Quand les cathédrales étaient victimes d’incendies volontaires

Jadis, le feu se déclarait régulièrement dans les édifices religieux. Il était même parfois provoqué à dessein.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 8 mars 2022, 16:56 CET
La basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay en Bourgogne.

La basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay en Bourgogne.

PHOTOGRAPHIE DE Jörg Bittner Unna, CC BY-SA 3.0

Le 15 avril 2019, des foules aussi médusées qu’alarmées ont regardé Notre-Dame de Paris brûler, massées à proximité de l’édifice ou immobiles devant des postes de télévision qui retransmettaient le drame architectural en direct. Par le passé, les hommes ont vu avec moins d’émoi les cathédrales se transformer en brasier. Car le feu couvait sans cesse dans les édifices religieux, au point que les incendies relevaient d’événements sinon banals, du moins fréquents. Si nombre d’entre eux furent le fruit de malheureux accidents, d’autres laissent entrevoir la main de l’Homme. Car l’incendie volontaire a pu servir d’expédient pour trancher des conflits temporels entre les diverses autorités spirituelles. Arnaud Timbert, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Picardie - Jules Verne et membre du Groupe Métal des scientifiques de Notre-Dame, a étudié cette pratique méconnue, qu’il évoque sur le site de l’association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris. Entretien.

Arnaud Timbert, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Picardie Jules Verne.

Arnaud Timbert, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Picardie Jules Verne.

PHOTOGRAPHIE DE Arnaud Timbert

Les incendies sont-ils fréquents dans les édifices religieux du Moyen Âge à l’époque moderne ?

Ce sont des événements assez réguliers, qui n’ont rien d’étonnant ou de dramatique pour les populations. Les cathédrales brûlent une fois, deux fois, trois fois dans des proportions différentes, qui imposent soit des réparations soit des reconstructions. Celle de Chartres flambe ainsi aux 11e, 12e et 19e siècles. La Cathédrale de York, en Angleterre, brûla également plusieurs fois durant le Moyen Âge. Les raisons de ces incendies récurrents sont simples : les préoccupations des hommes du Moyen Âge à la période moderne vis à vis de la sécurité n’ont rien à voir avec les nôtres. En conséquence, les incendies sont parfois provoqués par des négligences. Mais ils sont surtout liés au fait que les églises sont de vrais espaces de vie utilisés constamment, de jour comme de nuit, ce qui multiplie les risques : les églises brasillent de lampes à huile, de cierges, de candélabres et de braseros répartis parmi un important mobilier de bois, agrémenté de tentures et parfois de tapisseries. Tout cela favorise les incendies.

 

Si certains incendies sont accidentels, d’autres pourraient avoir été provoqués volontairement. Pourquoi de tels expédients ?

Les incendies représentent un moyen de débloquer des situations conflictuelles lorsqu’un commanditaire souhaite reconstruire son église pour des raisons politiques, symboliques ou de prestige. Il peut s’agir d’un abbé dans sa communauté de moines ou d’un évêque autour de ses chanoines. La reconstruction pose un problème collectif. Les moines et les chanoines n’y sont pas forcément favorables. La construction d’une cathédrale gothique, par exemple, coûte très cher en matériaux, en main d’œuvre et en temps. Elle prend aussi beaucoup de place, souvent plus que celle de l’édifice qui existait auparavant. Or les questions de place et d’argent dépendent des chanoines, des religieux qui vivent en communauté, siègent dans le chœur de la cathédrale et animent la liturgie quotidienne. Quand un évêque choisit de reconstruire une cathédrale, il se heurte à de fréquentes réticences de leur part. Ils n’ont pas forcément envie de participer au financement de la construction ni d’être perturbé dans leur quotidien, car pour faire de la place pour le nouvel édifice, il faut détruire les maisons qu’ils habitent autour de l’ancienne cathédrale.

 

Parmi les exemples d’incendies volontaires, vous évoquez l’abbatiale Sainte-Marie- Madeleine de Vézelay, en Bourgogne.

L’abbatiale de Vézelay est en chantier permanent de 1130 à 1150 pour reconstruire la nef et l’avant-nef qui ont brûlé. Une fois le chantier achevé, un nouvel abbé est élu – Guillaume de Mello – qui n’est pas issu de la région mais d’Île-de-France, et qui est très attaché au roi de France, à une époque où la Bourgogne n’appartient pas encore au domaine royal. Il veut introduire à Vézelay les formes gothiques, une architecture nouvelle qui est intimement liée au pouvoir du monarque, notamment avec les nécropoles royales de Saint-Denis et Saint-Germain-des-Prés. Il semble que ce projet très politique ait fait face à une opposition importante de la part des moines, parce que l’édifice était en travaux depuis déjà longtemps, que le projet d’un chœur doté d’une multitude de chapelles rayonnantes coûtait cher, et qu’un tel style était étranger à la Bourgogne.

