miami en était bien capable. Nous avions des armes, mais nous voulions que ce détournement se déroule sans violences. Nos enfants nous accompagnaient. Mais nous ne voulions pas montrer leur lien de parenté avec nous. Autrement, nous n’aurions rien pu négocier. Nous n’étions pas animés par la haine, mais par la rage. Nous voulions fuir l’enfer du racisme aux États-Unis.
Comment s’est déroulé le détournement ?
George s’est présenté avec une arme devant le pilote. Celui-ci est resté très calme. Il a annoncé aux passagers qu’il fallait rester zen et qu’il y avait un détournement en cours. Nous avions enregistré des musiques du top 50 pour les diffuser pendant le vol et détendre l’atmosphère. Arrivés à Miami, nous avons demandé une rançon d’un million de dollars en échange des passagers. Au départ les autorités ont refusé. Ils voulaient nous donner seulement la moitié. Nous avons répondu que dans ce cas-là, nous gardions les femmes et les enfants. C’était du bluff, mais ils ont finalement accepté. Nous avions aussi exigé que l’agent du FBI vienne en maillot de bain avec la valise pleine de billets, pour éviter qu’il soit armé. Ce qu’il a fait. Une fois les passagers descendus, la pression est descendue d’un cran. Avec l’équipe d’hôtesses ainsi que le pilote, nous avons volé jusqu’à Alger. Là nous avons pu discuter de l’antiracisme. Nous voulions simplement leur montrer que nous étions tous humains. Nous jouions avec nos enfants. Et le pilote nous a emmené à bon port. Pour moi c’est le héros de cette histoire. Il nous a menés dans la tempête. Par la suite, nous lui avons présenté nos excuses, ainsi qu’à sa fille qui a été extrêmement inquiète ce jour-là. Plus largement, nous avons toujours ce regret d’avoir mis des gens dans cette situation-là.
Lors du détournement de l’avion Delta, le 31 Juillet 1971, à l’arrivé à Miami ils ont exigé que l’agent FBI vienne consigner une rançon d’un million de dollar en maillot de bain pour éviter qu’il soit armé.
Comment s’est passée l’arrivée en Algérie ?
Quand nous sommes arrivés, les Black Panthers étaient en fait sur le départ. Ils n’avaient plus bonne presse. Les relations se tendaient avec le gouvernement algérien, qui commençait à se rapprocher du gouvernement américain. À notre arrivée les autorités algériennes ont renvoyé l’argent qu’ils ont trouvé de notre rançon aux États-Unis. Après un peu moins d’un an sur place, on voyait bien que ça n’allait pas être possible de faire nos racines ici. Et ainsi nous avons dû faire le choix le plus difficile de notre vie : nous séparer de nos enfants pour les renvoyer aux États Unis avec nos familles. Cela nous a déchiré le cœur. Nous savions qu’ils retournaient en enfer. Mais pour trouver une solution de long terme, nous n’avions pas le choix. L’exil aurait été trop dangereux pour eux. Ensuite nous nous sommes concentrés sur comment les récupérer.
Aidé par un réseau de solidarité internationale, vous arrivez en France. Vous êtes hébergé par des familles françaises jusqu’à votre arrestation en 1976.
Nous sommes partis d’Algérie grâce à des faux passeports, sous des faux noms que nous avons ensuite conservé en France. Nous avons bénéficié du soutien du réseau Solidarité, fondé par Henri Curiel (militant des luttes d’indépendance, ndlr). Rencontrer ces personnes qui nous aidaient nous a apporté la preuve que le monde n’était pas hostile. C’était une manière de guérir, de cicatriser nos blessures. Grâce à cette ouverture en France, on a vu l’avenir s’éclaircir. Auparavant, il y a avait toujours un mur en face de nous. Nous travaillions, Jean comme femme au pair et moi comme ouvrier. Mais nous étions surveillés et nous le savions. En mai 1976, nous avons finalement tous été arrêté en même temps: George, Joyce, Jean et moi-même (George Wright a poursuit sa cavale hors de l’Hexagone, ndlr). Ce fut un soulagement. À l’époque, nous pensions de toute façon à nous rendre car la clandestinité était éprouvante.
La France refuse de vous extrader vers les États-Unis, au nom de la valeur politique de vos actions. Comment avez-vous vécu cette décision?
