Tamão, la mystérieuse colonie portugaise perdue depuis des siècles
Un mélange des cultures européennes et chinoises : voilà à quoi ressemblait ce mystérieux précurseur de la station balnéaire de Macao.
Le téléphérique du quartier de Ngong Ping à Hong Kong offre à celui qui l’emprunte une vue sur l’étendue de la mer de Chine méridionale. C’est quelque part, le long de ce littoral, que la communauté de Tamão, fondée au 16e siècle, serait ensevelie.
La statue en pierre représentant un explorateur portugais surplombe le centre-ville de Macao. Sa taille impressionnante et son placement stratégique laissent à penser que Jorge Álvares a été une figure emblématique de l’histoire de cette ville-État connue sous le pseudonyme de la « Las Vegas de l'Orient ».
En réalité, la personnalité d’Álvares reste une véritable énigme. Son portrait ne s’appuie que sur des suppositions et personne ne peut encore localiser avec précision son plus grand exploit, à savoir le premier établissement de colons européens en Chine, et ce, même 500 ans après sa mort. Les historiens ne sont même pas certains des causes de son décès. Ce dont ils sont convaincus, c’est qu’il s’est éteint dans une région importante mais introuvable : Tamão.
En m’arrêtant au pied de cette statue, située au sein d’un petit espace vert appelé Jorge Álvares Plaza, j’ai réalisé que personne n’y prêtait attention. Les locaux et les touristes posent plutôt pour s’afficher sur des photos avec comme décor des gratte-ciels étincelants ou des monuments ornés de croix chrétiennes qui rappellent l’influence européenne à Macao, colonie portugaise de 1557 à 1999.
Comme José Maria Braga, un professeur sino-portugais l'indique dans son livre de 1955 China Landfall 1513: Jorge Álvares’ Voyage to China, avant que cette statue ne soit érigée dans les années 1950, Álvares avait été oublié pendant plusieurs siècles.
Encore aujourd’hui, bien qu’une place porte son nom, la plupart des habitants de Macao ne sauraient dire qui a été Álvares, selon Wu Zhiliang, le président de la Fondation Macao, un organisme gouvernemental dont la mission est de protéger l’histoire et la culture de cette ville. « Aux yeux de la jeune génération, il pourrait être considéré comme un explorateur portugais qui a rejoint la Chine », explique-t-il.
On enseigne aux étudiants de la ville que, sous la domination portugaise, Macao est devenue une ville riche et multiculturelle. Elle représentait la fusion entre les cultures européennes et chinoises et a réussi à s’enrichir grâce aux revenus des casinos. Pourtant, cette ville prospère et diverse n’aurait peut-être jamais existé sans Tamão.
Le casino Lisboa est l’un des quarante-et-un casinos à Macao. Cette photographie a été capturée en décembre 2019, avant que les autorités ne ferment les établissements de jeux d’argent suite à la pandémie.
Selon Jorge Flores, spécialiste portugais de cette période, cette mystérieuse colonie portugaise, prospère pendant huit ans, fut la précurseuse de Macao. « Il n’y a pas de relation directe [entre Tamão et Macao], mais Tamão a permis aux Portugais de comprendre comment la Chine, le delta de la Rivière des Perles et la mer de Chine méridionale fonctionnaient. »
CACHÉE À LA VUE DE TOUS
Où se trouvait donc Tamão ? Álvares aurait marqué la naissance de Tamão en 1513 en érigeant un padrão quelque part entre Hong Kong et Macao. Ces piliers en pierre, surmontés d’une croix chrétienne, étaient installés par les explorateurs portugais pour revendiquer leurs droits sur les terres qu’ils découvraient.
L’emplacement de cette colonie fait débat depuis de nombreuses années entre les historiens de Chine, de Macao et du Portugal. Certains estiment que Tamão se trouvait sur l’actuelle ville de Tuen Mun, à l’extrême ouest de Hong Kong. D’autres la situent sur l’île de Lantau ou de Chek Lap Kok.
La réponse se cache peut-être sous l’un des lieux les plus fréquentés de la planète. Álvares a probablement érigé ce padrão sur un terrain aujourd’hui occupé par l’aéroport international de Hong Kong. C’est ce que pense Jin Guo Ping, du Center for Macaology de l’Université Jinan en Chine, l’un des rares experts de Tamão.
« L’île de Chek Lap Kok est le lieu le plus probable [où aurait pu être située Tamão], en raison de sa petite superficie. C’est un poste d’observation et de défense idéal et son emplacement est parfait pour ancrer les navires. »
José Maria Braga, quant à lui, estime que Tamão se situait sur l’île de Nei Lingding, à près de 13 kilomètres au nord-ouest de l’aéroport de Hong Kong. M. Flores ne se risque pas à tant de précisions et estime qu’elle se situait « probablement à l’embouchure du delta de la Rivière des Perles au nord de l’île de Lautau ».
Ce qui rend Tamão si intrigante, c’est que cette ville perdue n’a pas été engloutie par une jungle reculée ou ensevelie sous les décombres d’une avalanche. Chaque année, des millions de touristes survolent Tamão ou naviguent devant elle, à bord des ferries qui relient Macao, Hong Kong et la Chine. Pourtant, elle demeure introuvable.
Des visiteurs s’adonnent à une randonnée sur l’île de Lantau, à l’ouest de Hong Kong. Les experts estiment que cette île renferme des indices sur la ville de Tamão, disparue depuis des années.
M. Flores et M. Jin ont tous deux déclaré qu’ils n’avaient pas de nouveaux indices sur l’emplacement de Tamão et qu’aucune recherche archéologique n’avait été menée récemment. Ce sont plutôt les historiens qui sont partis à la recherche de la ville perdue. Ils ne creusent pas la terre en quête d’indices, mais bien de manuscrits, de cartes et de journaux ancestraux.
« [Notre travail] consiste à collecter et interpréter minutieusement des supports écrits et graphiques dont on dispose pour cette époque. C’est ainsi que l’on tente de tirer des conclusions », indique M. Flores. « Malheureusement, les preuves historiques sont souvent rares et ne constituent que des petits fragments dans des cas comme celui-ci. Les universitaires ne disposent généralement que de quelques indications et indices à décoder, d’où l’absence de consensus [quant à la localisation de Tamão]. »
LES PRÉMICES D’UNE GRANDE AVENTURE
Lorsqu'Álvares mit le cap sur la Chine, les Portugais n’avaient investi l’Asie que depuis 15 ans, avec le débarquement de Vasco de Gama en Inde en 1498. Certes, ils avaient exploré les régions de l’Asie du Sud, à la recherche des épices d’Indonésie, de la soie de Thaïlande et de l’ivoire de la Birmanie, mais le nord du continent quant à lui ne figurait presque par sur leurs cartes et leurs carnets de bord.
Les Portugais n’avaient aucune idée de ce à quoi ressemblait la Chine. Ils ne pouvaient pas savoir qu’elle comptait parmi les civilisations les plus avancées au monde, abritant des villes modernes, un art sophistiqué, des commerces florissants et de vastes infrastructures. Toutefois, les Portugais avaient le sentiment que la Chine représentait une formidable opportunité pour le commerce. Ainsi, après que les explorateurs portugais se furent emparés en 1511 de la ville de Malacca en Malaisie, le roi Manuel Ier leur ordonna de soutirer toutes les informations possibles sur la Chine aux habitants de cette ville.
La première fois que j’ai parcouru les rues érodées de Malacca, le long des mosquées malaises, des églises portugaises et des temples chinois, je n’ai pas pris conscience du pouvoir que cette ville portuaire exerçait autrefois. Les Portugais firent de Malacca le principal port commercial d’Asie du Sud-Est. C’est également de cette ville qu’Álvares prit son premier départ vers la Chine en 1513.
Lorsque la jonque de l’explorateur pénétra dans les eaux chinoises à l’abord de Macao, il apprit que les visiteurs n’étaient pas autorisés à circuler sur le territoire chinois sans l’autorisation de l’empereur Ming Wuzong. Les marchands étrangers étaient autorisés à commercer avec les Chinois mais ils devaient effectuer leurs opérations sur l’une des îles situées à l’embouchure de la Rivière des Perles, laquelle se jetait dans la mer de Chine méridionale entre Macao et Hong Kong.
Álvares établit donc une base à Tamão. Le commerce avec les Chinois devint intense et lucratif. Les Portugais leur vendaient du vin et des épices et achetaient en retour des merveilles telles que de la porcelaine, des perles, de la rhubarbe et du brocart.
Grâce à ces échanges, Álvares ne recueillait pas uniquement des marchandises, mais également de précieux renseignements. Comme on peut le lire dans le livre de Braga, en discutant avec les marchands de Guangzhou, de Thaïlande, d’Indonésie et de Malaisie, Álvares apprit à connaître la culture, la religion ainsi que les aspects financiers et militaires de la Chine. Pour le roi Manuel Ier, la collecte de renseignements était aussi importante que la signature d'accords commerciaux avec les Chinois. Il était également crucial de maintenir la paix, le Portugal ne voulait initier aucune guerre contre le puissant empire Ming.
UNE HISTOIRE QUI S’ACHÈVE DANS LE SANG
Chaque année en août, des couleurs éclatantes se reflètent sur les eaux de la mer de Chine méridionale. Ce spectacle est le fruit de l'une des attractions touristiques de Macao, le concours international de feux d'artifice. Il y a exactement 500 ans cette année, les eaux bordant Macao furent le théâtre d’un spectacle explosif dont le but n’était pas de divertir, mais de blesser : la bataille de Tamão.
Tandis qu'Álvares se montrait le plus souvent prudent et courtois dans ses échanges avec les Chinois, certains de ses compatriotes s’aventuraient sur des terrains bien plus dangereux. Six ans après la fondation de Tamão, alors que les relations sino-portugaises prospéraient, le capitaine portugais Simão de Andrade entra en mer de Chine méridionale à la vitesse d'un typhon.
La colère des Chinois contre de Andrade se fit rapidement ressentir. En premier lieu, il refusa de payer des impôts, puis il agressa un officier chinois et enfin, il engendra ce que M. Flores désigne comme une « présence militaire perturbatrice ». C’est à ce moment-là qu’il se mit à bâtir une forteresse. En agissant de la sorte, de Andrade laissa croire aux Chinois que les Portugais, qui étaient à l’origine de bons commerçants, se convertissaient en envahisseurs agressifs.
Ce manque de respect fut aggravé en 1521, lorsqu’une flotte portugaise ne prit pas en compte l’ordre de restriction de commerce sur le territoire chinois alors que l’empereur Wuzong venait de mourir. Les navires chinois envahirent rapidement la colonie et après une bataille meurtrière, les Portugais encore sur place prirent la fuite. Tamão fut abandonnée. Les Portugais furent contraints de rejoindre Malacca. Il leur fallut des décennies pour regagner la confiance des Chinois et obtenir la permission d’établir une nouvelle colonie à Macao.
SUR LA PISTE DU FANTÔME D’ÁLVARES
Les options qui s’offrent aux touristes souhaitant retracer cette histoire remarquable sont limitées. Ils peuvent admirer la statue d’Álvares ou se rendre au musée de Macao où l’on mentionne brièvement son nom. Installé dans le fort portugais Fortaleza do Monte, vieux de 400 ans, les visiteurs peuvent y observer une vue d’ensemble de l’héritage d’Álvares.
Du haut de la colline sur laquelle repose ce fort, j’ai pu distinguer les imposants casinos de l’île de Taipa à Macao. Juste en dessous de moi, je pouvais apercevoir les nombreux édifices portugais ancestraux qui forment le centre historique de Macao, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Le Portugal a dominé Macao pendant 442 ans, jusqu’en 1999. L’influence lusitanienne se reflète dans les nombreux bâtiments coloniaux de la vieille ville.
Ici, on trouve de jolies places portugaises, un théâtre européen du 19e siècle, deux forts portugais, de grandes demeures coloniales et plusieurs églises catholiques. Le subtil mélange qu’elles forment aux côtés des temples et commerces chinois fait des rues de la vieille ville de Macao le lieu idéal pour flâner.
Álvares est décédé avant de pouvoir admirer les fruits de son travail. Il n’a pas assisté à la naissance de Macao ni à l’épanouissement de la relation séculaire entre le Portugal et la Chine. À mesure que les générations passaient et que Macao se développait, le rôle d’Álvares s’est vu petit à petit effacé des livres d’Histoire. Même à l’aube du 500e anniversaire de sa mort en 2021, je n’ai eu vent d’aucun évènement commémoratif organisé ni au Portugal, ni en Chine.
Néanmoins, Álvares reste en possession d’un secret extraordinaire. Cette précieuse information a été enterrée à ses côtés en 1521, lorsqu’il a été inhumé à côté du padrão qu’il avait érigé à Tamão huit ans auparavant.
Le mystère de cette colonie, au sein de laquelle les Portugais ont fait leurs premiers pas en Chine, ne sera pas percé de sitôt. Tamão ainsi que l’homme qui a fondé cette ville ont amorcé une série d’évènements qui ont finalement donné naissance à Macao, le parfait hybride entre l’Europe et la Chine, qui compte parmi les villes les plus fascinantes du monde.
Basé en Australie, Ronan O’Connell est journaliste et photographe. Retrouvez-le sur Twitter.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.