Victoria, reine du plus grand empire du monde
Rien ne destinait à régner la jeune fille de dix-huit ans qui monte sur le trône en 1837. Victoria, reine d’Angleterre, imprimera pourtant sa marque sur son époque et son empire durant soixante-trois ans.
La reine Victoria régna sur le Royaume-Uni de 1837 à 1901, soit soixante-trois ans et sept mois, ce qui demeura longtemps un record. Si celui-ci a depuis peu été battu par l’actuelle reine Élisabeth II, montée sur le trône en 1952, le long règne de Victoria reste associé à un incontestable moment d’apogée, celui où l’Angleterre et la civilisation britannique dictaient leur loi au monde.
Fille du duc de Kent, quatrième fils du roi George III, et d’une princesse allemande de Saxe-Cobourg, la jeune Victoria n’était pourtant pas prédestinée à devenir souveraine. Elle n’occupait à sa naissance, en 1819, que la cinquième place dans l’ordre de succession au trône. Mais le décès prématuré de son père, disparu lorsqu’elle n’avait que 1 an, puis celui de deux de ses oncles font d’elle en 1830 l’héritière présomptive du roi Guillaume IV, demeuré sans descendance directe.
Élevée par sa mère, Victoria eut une enfance qu’elle décrivit elle-même comme « triste » et « mélancolique ». La vie était austère au palais londonien de Kensington, où la duchesse de Kent maintenait la princesse à l’écart des autres enfants, jugés indésirables. Elle y était soumise à des règles morales et protocolaires très strictes, censées être celles d’une future reine, mais qui avaient surtout pour but d’isoler la jeune fille. Sa mère, qui aspirait à la régence, la souhaitait en effet fragile et dépendante. Victoria étudiait avec des tuteurs privés et passait son temps libre avec ses poupées. Seule l’amitié de sa gouvernante Louise Lehzen, qui la défendait contre l’oppressif « système de Kensington », lui permit de trouver un peu de chaleur dans ce lourd climat d’intrigues et d’asphyxie morale. V
ictoria monta sur le trône le 20 juin 1837, à la mort de son oncle Guillaume IV. Comme elle venait d’avoir dix-huit ans, la régence n’avait plus de raison d’être. L’une de ses premières décisions fut donc d’écarter sa mère et de quitter le sinistre château de Kensington pour s’installer au cœur de Londres, dans le palais de Buckingham. La situation n’était pas simple pour autant. La jeune reine, écrit son biographe officiel Lytton Strachey, succédait à « un fou, un débauché et un bouffon ». Il est peu de dire en effet que la monarchie des Hanovre-Windsor avait été discréditée par la longue maladie mentale du roi George III et par les frasques de ses deux fils, George IV et Guillaume IV. La situation sociale était aussi très difficile : l’industrialisation accélérée du pays créait de terribles poches de pauvreté, suscitait des émeutes et de très violents mouvements de contestation.
Mais la jeune reine bénéficia, durant ses premières années de règne, des conseils et de l’attention du Premier ministre lord Melbourne, bienveillante figure paternelle, qui lui insuffla aussi une sensibilité libérale. Respectueuse des institutions, elle sut cependant se montrer ferme en cas de désaccord. Elle s’opposa ainsi victorieusement en 1839, lors de ce que l’on appela la « crise de la chambre à coucher », au conservateur Robert Peel, qui entendait nommer selon l’usage des dames d’honneur de la même sensibilité politique que lui. En quelques années, la jeune souveraine acquit ainsi une large popularité et parvint à restaurer la dignité perdue de la monarchie britannique.
« IL POSSÈDE TOUTES LES QUALITÉS »
Le grand tournant de sa vie fut son mariage, peu de temps après, avec son cousin Albert de Saxe-Cobourg. Victoria avait été subjuguée par la beauté « fascinante » du prince allemand, qu’elle avait rencontré quelques années plus tôt. « Il possède toutes les qualités qui pourraient être désirées pour me rendre parfaitement heureuse », écrit-elle à son oncle Léopold, le roi des Belges. Le mariage fut célébré en février 1840, dans la chapelle du palais Saint James, à Londres.
