De nouveaux secrets de la Joconde viennent d'être révélés
Un accélérateur de particules a permis aux chercheurs de découvrir une nouvelle pièce du puzzle de l'œuvre la plus célèbre de Léonard de Vinci, artiste complexe qui expérimentait sans cesse.
La Joconde, daté entre 1503 et 1506, est sans doute le plus célèbre portrait de Léonard de Vinci. Ce tableau représente Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, un marchand de soie de Florence. Chaque année, des millions de visiteurs se bousculent au Louvre pour la voir. La peinture, protégée par une vitre épaisse qu’il faut nettoyer de façon régulière, n’a jamais été restaurée.
Léonard de Vinci, génie de la Renaissance, fondait son art et sa science sur l’idée que l’espace et la forme sont engendrés par la lumière et qu’ils n’ont d’autre réalité que cette alternance de nuances créatrices. L'héritage de ce penseur de la forme a interrogé des générations de spécialistes, scientifiques et historiens de l’art.
À l’occasion de l’exposition évènement qui s’est tenue au Louvre en 2019 pour les 500 ans de la mort de Léonard de Vinci, des scientifiques du Centre de Restauration et de Recherche des Musées de France (CRRMF) se sont intéressés à la matérialité de certaines œuvres du peintre, et notamment à leurs caractéristiques chimiques.
La Joconde de Léonard de Vinci.
Faisant appel à divers domaines de recherche, de la chimie à l’histoire de l'art, les recherches menées ont permis de mettre en lumière certaines techniques du maître italien.
Des chimistes du CNRS, et du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) ont fait une découverte étonnante dans la composition chimique de la première couche du plus célèbre tableau de Léonard de Vinci : la Joconde.
UN COMPOSANT INATTENDU
La Joconde est l'une des œuvres les plus tardives du peintre. On y retrouve toute la maturité de l’artiste qui emploie un répertoire technique étayé, avec son fameux sfumato, le travail de composition et l’intégration de certains archétypes du portrait de la Renaissance. Depuis plus de cinq siècles, Lisa Gherardini, épouse d’un marchand de soie florentin, nous regarde, immortalisée sur un panneau de bois de peuplier.
« On a tendance à voir les peintures de chevalet comme des objets figés dans le temps », fait remarquer Victor Gonzalez, chercheur chimiste au CNRS et l’un des auteurs de la récente publication. « Bien au contraire ! Les peintures de chevalet sont des objets dynamiques au sein desquels des transformations chimiques s'observent ». Sur plus de cinq siècles, les composants chimiques qui ont servi à peindre la Joconde ont sans cesse évolué.
Grâce à un accélérateur de particules, l’European Synchrotron Radiation Facility de Grenoble, sorte de « super microscope », les scientifiques ont pu analyser un minuscule fragment de peinture du célèbre tableau. « Nous avons prélevé sous le cadre un fragment de la peinture blanche qui a servi de sous-couche pour la Joconde », explique Gonzalez. Cet éclat de peinture du diamètre d’un cheveu a été étudié avec des microfaisceaux de rayons X, qui appliquent une forte intensité très localisée sur l’objet étudié, permettant ainsi de « sonder la matière à des échelles très réduites ».
Photographie de Marine Cotte, scientifique à l'ESRF.
Photographie de Victor Gonzalez lors des expériences à l'ESRF.
Les données ainsi collectées par le C2RMF ont révélé la présence d’un composé chimique rare : la plombonacrite. Il s’agit d’un « composé chimique minéral cristallin qui se présente sous la forme d’une poudre », explique Gonzalez. Cependant, cet élément n’a pas été introduit volontairement par de Vinci, et était totalement absent de sa palette.
« C’est un composé d’altération », reprend-il. Il s’est formé directement au sein des couches de peinture, en l’occurrence dans la couche de préparation. Les ingrédients mélangés par le peintre pour créer sa peinture produisaient un certain nombre de réactions chimiques dont la plombonacrite est « l’empreinte digitale » et le témoin.
UNE RECETTE DE PEINTURE
« La plombonacrite s’est formée dans la couche de peinture de préparation de la Joconde », explique Victor Gonzalez. C’est la combinaison de certains ingrédients qui a formé ce composé chimique.
