Pourquoi les révolutions ne se font-elles jamais sans musique ?
La musique a toujours été une alliée puissante des révolutionnaires et de nombreux chants, à l'instar de la Marseillaise, se sont inscrits dans les cultures nationales.
Illustration de la feuille de chant du chant The March of the Women (La Marche des femmes), composé par Ethel Smyth, sur des paroles de Cicely Hamilton en 1910. Ce chant composé et écrit par deux femmes est devenu l'hymne des suffragettes et plus largement du mouvement pour le droit de vote des femmes au Royaume-Uni.
« Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé ». Devant le palais des Tuileries, à l’aube du 10 août 1792, les révolutionnaires entonnèrent ce chant guerrier pour se donner du courage. Ils massacrèrent les gardes et prirent le Palais. Une journée décisive : elle signa la fin de la monarchie constitutionnelle en France.
Quelques mois plus tôt, l’exemplaire de ce chant, au départ dédié à l’armée du Rhin (une unité militaire française) pour faire la guerre contre l’Autriche, avait atterri dans les mains des bataillons de fédérés marseillais. Ces derniers se mirent en route vers Paris pour faire la révolution, entonnant cet hymne de villages en villages. Un numéro de La Chronique de Paris soulignait ainsi que les Marseillais « le chant[ai]ent avec beaucoup d'ensemble et le moment où ils agit[ai]ent leurs chapeaux et leurs sabres, en criant tous à la fois Aux armes, citoyens ! fai[sai]t vraiment frissonner. Ils ont fait entendre cet hymne guerrier dans tous les villages qu'ils traversaient et ces nouveaux bardes ont inspiré ainsi dans les campagnes des sentiments civiques et belliqueux ». Voici comment ce chant, porté à Paris par des Marseillais, est devenu l’un des hymnes de la Révolution française – et comment il a finalement pris ce nom, connu de tous aujourd’hui : La Marseillaise.
À travers l’histoire, aucune grande mobilisation sociale ne semble avoir pu se passer de musique. De la Marseillaise jusqu’au « On est là » scandé par les Gilets Jaunes en passant par l’Internationale, les chants touchent au coeur, donnent du courage, désignent un adversaire, contournent parfois la censure... Autant de facultés qui font de la musique une puissante alliée des révolutionnaires de tous bords. « Le recours à la musique permet d’asseoir les revendications sur une sensibilité plus engageante que les seuls discours » souligne Christophe Traïni, professeur de sciences politiques et auteur d’un livre dédié au sujet, La musique en colère. D’autant que les chants font fi de l’analphabétisme : pas besoin de savoir lire ou écrire pour chanter !
Gravure du 19e siècle représentant Rouget de l'Isle chantant la Marseillaise pour la première fois.
DEBOUT, LES DAMNÉS DE LA TERRE
Un atout précieux, notamment au 19e siècle. Avec la révolution industrielle, la classe ouvrière prend conscience de sa place dans la société et l’exprime en chansons. Quel meilleur exemple que l’Internationale, ce chant composé en 1871 par l’ouvrier français Eugène Pottier ? À grand renfort de « nous », les paroles exaltent le sentiment de lutte commune, sur une mélodie galvanisante : « Debout ! les damnés de la terre (...) Nous ne sommes rien, soyons tout (...) Groupons- nous et demain, L’Internationale sera le genre humain ».
Lors du 14e congrès du Parti Ouvrier Français en 1896, qui accueille à Lille des militants de la région mais aussi des dirigeants de partis socialistes étrangers, ce chant est repris en choeur par près de 20 000 manifestants français, allemands, autrichiens, espagnols… En chantant ensemble, ils prennent conscience de leur nombre et de leur capacité à agir de manière coordonnée. L’union fait la force, et la musique permet de s’en rendre compte. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si ces deux chants, l’Internationale et la Marseillaise, sont devenus ensuite des hymnes nationaux (URSS et France). Le pouvoir en place profite lui aussi de cette incroyable faculté de la musique à fédérer, dévoyant parfois le but premier des révolutionnaires.
