Saigo Takamori, le dernier samouraï
Dans le Japon moderne de l’ère Meiji, alors que la caste des samouraïs vit ses dernières heures, le plus respecté d’entre eux se soulève en 1877, dans une rébellion désespérée.
En février 1854, le commodore Matthew Perry débarqua au Japon pour exiger que ce pays mette un terme à l’isolement total qu’il maintenait depuis deux siècles vis-à-vis de l’étranger. Ce jour-là, la vapeur et l’acier des cuirassés nord-américains portaient un message sans appel : s’il ne voulait pas se voir assujetti par les puissances étrangères, le Japon devait non seulement accepter d’ouvrir ses ports et de commercer avec le reste du monde, mais aussi de transformer son économie, ses institutions et même son mode de vie.
En 1868, l’avènement de l’ère Meiji s’accompagna d’un processus de modernisation radicale, qui hissa en quelques années le Japon au rang des puissances occidentales. Cette transformation suscita néanmoins des résistances, notamment de la part des samouraïs, ces guerriers qui incarnaient l’esprit traditionnel du pays. L’un d’eux, Saigo Takamori, mena en 1877 une rébellion qui se solda par un échec, mais le fit malgré tout entrer dans la légende.
Originaire de Satsuma, Saigo Takamori venait d’une famille samouraï aussi humble que fière de son lignage. Il commença sa carrière à la campagne, en qualité de copiste du magistrat Sakoda Tajiemon. Amené pendant la décennie suivante à parcourir différents districts de par sa fonction de percepteur des impôts, cet homme corpulent, austère et loquace se familiarisa avec la situation de la paysannerie. Sakoda Tajiemon lui inculqua un devoir inhérent à sa condition de samouraï : veiller au bien-être de la population placée sous sa responsabilité.
La prise de conscience du rôle fondamental joué par les paysans dans la sauvegarde du pays et la survie de la caste des samouraïs poussa d’ailleurs Saigo Takamori à adresser un mémorandum à Shimazu Nariakira, son daimyo (seigneur féodal). Sur un ton pressant et enflammé, il y expliquait que les samouraïs devaient regagner la confiance des paysans et bannir leurs pratiques de corruption.
IMMOLATION RATÉE
Admis dans la suite de Shimazu Nariakira, Saigo Takamori lui jura une loyauté absolue. Après le décès inattendu du daimyo, il décida même de mettre fin à ses jours, selon l’ancestrale pratique du junshi, qui voulait que la mort d’un seigneur soit suivie par l’immolation de l’un de ses serviteurs.
Le corps de Saigo Takamori et celui de l’ami qui l’avait accompagné furent poussés jusqu’au rivage par les flots du lac dans lequel ils s’étaient jetés depuis une barque ; le samouraï fut réanimé, mais son ami fut retrouvé sans vie. Saigo Takamori commémora ce tragique épisode dans un poème : « Main dans la main, nous nous jetâmes dans les profondeurs marines. Le destin décida de frustrer mes espoirs en me laissant la vie sauve. Aujourd’hui, les années ont passé, et me voici debout devant ta tombe, à verser de vaines larmes. »
Le nouveau daimyo de Satsuma se méfiait de cet incorruptible et austère samouraï, qui exerçait déjà une considérable influence sur ses pairs. Exilé à deux reprises sur des îles lointaines, Saigo Takamori profita de ces séjours pour devenir maître dans l’art de la calligraphie et de la poésie chinoise, pour pratiquer le sumo, et pour endurer dans sa propre chair la rudesse des conditions de vie du peuple. Absous en 1864, il put enfin retourner à Satsuma.
Pendant les quatre années qui suivirent, Saigo Takamori joua un rôle de premier plan dans les luttes politiques et militaires qui conduisirent à la révolution de l’ère Meiji. Nommé commandant des troupes de Satsuma, il décida avec son seigneur Shimazu Hisamitsu de s’allier à la seigneurie de Choshu et de se mesurer aux troupes du clan Tokugawa, qui contrôlait le pays depuis 1603 en plaçant ses membres au poste de shogun (gouverneur militaire).
