Sur les traces d’Ibn Battuta : la Tunisie
Après le Maroc et l’Algérie, l’explorateur musulman Ibn Battuta arriva à Tunis au moment de l'Aïd el Fitr.
Ibn Battuta avait tout juste vingt-et-un ans lorsque simple pèlerin en partance pour la Mecque, il quitta en 1325 son Tanger natal. Après avoir traversé sans encombre et sans délai le Maghreb central (l'actuelle Algérie), il arriva à Tunis sous le règne du sultan hafside Abû Yahyâ Abû Bakr al-Mutawakkil au moment de l'Aïd el Fitr, qui marque la fin du ramadan.
« La fête de la rupture du jeûne eut lieu pendant mon séjour à Tunis. Je me rendis au moçalla, où les habitants étaient réunis en grand nombre pour assister à cette fête. Ils étaient sortis revêtus de leurs plus beaux habits et dans le plus pompeux appareil. Le sultan Abû Yahyâ arriva à cheval, accompagné de tous ses proches, de ses courtisans et des officiers de son empire, qui marchaient à pied dans un ordre merveilleux. »
La fête de la rupture du jeûne tombait en 1325 le 10 septembre. C’est là l’un des flous historiques posés par le récit que le grand voyageur rapporta au poète Ibn Juzayy. Comme le note Stéphane Yerasimos dans la traduction des Voyages parue aux éditions La Découverte, dans son Histoire des Berbères, Ibn Khaldoun place l’entrée du sultan à Tunis au mois de chawal (septembre-octobre), soit un mois après les dires d’Ibn Battuta. Ibn Khaldoun, né en 1332, n’était cependant pas un témoin direct des faits et l’arrivée coordonnée à Tunis des ambassadeurs et du sultan semble donner raison à Ibn Battuta.
Si plusieurs historiens mettent en cause la fiabilité du récit mis en forme par Ibn Juzayy – Ibn Battuta n’a a priori jamais pris de notes lors de ses pérégrinations et plusieurs passages des Voyages sont empruntés à des manuscrits antérieurs – celui-ci reste néanmoins une exceptionnelle fenêtre sur le monde musulman, sur l’islam orthodoxe et sur les contrées récemment islamisées.
Ainsi y découvrons-nous la description du sultan Abû Yahyâ Abû Bakr al-Mutawakkil, issu de la dynastie d'origine berbère masmoudienne qui gouverna puis régna sur un grand territoire d'Afrique du Nord appelé l'Ifriqiya, constitué au Moyen-Âge du Constantinois, de la Tunisie et de la Tripolitaine (nord de l’actuelle Libye), entre 1207 et 1574. C’est sous l’impulsion de la puissante dynastie Hafside que Tunis gagna en importance, les souverains élisant domicile dans la ville.
Sept siècles plus tard, nous suivons le photographe Yan Bighetti de Flogny, qui s’est lancé sur les traces d’Ibn Battuta pour raconter le monde musulman moderne. Son reportage a tout naturellement commencé en mars 2018 au Maroc, pays de naissance d’Ibn Battuta, avant de se poursuivre dans le Maghreb moderne.
Yan Bighetti de Flogny arrive à Tunis en juillet 2018 et découvre une médina semblable à celles qu’il a pu traverser au Maroc et en Algérie. Les cafés débordent de vie, d’échanges, d’éclats de rires. Le photographe déambule dans la ville, avant de prendre la route pour Sidi Bou Saïd, un petit village situé à une vingtaine de kilomètres de Tunis, marqué par une architecture arabo-andalouse qui séduit toute l’équipe. L’endroit est paisible et surtout fréquenté par la haute bourgeoisie. La vue imprenable sur la baie de Tunis ajoute à la richesse du lieu. Yan s’attable au Café des Délices pour revoir l’organisation de la séance photo prévue sous le pont aux graffitis non loin de là. Il est bientôt rejoint par le danseur Rochdi Belgasmi et ses amis. Rochdi se meut avec une légèreté qui contraste avec l’univers bétonné et urbain dans lequel il évolue.
La culture de la danse, dit-il, est très présente dans sa famille. Si le métier de danseur n’est pas reconnu en Tunisie, Rochdi parvient aujourd’hui à gagner sa vie grâce à la danse populaire tunisienne, qu’il décrit comme « chargée d’histoire, d’émotions et de sens ». En revisitant ces formes du passé, il les inscrit avec grâce dans le présent, pour résister à l’oubli. Le travail de ce « soldat artistique » comme il aime à se présenter, défend ainsi la culture tunisienne et participe à l’évolution des mentalités en rendant populaires les pratiques d’antan. À l’aide d’un téléobjectif, le photographe saisit les faisceaux lumineux qui traversent le pont pour dessiner des ombres sur les graffitis colorés. Le soleil décline rapidement pour finalement disparaître, plongeant la baie de Tunis dans l’obscurité.