L’abbé commence à rassembler des fonds dès 1164, par le biais d’une pérégrination de reliques. Et en 1165, un incendie éclate dans la crypte du chœur roman érigé au 11e siècle. Ce sinistre a été confirmé par des traces archéologiques et évalué comme très limité. Selon les chroniques de l’époque, les moines sont descendus dans la crypte après l’incendie et, premier miracle, ont retrouvé la Vierge en bois qu’ils priaient chaque jour. Deuxième miracle, en la nettoyant pour enlever la suie qui la recouvrait, ils ont découvert une petite porte dans son dos : la statue s’avéra être un reliquaire contenant des reliques de saints prestigieux.

Tout est signe, tout s’interprète dans une église. Aussi l’incendie fut-il interprété comme un signe envoyé par la Vierge, un signe qui exprimait son souhait d’une plus belle demeure. Par ailleurs, en délivrant de son corps une multitude de reliques elle justifia l’installation d’autels pour les recevoir et légitima ainsi la construction d’un chœur à chapelles rayonnantes inspiré de Saint-Denis et Saint-Germain-des-Prés. Pérégrination de reliques destinées à la reconstruction, miracle survenu de manière opportune à la suite d’un incendie très limité : il s’agit donc probablement d’un incendie monté de toute pièce, pour débloquer une situation qui ne faisait pas l’unanimité au sein de la communauté.

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    La façade occidentale, le portail royal et le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Chartres.

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    PHOTOGRAPHIE DE Björn T

    La manipulation ne courait-elle pas le risque d’être un peu grossière ?

    Si l’histoire est bien ficelée, les moines ne peuvent pas s’y opposer ouvertement ni nier l’existence d’un miracle, car celui-ci rejaillit sur l’église et sur la communauté. C’est à la fois un bienfait spirituel pour eux, et un bienfait économique car l’abbatiale attire dès lors plus de pèlerins. De plus, les hommes du Moyen Âge aiment les histoires. Ce sont des conteurs. Il ne faut pas sous-estimer leur capacité à mettre du merveilleux, de la magie et du miracle dans leur existence, et peu importe si cela relève de la manipulation. Cela ne remet pas en cause la profondeur et la qualité de leur foi. De ce point de vue, l’incendie est fantastique, il donne satisfaction à tout le monde.

     

    Vous évoquez une autre mise en scène probable, celle de l’incendie de la cathédrale de Chartres.

    L’incendie a lieu le 10 juin 1194 sous l’épiscopat de Renaud de Mouçon. Il existe une possibilité pour qu’il soit lié à un chantier qui venait de débuter. Mais une autre hypothèse plaide en faveur d’un incendie créé de toute pièce. Ce qui est étonnant avec l’incendie de Chartres, c’est que le chantier de reconstruction débute quasi immédiatement après celui-ci. Il est aussi achevé en 30 ans, ce qui est très rapide. Par comparaison, la construction de Notre-Dame de Paris a débuté vers 1160 et ne s’est achevée que vers 1230. Cela signifie que l’évêque et son équipe avaient déjà tout rassemblé : les matériaux, les plans, les architectes… La reprise aussi rapide d’un chantier majeur, qui apporte par ailleurs des nouveautés incroyables (dont l’absence de tribune et l’usage de pierres de très grands formats liées par des agrafes en fer, à la manière des temples antiques) est forcément le fruit d’une longue réflexion. L’incendie débloque visiblement une situation conflictuelle entre le chanoine et les évêques. Et là aussi un miracle survient : alors que la cathédrale brûle, des chanoines se réfugient dans la crypte, dont ils ressortent après 3 jours et 3 nuits, le temps que le Christ a passé au tombeau avant de ressusciter. Et ils en ressortent qui plus est avec le voile de la Vierge, qui a échappé aux flammes.

     

    Des chanoines étaient donc complices de l’évêque.

    Au même titre qu’à Vézelay, où tous les moines n’étaient pas contre de nouveaux travaux, tous les chanoines ne s’opposaient pas à la reconstruction de la cathédrale de Chartres, mais la majorité d’entre eux n’était sans doute pas d’accord avec l’évêque. Si des incendies volontaires ont pu toucher des édifices de l’importance de l’abbatiale de Vézelay et de la cathédrale de Chartres, c’est qu’il y en a eu d’autres.

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