En 1868, les troupes de Saigo Takamori occupèrent Edo (l’actuelle Tokyo) et infligèrent de cuisantes défaites au clan Tokugawa. Le système de gouvernement militaire instauré sept siècles auparavant, le bakufu, fut alors aboli et remplacé par un nouveau gouvernement, qui s’appuya sur l’autorité de l’empereur pour lancer des réformes de modernisation du pays.
Malgré la gloire dont l’auréola son rôle dans la révolution, Saigo Takamori se retira du gouvernement pour retourner à Satsuma. Il ne se sentait pas à sa place à Kyoto, la capitale du pays, où il s’était laissé convaincre de se rendre en 1871 pour assumer une charge politique. Il méprisait la mode des redingotes et des hauts-de-forme, et n’hésitait pas à se présenter au palais en costume régional et chaussé de sandales ou de sabots.
On raconte qu’un garde le prit un jour pour un intrus alors qu’il marchait pieds nus, parce qu’il avait retiré ses sabots après être sorti de son bureau au milieu d’une tempête. Seule l’intervention d’un autre ministre, passant par là en calèche, permis de résoudre la situation. Le malaise de Saigo Takamori était aussi lié aux mesures en cours d’adoption par le gouvernement.
L’abolition du système des han (« fiefs »), désormais sous le contrôle de l’État, fut actée en 1871 et bien accueillie par les anciens daimyo, qui reçurent en contrepartie une rémunération à vie, virent les dettes de leurs domaines soldées par l’État et se reconvertirent en officiers de la nouvelle armée impériale ou en gouverneurs. Pour les plus modestes samouraïs, en revanche, ces réformes scellaient la fin d’un mode de vie : dépourvus de contacts leur assurant un avenir politique ou militaire, ils perdirent la rémunération qu’ils percevaient en leur qualité d’aristocrates et sombrèrent dans la pauvreté.
À ce sort s’ajoutèrent des mesures humiliantes, comme l’édit Dampatsurei (1871) ou l’édit Haitorei (1876), qui leur interdirent respectivement le chignon chonmage typique et le port public de leur épée, symbole de leur appartenance à la caste des samouraïs.
UN BAROUD D'HONNEUR
La déchéance des samouraïs était inacceptable aux yeux de ceux qui s’étaient battus pour l’abolition du bafuku. Si Saigo Takamori comprenait l’inéluctabilité de la modernisation du Japon, il ne pouvait toutefois se résoudre à trahir ceux qui s’étaient battus sous ses ordres.
Dans l’espoir d’être assassiné et de déclencher une guerre qui restaurerait le prestige des samouraïs, il se porta volontaire pour conduire en Corée une mission diplomatique visant à exiger de ce royaume la reconnaissance de sa vassalité, mais sa demande fut rejetée. Saigo Takamori finit par démissionner de ses fonctions et par retourner à Satsuma, où il fonda une école militaire, qui attira immédiatement un grand nombre de jeunes samouraïs de la région.
Il alimenta ainsi la méfiance du gouvernement, qui le soupçonnait de vouloir constituer une armée pour fomenter une révolte. Face à la tentative de confiscation des armes de l’arsenal de Satsuma en 1877, les samouraïs mécontents se soulevèrent sous le commandement de leur maître, qui décida de prendre leur tête après la capture d’un agent du gouvernement qui avait avoué sous la torture avoir été envoyé pour l’assassiner. Saigo Takamori planifia une attaque de Tokyo, mais ses troupes furent repoussées et contraintes de se retrancher sur la colline de Shiroyama, à Kagoshima.
Le 24 septembre, assiégé et acculé, Saigo Takamori distribua à ses troupes une note leur expliquant qu’elles se battraient pour la dernière fois et les enjoignant à mourir au combat. Il décida ensuite d’affronter son destin : vêtu d’un kimono jaune, sabre en main et accompagné des derniers résistants, il s’élança du haut de la colline. Gravement blessé par une balle, il tomba au sol et, comme le veut la tradition, demanda dans un dernier souffle à ses compagnons : « C’en est assez, je vous prie de m’accorder l’honneur de me décapiter. » Il s’assit lentement, le regard tourné vers le palais impérial, saisit solennellement son poignard et le plongea dans son abdomen avant d’être décapité.
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