Violences policières : France – États-Unis, même combat ?
Face aux discriminations policières, la colère s’est révélée contagieuse.
Soutien d'un Gilet jaune à Marseille en 2019. Adama Traoré, Amine Bentounsi Ali Ziri, Wissam El Yamni, Zineb Redouane, sont tous des victimes de la violence policière.
La vague de protestations consécutives à la mort de George Floyd aux États-Unis a créé une onde de choc qui s’est propagée jusque sur le Vieux Continent. Elle a alimenté des manifestations dans divers pays européens, en particulier en France, où la mobilisation s’est cristallisée sur un parallèle avec l’affaire Adama Traoré, un jeune homme noir mort lors d’une interpellation par des gendarmes en 2016.
Si la situation américaine n’est guère comparable à celle qui prévaut en Europe, les discriminations raciales pratiquées par les forces de l’ordre reposent sur des mécanismes similaires, estime Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) et auteur d’une thèse comparative sur les polices de proximité à Paris et à Los Angeles. La France se distingue cependant par une singularité, une longue posture de déni, liée à une certaine idée de la police.
Entretien.
Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) et auteur d’une thèse comparative sur les polices de proximité à Paris et à Los Angeles.
Comment expliquez-vous l’écho des événements américains en Europe ? Les formes de mobilisation face aux violences policières ont-elles évolué ?
La première raison, c’est que les États-Unis, par leur taille et leur influence sur le monde, sont scrutés en permanence. Ce qu’il s’y produit génère en général plus d’émotion que ce qui se passerait ailleurs. La deuxième raison, c’est que la question des rapports police/population et police/minorités visibles touche plusieurs pays européens à des degrés variables. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les pays scandinaves connaissent la présence de populations immigrées, d’espaces post-coloniaux dans certains cas, avec des tensions qui peuvent exister entre une fraction de la jeunesse et les forces de l’ordre. Il y a une sorte de caisse de résonance entre les deux continents.
Des manifestations, il y en a depuis plusieurs décennies, comme la « Marche des Beurs » en France en 1983, qui était déjà une forme de mobilisation assez massive sur la question des discriminations policières. La grosse évolution de nos jours, ce sont les réseaux sociaux, où sont relayés les mots d’ordre et de rassemblement. Ils rendent ces mouvements beaucoup plus visibles qu’il y a 30 ans.
Les situations américaine et européenne sont-elles comparables ?
L’acuité du problème n’est pas la même d’un côté de l’océan à l’autre. Il y a une énorme différence dans le nombre de gens tués par la police. Il dépasse chaque année le millier aux États-Unis ; en France on est autour de 10 à 20 morts ; en Grande-Bretagne, à moins de 10 et parfois moins de 5 morts. La raison centrale réside dans la circulation des armes. Les États-Unis ont un taux moyen d’une arme par habitant. La mentalité de la police américaine lors d’une intervention, c’est de partir du principe que la personne contrôlée ou interpelée est détentrice d’une arme et susceptible de s’en servir. Le policier américain dégaine beaucoup plus facilement que le policier européen, à plus forte raison que le policier britannique qui n’a pas d’arme dans 95 % des cas. Le rapport aux armes à feu de la population est aussi différent. En Suisse ou en France, il y en a beaucoup, dans le premier pays dans une optique de défense citoyenne, et dans le nôtre pour la chasse. Mais aux États-Unis, on détient une arme d’abord et avant tout pour se défendre.
La vague de protestation consécutive à la mort de George Floyd aux États-Unis a créé une onde de choc qui s’est propagée jusque sur le Vieux Continent.
Même si elles sont moins étudiées qu’aux États-Unis, les discriminations ethniques pratiquées par la police en France sont documentées par un certain nombre de travaux, comme ceux de Sebastian Roché, sociologue du CNRS, qui montrent que les adolescents d’origine africaine sont plus susceptibles de subir de multiples contrôles d’identité, ou ceux du Défenseur des droits, qui indiquait en 2017 que les jeunes perçus comme noirs et arabes avaient 20 fois plus de chance d’être contrôlés. Ces biais s’expliquent-ils de la même façon en France ou aux États-Unis ?
D’une manière générale, la motivation centrale est assez similaire. On distingue de façon sommaire deux formes de discrimination : la première, liée à une hostilité ouverte à l’égard de tel ou tel type de population, parce qu’elle est noire, arabo-musulmane… et on la discrimine pour lui nuire. C’est loin d’être le principal cas de figure. Aux États-Unis, dans la plupart des grandes villes, comme Los Angeles, Chicago ou Miami, la proportion de minorités dans la police avoisine les 50 %. Ces gens issus des communautés noires ou hispaniques ne vont pas sur-contrôler des personnes de couleur en raison d’une hostilité ethno-raciale. On en vient à la deuxième cause qui explique le paradoxe de policiers issus de la diversité qui sur-contrôlent certaines populations. La raison la plus souvent avancée par les policiers aux États-Unis comme en France, c’est que l’on part du principe que ces populations sont plus susceptibles de commettre des délits, de la délinquance de survie ou de la petite délinquance du quotidien, car elles appartiennent à des catégories socio-économiques paupérisées.
Mais il faut garder à l’esprit que d’autres variables entrent en ligne de compte. Il y a notamment un biais d’âge et de genre : les hommes jeunes sont surreprésentés dans les contrôles. Et il existe aussi des biais liés au lieu et au moment de la journée. Si on prend un exemple extrême, si vous êtes un Noir en costume cravate à la Défense le matin, vous n’avez quasiment aucune chance de vous faire contrôler. Si vous êtes un Noir de 20 ans en sweat à capuche à 22h dans un quartier populaire réputé pour les trafics, la probabilité d’un contrôle si une patrouille passe sera proche de 100 %. La décision humaine, policière en l’occurrence, ne s’appuie jamais sur un seul facteur.