En dépit de leurs différences – Albert était beaucoup plus strict, plus sérieux et plus rigoriste que la jeune reine –, ils vécurent ensemble une belle page d’amour, qui contribua à édifier cet idéal de monarchie familiale auquel s’identifièrent tant de foyers britanniques. « Aucun souverain n’a été aussi aimé que moi », écrivit la reine dans son journal, heureuse d’avoir enfin trouvé avec Albert l’affection qui lui avait manqué durant son enfance.
Entre 1840 et 1857, le couple royal eut neuf enfants, dont la plupart s’unirent à d’autres têtes couronnées d’Europe. Leur fille aînée Victoria – Vicky – épousa en 1858 le prince Frédéric de Prusse et donna naissance au futur empereur d’Allemagne Guillaume II. L’une de leurs petites-filles, Alix, épousa le tsar Nicolas II ; une autre, Victoire-Eugénie, s’unit au roi d’Espagne Alphonse XIII, tandis que d’autres s’alliaient aux trônes de Grèce, de Norvège, du Danemark ou de Roumanie, ce qui valut à la reine Victoria le surnom de « grand-mère de l’Europe ». Mais, porteuse à son insu du gène de l’hémophilie, la souveraine transmit aussi ce mal mortel à toutes les cours du Vieux Continent.
Le milieu du siècle marqua l’apogée de cette Angleterre que l’on commençait à appeler « victorienne ». Le 1er mai 1851, à Hyde Park, l’inauguration par le couple royal de la première Exposition universelle, constitua le symbole de cette grandeur retrouvée. Les six millions de visiteurs qui se pressèrent dans le célèbre Cristal Palace donnèrent tout son sens à cette extraordinaire manifestation, vouée à célébrer la supériorité industrielle du pays, à promouvoir la paix, le libre-échange et l’harmonie des nations.
Le rôle politique de la reine était loin d’être négligeable. Sans jamais remettre en cause la nature parlementaire du régime, elle intervint fréquemment dans la nomination des premiers ministres et ne cacha pas ses préférences libérales. Elle jouait surtout un rôle en politique extérieure, annotant les dépêches, n’hésitant pas à faire connaître ses avis aux secrétaires du Foreign Office. En Chine, en Inde, en Égypte, elle soutint la reprise de l’expansion coloniale et contribua largement au rapprochement avec la France. Dès 1843, elle traversa la Manche pour rencontrer, à Eu, puis à Paris, le roi Louis-Philippe. Mais c’est avec l’empereur Napoléon III, grand admirateur de l’Angleterre, que les relations furent les plus cordiales. En 1855, le couple royal britannique visita l’Exposition universelle de Paris. Le bal que Napoléon III organisa à cette occasion au château de Versailles réunit plus de 1 200 convives et scella l’amitié restaurée entre les deux nations.
L’activité du prince Albert fut différente. Ce passionné de sciences et de techniques avait été l’un des inspirateurs de la première Exposition universelle. Il était aussi un grand amateur d’art, qui contribua à enrichir la magistrale collection des Windsor. Son sens pratique permit de remettre en ordre l’administration de la maison royale et de rationaliser ses œuvres philanthropiques. Mais l’apport principal du prince consort, luthérien de stricte obédience, résida dans le respect qu’il imposa d’une morale austère et qui devint pour beaucoup synonyme de « l’art de vivre » victorien.
EN DEUIL, DÉPRESSIVE ET RECLUSE
Cette belle romance fut cependant écourtée par la mort brutale d’Albert, emporté en décembre 1861 par un accès de fièvre typhoïde. Ce décès affecta profondément la reine Victoria. Terrassée par la dépression, elle se retira dans la forteresse médiévale de Windsor, où elle s’isola dans le chagrin et le deuil. Sacrifiant ses devoirs de souveraine et de mère, elle songea même un temps à abdiquer. Celle que l’on surnommait la « veuve de Windsor » ne sortait guère de sa réclusion que pour gagner sa gentilhommière de Balmoral, en Écosse, ou sa résidence d’Osborne, dans l’île de Wight.
Elle se rapprocha alors de l’un de ses domestiques, l’Écossais John Brown, qui avait été le premier valet du défunt prince Albert. Jointe à son isolement, cette relation, qui suscita maintes rumeurs (on parla même d’un mariage secret), contribua à ternir la popularité de la reine et à nourrir un sentiment provisoire de républicanisme, exploité par le radical Charles Dilke. La vie, cependant, reprit peu à peu son cours. En 1866, la reine se décida à ouvrir la session du Parlement et s’engagea l’année suivante à soutenir la grande réforme électorale défendue par les conservateurs lord Derby et Benjamin Disraeli. Ce dernier joua un rôle décisif dans le retour en grâce de Victoria.