Le refus de l’extradition fut un soulagement pour tout le monde. Nous risquions près de vingt ans de prison si nous étions renvoyés aux États-Unis. C’est toujours le cas d’ailleurs. C’était aussi une preuve que l’État français reconnaissait notre récit. Il prenait en considération le contexte de nos actions. L’opinion publique nous soutenait. Pour moi la France était réellement le pays des droits humains ! En 1978 se tint finalement notre procès aux assises. Les témoins ont dû faire le trajet depuis les États-Unis. C’était une première ! Les femmes ont été libérées presque immédiatement. Les enfants les ont rejointes. J’ai été condamné à cinq ans en tout mais ma peine a été réduite ensuite pour bonne conduite.
Melvin and Jane McNair, extrait du film “Melvin & Jean: An American Story”, réalisé par Maia Wechsler.
Comment avez-vous vécu votre incarcération ?
Comme j’ai toujours été très sportif, je m’entraînais beaucoup. J’avais la visite d’éducateurs et d’aumôniers. Même là-bas, nous avions des sympathisants et de quoi lire. Nos corps étaient enfermés, mais nos esprits étaient libres. Les autres détenus me respectaient. En prison quand on a détourné un avion, on est au sommet de la hiérarchie ! On a même tenté de me recruter pour des braquages. Mais j’ai dit non. Cette fois-ci j’ai su éviter les pièges de la négativité. J’ai pu réfléchir. J’avais une richesse en moi, je viens d’une famille très éduquée. Mais lorsque j’étais jeune et plein de rage, je ne l’ai pas vu. Je n’avais pas de mentor pour me guider. C’est en France que j’ai appris comment bien résister. Comment ne pas alimenter l’engrenage de la violence, comment ne pas tomber dans la délinquance, comment ne pas se résigner non plus. C’est tout un art de savoir s’opposer à l’injustice. Il y a de nombreux pièges qui peuvent décourager. La prison fut encore une autre étape de mon éducation.
Comment s’est faite la transition vers votre emploi de médiateur dans le quartier populaire de la Grâce de Dieu à Caen ?
À ma sortie de prison, j’ai travaillé notamment à l’usine Steiner. Il y avait beaucoup de tensions, notamment avec les syndicats. À tel point que pendant une grève, un jeune s’est suicidé. Il y avait aussi du racisme et de l’antisémitisme. Moi qui étais pétri de théories révolutionnaires, je ne pouvais plus vivre dans un contexte comme celui-ci. Je voulais comprendre les relations humaines. Je suis tombé sur une offre pour être animateur. Et en parallèle je continuais à jouer au baseball et à entraîner des équipes. De fil en aiguille, de rencontre en rencontre, j’ai obtenu ce poste de médiateur au sein du quartier populaire de la Grâce de Dieu, à Caen. Mon rôle était d’accompagner les jeunes et de réduire les inégalités. Faire en sorte que la France ne devienne pas comme l’Amérique ! Pendant longtemps, personne là-bas n’a su que j’avais détourné un avion. Je n’en parlais pas. Jean a quant à elle créé une association de soutien scolaire « Espérance et Jeunesse » pour les enfants défavorisés.
Melvin McNair, ex Black Panther exilé en Normandie, dans le club de baseball « Les Phénix de Caen ».
Subissez-vous encore le racisme en France ?
Oui, mais quand certains me disent « rentre dans ton pays », je pense en rigolant « toi, attention, tu ne sais pas qui je suis ! Une vraie bombe nucléaire » (rires). Mais globalement j’y suis peu confronté directement. Cela n’a rien à voir avec ce que j’ai pu vivre aux États-Unis. Il est intéressant de voir comment on me perçoit. Au début, je suis un Noir. Ensuite, quand on comprend d’où je viens, je suis un Américain. Et puis je deviens le Black Panther qui a détourné un avion. Je tente de sortir des cases, mais on finit toujours par m’y remettre. Je voudrais que l’on me voit simplement comme Melvin McNair.
Quel regard portez-vous sur votre parcours ?
Disons que c’est quand même un peu rock’n’roll. Heureusement, il y a toujours eu quelqu’un pour nous aider, entre le comité de soutien pendant le procès, le réseau de solidarité, les différentes rencontres à Caen… Aux États-Unis, la mort nous guettait à chaque coin de rue. C’est encore le cas pour de nombreux Afro-Américains aujourd’hui, d’ailleurs. Je voulais mieux. J’ai pris le risque de partir. Ainsi j’étais plongé dans un tunnel, mais je suivais la lumière au bout. Qui aurait pu imaginer qu’à la fin de ce périple, je me retrouverais ici, à la Grâce de Dieu ?