L'autre avantage de la musique ? Sa faculté à déjouer la censure. La mélodie peut faire passer des messages, même sans les mots. Les résistants en France sifflaient l’air de la chanson Les Gars de la marine pour prévenir de l’approche de nazis dans leur secteur. Cette mélodie en apparence inoffensive faisait en fait référence à la reprise par Pierre Dac, humoriste en exil à Londres, et chroniqueur à la radio. Ce dernier avait transformé le refrain de « C’est nous les gars de la marine » en « Voilà les gars de la vermine / Chevaliers de la bassesse / Voilà les Waffen SS / Voyez comme ils ont fière mine / C’est dans le genre crapuleux ce qui se fait de mieux ». « Ces procédés se révèlent très utiles, non seulement parce qu’ils parviennent à échapper à la censure, mais encore parce qu’ils renforcent le sentiment de communauté. Rire ensemble au détriment de l’adversaire, grâce à un double sens codé que ce dernier ne peut saisir, et a fortiori en dépit d’une situation peu avantageuse, constitue sans doute l’un des vecteurs les plus puissants des sentiments de solidarité et de commune intelligence » détaille Christophe Traïni.
« NOUS AVONS PERDU TOUTES LES BATAILLES MAIS NOUS AVIONS LES PLUS BELLES CHANSONS »
Et puis les rebelles ne sous-estiment pas le pouvoir de la beauté. La musique adoucit les mœurs – et les indépendantistes irlandais le savaient mieux que personne. Quand le musicien folk Christy Moore chante la balade Back Home in Derry, écrite par Bobby Sands, militant de l’IRA (l’armée républicaine irlandaise) mort en prison suite à une grève de la faim, il rend hommage à un poète sensible et délicat. Cette musique douce va ainsi à l’encontre du récit du gouvernement britannique, dirigé à l’époque par Margaret Thatcher, qui présentait les indépendantistes comme de dangereux terroristes.
La musique suscite par ailleurs la fierté, celle d’appartenir à une communauté qui se démarque d’un pouvoir donné. « Les nationalistes irlandais valorisent l’usage des instruments de la musique celtique, les aborigènes australiens utilisent le didjeridoo, les Corses chantent en polyphonie - le recours à de tels dispositifs musicaux s’apparente souvent à un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de cultures menacées » poursuit Christophe Traïni. Elle intéresse ainsi des personnes parfois très éloignées de ces combats, attirées d’abord par l’harmonie des chants. On imagine qu’il est bien plus facile pour les nationalistes corses de sensibiliser à leur cause sur fond de polyphonie qu’avec un tract aride. D’ailleurs, les chants polyphoniques, traditionnellement chants de bergers, ont connu une nouvelle jeunesse dans les années 1970 - lorsque le discours nationaliste s’est radicalisé, et que la musique a pu devenir un étendard politique.
Toutes ces facultés ont longtemps inquiété les puissants. Dès 400 avant notre ère, Platon enjoignait, dans Les Lois, les magistrats à s’assurer que « les airs populaires, les chants sacrés et l’ensemble des danses de la jeunesse soient (…) des lois qu’on ne puisse transgresser ni d’un son de voix ni d’un pas de danse ».
Autre époque, même crainte. Les généraux de la Première Guerre mondiale avaient promis une récompense d’un million de francs-or à tout poilu qui dénoncerait l’auteur de la chanson de Craonne, qu’entonnaient les mutins congelés dans leurs tranchées : « C’est fini, on en a assez (…) De cette guerre infâme (…) Mais c’est fini, car les troufions vont tous se mettre en grève. Ce sera votre tour, messieurs les gros, de monter sur le plateau. Car si vous voulez faire la guerre, payez-là de votre peau ».
Mais si on peut exécuter le chanteur, on ne peut pas tuer la chanson… Nombre de ces chants ont ainsi survécu à l’Histoire et traversé les âges. Et ce, qu’importe l’issue du combat. L’Internationale résonne toujours dans certaines manifestations, Bella Ciao, hymne révolutionnaire italien, est devenu un tube planétaire. Un combattant républicain lors de la guerre d’Espagne soupirait ainsi : « nous avons perdu toutes les batailles, mais nous avions les plus belles chansons. »