Tout d’abord, les scientifiques qui ont utilisé le synchrotron ont constaté, sans grande surprise, la présence d’un pigment blanc de plomb qui a été mélangé à de l’huile pour peindre la sous-couche du tableau. « C’était quelque chose de très commun à l’époque de Léonard de Vinci ». La présence de plombonacrite, bien moins habituelle, n’a pu se former que dans un environnement chimique alcalin, qu’il soit naturel ou artificiel. « Ce qui nous intéresse, c’est comment elle s’est formée », souligne le chercheur.
D’un tableau à l’autre, l’œuvre de Léonard de Vinci semble ne jamais présenter le même type de sous-couche. Cette couche blanche dans le cas de la Joconde est orangée pour d’autres œuvres, et cela influence le rendu des couleurs appliquées par-dessus. Le peintre aimait expérimenter. La plombonacrite qui a été découverte suppose que le peintre utilisait une recette de peinture qui avait un PH basique, ce qui explique la formation de ce composé.
« On a alors émis l’hypothèse que de Vinci avait utilisé une huile végétale à laquelle il intégrait ses poudres de pigments minéraux », explique Victor Gonzalez. Les scientifiques supposent que Léonard de Vinci intégrait dans ses peintures à l'huile une infime quantité d'une poudre orangée à base d’oxyde de plomb avant de faire cuire la mixture pour la dissoudre. L’huile alcaline ainsi obtenue a créé les conditions propices à la formation de la plombonacrite.
Quel était l’intérêt pour le peintre de dissoudre de l’oxyde de plomb dans ses peintures à l'huile ? Cette recette donne à la peinture utilisée certaines propriétés. « L’oxyde de plomb est un siccatif qui permet à l’huile, [et donc à la peinture utilisée sur la Joconde] de sécher plus vite », explique le chimiste. Léonard de Vinci utilisait probablement cette recette afin de donner une consistance différente à sa peinture. Plus visqueuse, la matière qu’il prélevait sur sa palette se comportait différemment sur le tableau tout en permettant d’économiser du temps de séchage.
Sur un petit tableau comme celui de la Joconde, « on peut imaginer que de Vinci a directement acheté son panneau de peuplier non préparé, et qu’en utilisant cette couche de préparation si particulière il recherchait un séchage rapide de la sous-couche pour se mettre rapidement à l’ouvrage », explique Victor Gonzalez, en reprenant l’idée de sa collègue Elisabeth Ravaud, spécialiste en histoire de l’art au Ministère de la Culture et de la Communication. « On peut également imaginer qu’il recherchait un certain rendu visuel », poursuit-il. La couche de préparation influence les couches supérieures, c’est notamment le cas du tableau de la Belle Ferronnière dont la sous-couche est orangée.
Ce type de connaissances est essentiel pour comprendre comment conserver les œuvres. Avoir une vision aussi aboutie que possible de la matérialité chimique d’une peinture fournit des clefs pour lui permettre de résister à l’épreuve du temps. « La Joconde est un tableau qui [n’a jamais été restauré] et qui est très bien conservé », explique Gonzalez. Connaître l’histoire de l’évolution chimique des composés d'un tableau aide à comprendre comment le conserver au mieux, et permet d’anticiper d’éventuelles opérations de restauration à l’avenir.
Il ne s’agit probablement pas d’une recette secrète inventée par Léonard qui viendrait expliquer son génie. Cependant, les indices collectés par les scientifiques permettent de comprendre comment les techniques se transmettaient au moment de la Renaissance, de maîtres à disciples notamment. Cette transmission des techniques et savoirs est le souffle d’une inspiration créatrice mais n’en est pas l’essence-même.
« Notre découverte est une nouvelle pièce du puzzle de la compréhension d’un artiste extrêmement complexe dans sa matérialité » qui expérimentait beaucoup et employait une multitude de techniques. Cette recette employée par Léonard de Vinci n’est « pas nécessairement surprenante pour un homme de la Renaissance », reprend Victor Gonzalez. Elle peut provenir de différentes influences qui ont pu inspirer le peintre ou lui être transmises.
C’est néanmoins un nouvel indice non négligeable pour les scientifiques et historiens de l’art, car il donne des pistes d’études intéressantes dans la compréhension de la circulation des influences artistiques et techniques de la Renaissance. Les découvertes continuent de surprendre et complètent une immense mosaïque d’informations qui apportent aussi bien au domaine historique, artistique, que celui de la conservation des œuvres du patrimoine.