Quelques heures plus tard, rendez-vous est pris pour photographier la très belle mosquée Zitouna le lendemain, à 11h30, un horaire auquel la lumière sera omniprésente mais les fidèles ne seront pas gênés dans leurs prières. L’imam de la mosquée fait visiter toutes les pièces de la mosquée à Yan et son équipe. Longtemps pensée comme un poste défensif tourné vers la mer, la mosquée Zitouna est le sanctuaire le plus ancien et le plus vaste de Tunis. Érigée – en deux étape, précise l’imam - sur une superficie de 5 000 m², elle est dotée de neuf entrées et cent-quatre-vingt-quatre colonnes antiques provenant essentiellement du site de Carthage.
Parmi les visages ponctuant le chemin du retour, Yan Bighetti de Flogny et le réalisateur Damien Steck croisent celui de Mustafa, l’un des derniers tisseurs de la médina qui fabrique des voiles en soie traditionnel. Mustafa dort et travaille dans son atelier, où son cœur bat au rythme de son métier à tisser depuis plus de cinquante ans.
D’autres visages attendent l’équipe de reporters le lendemain à Sousse, la troisième plus grande ville du pays, où le carnaval bat son plein. L’on suit ici l’itinéraire de l’explorateur du 14ème siècle : « nous sortîmes de Tunis à la fin du mois de dhou’lka’deh » écrivait Ibn Battuta, « en suivant le chemin qui longe le rivage nous arrivâmes à la ville de Soûçah. C’est une place de peu d’étendue, mais jolie et construite sur le bord de mer, à quarante milles de Tunis ». Plusieurs siècles plus tard, Sousse est devenue une station balnéaire appréciée des touristes. Le long de la plage, des rochers peints aux couleurs du drapeau tunisien et de l’équipe de football de Sousse égayent le paysage. En repérant le parcours que les chars du carnaval suivront quelques heures plus tard, Yan Bighetti de Flogny et Damien Steck arrivent à la médina de Sousse, classée au patrimoine mondial de l’Unesco. La médina participait à la défense de la ville que Léon l’Africain trouva au début du 16ème siècle entourée de remparts mais dont seul un cinquième des maisons était habité. Aujourd’hui, les jeunes et moins jeunes s’assoient sur ces mêmes remparts, pour boire des cafés protégés par l’ombre des arbres.
Des milliers de personnes commencent à se rassembler pour assister au carnaval. La vie l’emporte à chaque coin de rue ; les parasols surmontés de draps colorés donnent l’impression qu’une multitude de petites yourtes se déplacent lentement, contrastant avec le bleu de la mer et la clarté du sable.
Quelques jours plus tard, sitôt arrivée à la très touristique ville de Djerba, l’équipe part en repérage à la découverte des mosquées ibadites et notamment celle d’El Mey. Un père et son fils sont en train de tirer de l’eau du puits de la mosquée. Plus loin, une petite place abrite des hommes jouant aux dés, aux échecs et aux dames à l’ombre d’un arbre, face à une autre mosquée. La ballade se termine bientôt, conclue par un terrain de foot improvisé dans un champ, tâche argentée au milieu de nulle part.
Le lendemain, la mosquée Beni Maaguel, toute de blanc vêtue, fait face aux reporters partis sur les traces d’Ibn Battuta. Des oliviers l’entourent, comme pour la protéger. À la blancheur de Beni Maaguel succède celle d’Erriadh, petit village plus connu sous le nom de « Djerbahood », qui a en 2014 invité 150 graffeurs à réinventer ses rues. Les maisons blanches aux portes bleues sont bordées de bougainvilliers en fleurs et agrémentées ça et là d’œuvre de street art, comme des pointes de beauté moderne juxtaposées à la pérennité du lieu, devenu musée à ciel ouvert. Au loin, la mer se confond avec le bleu du ciel. Du calme se détachent les rires des enfants jouant dans l’eau.
Dernière étape de ce voyage tunisien : Tozeur, ville du Jérid tunisien et le chef-lieu du gouvernorat du même nom. Yan et le reste de l’équipe visitent une briqueterie, où on leur explique les rudiments de ce métier difficile. Les briquettes à peine moulées tutoient celles en train de sécher au soleil. De larges chapeaux protègent les hommes qui travaillent là. Ils sont, disent-il, très payés en comparaison du salarie tunisien moyen : 70 dirhams pour 350 briquettes.
Le soleil pose ses dangereux rayons sur cette oasis située aux portes du désert du Sahara, mêlant modernité et temps long. L’heure du retour est déjà arrivée, en aussi peu de temps qu’il fallût à Ibn Battuta pour traverser la Tunisie et atteindre Athrâbolos, l’actuelle Tripoli.
« Sur les traces d'Ibn Battuta » est un projet d'exploration artistique porté par l’Association Al Safar en partenariat avec l’UNESCO et le Misk Art Institute. Le photographe et directeur artistique Yan Bighetti de Flogny et le réalisateur Damien Steck reconstituent le voyage légendaire de l'explorateur marocain du 14e siècle, Ibn Battuta, afin de témoigner en images de la diversité des cultures et des communautés d’Islam à travers 38 pays.
Le projet souhaite mettre à l'honneur la jeunesse, l'innovation et la création dans les pays traversés.
Retrouvez le projet sur Facebook, Instagram et Twitter et sur les hashtags suivants : #IbnBattuta #AlSafar #FollowAlSafar
Directeur artistique et Photographe : Yan Bighetti de Flogny (Retrouvez-le sur Facebook)
Réalisateur : Damien Steck