Graphique extrait de l'étude « Enquête sur l’accès aux droits vol. 1. Les relations police/population : le cas des contrôles d'identité (2017)» du Défenseur des droits defenseurdesdroits.fr
Contrairement à d’autres pays dont la police mène une réflexion sur ces discriminations, les forces de l’ordre françaises tendent à les traiter par le déni. Pourquoi ?
Il y a d’abord la question de leur mesure. Le phénomène est mesuré officiellement dans un pays comme les États-Unis : on enregistre les contrôles et l’ethnicité des personnes qui y sont assujetties, et on a des données très solides là où en France les données sont basées tantôt sur des sondages, tantôt sur de l’observation, l’État français n’ayant pas le droit de faire des statistiques ethniques.
Il y a aussi la question de la formation des policiers. Toutes les problématiques liées aux rapports à la société et aux discriminations sont longuement enseignées chez les Allemands ou chez les Britanniques. En France, le temps consacré à la déontologie est bref comparé aux modules sur la procédure ou les gestes d’intervention. Le nœud du problème tient à la doctrine policière, au but que l’on assigne à l’institution. Si l’on considère que le principe du métier est de désamorcer les conflits, on aura des outils psychologiques adaptés, contrairement à une approche où le travail consiste d’abord à interpeler.
Le traitement politique des discriminations policières est un autre aspect du problème. Jusqu’au tournant de l’affaire Michel Zecler (ndlr : le passage à tabac en novembre 2020 d’un producteur de musique noir par des policiers mis en examen depuis, qui a débouché sur le lancement d’un Beauvau de la sécurité, une grande concertation sur le rôle des forces de l’ordre), elles étaient largement niées par le gouvernement actuel.
L’avenir nous dira ce que va devenir le Beauvau de la sécurité, mais il est évident que les syndicats policiers vont freiner des quatre fers et il ne faut pas oublier leur puissance dans la police et dans le monde politique français. Ceci dit, le discours porté par ces syndicats, qui font des discriminations des dérapages individuels, est devenu inaudible. Combien de fautes individuelles faut-il encore pour qu’on en vienne à concevoir qu’il y a un problème collectif ?
Selon la doctrine du « policing by consent » (la police par consentement), les policiers doivent être avant tout dans une démarche de prévention et de résolution des conflits plutôt que de répression.
Vous évoquez dans vos travaux (https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2017-3-page-485.htm) l’existence d’une vision très verticale de la relation police-population en France, qui s’incarne en particulier dans la pratique fréquente des contrôles d’identité. Une conception autoritaire du métier qui rend l’institution peu encline à la remise en cause. Comment l’expliquez-vous ?
Cela tient d’abord à un héritage historique très fort, qui vient de la manière dont la police a été créée en France. Elle a été instaurée sur décret royal par Louis XIV, et a toujours été conçue comme un instrument de contrôle de la population. Aujourd’hui encore, elle reste très centralisée, et son essence est d’abord et avant tout de protéger les institutions. Par opposition, la police britannique a été créée au XIXe siècle dans un contexte de méfiance de la population qui redoutait qu’elle soit un outil d’oppression aux mains du pouvoir royal. Pour rassurer les citoyens, on a construit la doctrine du « policing by consent », la police par consentement. Selon elle, les policiers doivent être avant tout dans une démarche de prévention et de résolution des conflits plutôt que de répression. Dans cette approche, le but de la police est d’être légitime, car quand on est légitime, on a moins besoin d’utiliser la contrainte.
Par ailleurs, il y a des raisons plus récentes à certaines tendances de la police française. Elles tiennent au mandant donné aux policiers ces dernières années, avec comme priorité le fait de ramener des affaires. Pour essayer d’y parvenir, ils multiplient les contrôles d’identité, qui par ailleurs ne mènent souvent à rien (ndlr : plus de 95% d’entre eux n’aboutiraient à aucune procédure). Or, on privilégie ainsi un mode d’action potentiellement conflictuel. Ce qui est perçu comme un acte banal et routinier pour les policiers est vécu comme contraignant voire humiliant par ceux qui le subissent.
Parmi les instruments de lutte contre les discriminations lors des contrôles, le gouvernement a évoqué des caméras-piétons sur les policiers ou la remise de récépissés de contrôle. Quelle est l’utilité de pareils expédients ?
Ce sont des outils techniques qui peuvent améliorer la situation mais ça reste des pansements. Si on a besoin de caméras et de récépissés, c’est qu’à la base, il y a un problème dans le rapport entre la police et la population.
Des modèles policiers comme celui de la Grande-Bretagne sont-ils transposables en France, et se traduisent-ils par une différence de perception notable de la police par les citoyens ?
On est sur des situations relativement similaires en terme de délinquance entre la France et la Grande-Bretagne. En revanche les taux de confiance et de légitimité policière sont clairement différents. Les 2/3 de la population française disent avoir une bonne image de la police ou lui faire confiance. En Grande-Bretagne, comme en Allemagne, on est autour de 4/5. Au Danemark ou en Finlande, qui ont aussi des conceptions de la police proches de celle de la Grande-Bretagne, la proportion grimpe autour de 90%. On peut s’inspirer de certaines pratiques des autres pays. Mais, sans regarder ailleurs, il y a eu de bonnes initiatives en France avec la police de proximité ou le projet de police de sécurité du quotidien, lancé en 2018. Ce dernier, porté par le candidat Macron durant la campagne présidentielle, partait d’un diagnostic pertinent selon lequel la police était trop centrée sur l’intervention. Mais cette réforme a été reléguée au second plan avec la crise des gilets jaunes. On revient un peu au point de départ avec le Beauvau de la sécurité.