De sa jeunesse romantique et tumultueuse, Disraeli avait conservé l’ambition et la fougue. Bien que conservateur, il mena une politique de réformes sociales et engagea le pays dans une vigoureuse campagne d’expansion coloniale. En Afghanistan, au Zoulouland, au Soudan, Victoria supporta ces « petites guerres », qui œuvraient selon elle à la grandeur du pays. Disraeli, qui avait gagné sa confiance, ramenait peu à peu la reine sur le chemin public. En avril 1876, il fit accepter par le Parlement le Royal Titles Act, qui faisait de Victoria l’impératrice des Indes. La souveraine, également reine du Canada et d’Australie, régnait désormais sur plus de 350 millions de sujets, soit un quart de la population mondiale. Victoria se passionna pour cette nouvelle fonction, s’appliqua à l’étude des langues hindi et ourdou, et s’entoura de domestiques indiens. L’initiative, qui permit à la reine de retrouver la confiance du pays, fut aussi la source d’une profonde amitié avec Disraeli.
JUBILÉS D'OR ET DE DIAMANT
Les relations furent en revanche plus difficiles avec son rival, le libéral William Gladstone, dont elle détestait la personnalité et le gouvernement. Elle fut particulièrement opposée à la politique irlandaise de Gladstone, qui s’efforça, sans succès, de donner à l’île un statut d’autonomie, le Home Rule. Pourtant, en dépit de ses sympathies ou de ses inimitiés, Victoria joua toujours le jeu des institutions et accepta, au nom de l’intérêt public, le principe du bipartisme, qui caractérisait l’évolution démocratique du pays en cette fin de 19e siècle.
Ses dernières années furent pour la souveraine celles d’une apothéose. Son jubilé d’or, qui fêtait en 1887 ses 50 ans de règne, fut marqué par de somptueuses festivités : un grand banquet fut donné, auquel furent invités tous les grands de ce monde, et une procession fut organisée à l’abbaye de Westminster. Dix ans plus tard, le royaume célébra le jubilé de diamant d’une reine bientôt octogénaire, à l’égard de qui le pays tout entier témoigna sa ferveur et son affection.
Affaiblie, diminuée par les rhumatismes et la cataracte, Victoria mourut dans sa résidence de l’île de Wight le 22 janvier 1901, veillée par son fils aîné Édouard et par son petit-fils, le Kaiser Guillaume II. Ses funérailles, qu’elle avait voulues militaires en raison de son statut de chef des armées, eurent lieu dans la chapelle du château de Windsor, et elle fut inhumée aux côtés du prince Albert, dans le mausolée royal du parc.
En cette première année du 20e siècle, la mort de Victoria semblait marquer la fin d’un monde. Sans doute la Grande-Bretagne demeurait-elle une grande puissance, mais les nuages s’amoncelaient à l’horizon. L’essor industriel de l’Allemagne et la puissance économique des États-Unis menaçaient une prépondérance au modèle vieillissant. Chacun comprenait alors combien le règne de Victoria avait incarné un apogée. Cœur d’un empire colonial sur lequel le soleil ne se couchait jamais, l’Angleterre victorienne avait été « l’atelier du monde » : ses industries, ses banques, sa flotte, sa monnaie lui assuraient une suprématie incontestée. La langue anglaise résonnait dans tous les coins du monde et Londres, avec ses 5 millions d’habitants, était la plus grande ville du monde occidental. Dickens régnait sur les lettres et Darwin sur les sciences. La stabilité du système politique avait évité au pays les soubresauts et les révoltes que connaissaient les autres États européens, et la démocratisation des institutions avait suivi une voie plus paisible qu’ailleurs.
En dépit d’un fort puritanisme et du conservatisme qu’incarnaient les valeurs bourgeoises de prévoyance et de respectabilité, la Grande-Bretagne s’était aussi avancée sur le chemin de la modernité intellectuelle et sociale. De tout cela, la reine Victoria avait été le témoin attentif ; elle en demeure désormais le symbole et l’icône.
Cet article a initialement paru dans le magazine Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine