Sur les traces d’Ibn Battuta : l’Égypte
Parti de son Maroc, l’explorateur musulman Ibn Battuta traversa l’Algérie et la Tunisie avant d’entamer son voyage égyptien à Alexandrie.
Ibn Battuta avait vingt-et-un ans lorsque simple pèlerin en partance pour la Mecque, il quitta en 1325 son Tanger natal. Après avoir traversé sans encombre et sans délai le Maghreb central (l'actuelle Algérie), il arriva à Tunis où il put célébrer l'Aïd el Fitr, qui marque la fin du ramadan, avant d’y prendre une seconde épouse quelques temps plus tard, après qu’un « dissentiment » avec son beau-père le força à se « séparer de sa fille ». Ce n’est qu’après avoir « consommé [son] mariage à Kasr Azza’âfiah et [l’avoir célébré] par un repas auquel [il] retint pendant un jour la caravane entière » qu’il se remit en marche.
Après avoir traversé prestement la Libye, « nous arrivâmes enfin, le premier jour de djomâda premier, à la ville d’Alexandrie », écrit l’explorateur dans son recueil Voyages. Comme le note Stéphane Yerasimos dans la traduction des Voyages parue aux éditions La Découverte, le premier jour de djomâda tombait cette année-là le 5 avril 1326. Comme il fallait alors compter quarante jours de marche pour relier Tripoli à Alexandrie, on estime qu’il entama son voyage vers l’Égypte fin février de cette même année.
D’Alexandrie, Ibn Battuta écrivait ceci « c’est un lieu dont la condition est merveilleuse et la construction fort solide. Tu y trouveras tout ce que tu désires, tant sous le rapport de la beauté que sous celui de la force, et les monuments consacrés aux usages mondains et aux exercices du culte. […] Ses édifices réunissent la grandeur à la solidité. Alexandrie est un joyau dont l’éclat est manifeste, et une vierge qui brille avec ses ornements ; elle illumine l’Orient par sa splendeur ; elle réunit les beautés les plus diverses, à cause de sa situation entre l’Orient et le Couchant. »
Sept siècles plus tard, nous suivons le photographe Yan Bighetti de Flogny, qui s’est lancé sur les traces d’Ibn Battuta pour raconter le monde musulman moderne. Son reportage a tout naturellement commencé en mars 2018 au Maroc, pays de naissance d’Ibn Battuta, avant de se poursuivre dans le Maghreb moderne. Il arrive au Caire dans la nuit du 7 au 8 septembre 2018. Aux premières heures du jour, le photographe organise un shooting autour du tramway d’Alexandrie, l’un des plus vieux tramways d’Afrique encore en fonctionnement. De nombreuses autorisations administratives sont nécessaires pour organiser la moindre installation photographique, ce qui retarde un peu le travail de l’équipe que la ville fascine.
En dépit des déconvenues, ils se dirigent vers Al Max, un quartier populaire où des pêcheurs pensent leur vie au rythme de la rivière. Les enfants jouent sous le regard amusé des pêcheurs tandis que les filets de pêche capturent la douce lumière de fin de journée. Le soleil se couche, teintant le paysage d’une lueur dorée.
Au détour d’une ruelle, Mohamed Gohar, ingénieur en architecture basé à Alexandrie, nous indique que lors de ses recherches sur l’histoire architecturale de la ville, il a constaté un basculement dans les années 1970. À cette période, manquant cruellement de place et de logements, la ville a fait le choix de détruire des bâtiments anciens pour en construire de plus modernes et de plus hauts. « Mais les bâtiments, ce ne sont pas seulement des pierres et des murs. Et en détruisant ces bâtiments, vous condamnez leur histoire et les souvenirs des gens qui y ont vécu. En tant qu’habitant d’Alexandrie, j’ai l’impression de perdre ma ville. Dans quelques années, si j’ai des enfants, je leur parlerai d’une ville qui n’existe plus », soupire le jeune architecte de trente-cinq ans. Pour alerter les Alexandrins sur l’importance de préserver leur patrimoine, il se promène dans la ville avec pour seules armes un bloc de papier et un stylo, pour documenter la richesse architecturale de la partie basse de la ville.
Quelques jours plus tard, nous retrouvons l’équipe de tournage au Caire avec pour ambition de cristalliser la beauté des grandes mosquées de la capitale égyptienne qui comptent parmi les plus admirées du monde arabe. De toutes, Ibn Touloun est sans doute la plus singulière, et en bien des points la plus exceptionnelle. Yan et son équipe parviennent à photographier toutes les mosquées avec le concours bienvenu des agents de la ville. Dans la mosquée Ibn Touloun, Saïd et Abed, deux anciens agriculteurs aujourd’hui en charge de la propreté de la mosquée, balaient le sol à l’aide de branches de palmier. Le minaret se détache en arrière-plan dans le soleil brûlant.
En s’aventurant dans la Cité des morts, ou nécropole du Caire, on s’aperçoit que les tombes sont désormais squattées dans ce quartier très populaire. Les regards sont craintifs, emplis de défiance. Au bout de quelques minutes, une femme d’une trentaine d’années, le profil fier et le verbe haut, explique à l’équipe que c’est elle qui dirige le quartier. Sa présence à nos côtés rassure, invite à plus d’ouverture. Ici, la ville s’organise dans les sépultures, comme un bidonville au cadre ancestral.
La nécropole, en raison de l’extraordinaire concentration de tombes d’awalya, de collèges soufis et de madrasas, a d’abord attiré de nombreuses personnes à la recherche de baraka (bénédiction) sous l’empire Ottoman. Au cours des siècles suivants, la population égyptienne s'est appauvrie, la couche inférieure de la classe moyenne s'est effondrée et a émigré dans les zones périphériques du Caire, envahissant les quartiers les plus pauvres et la Cité des Morts. Durant la présidence de Nasser dans les années 1960, l'urbanisation rapide et la modernisation du Caire ont entraîné une migration massive que la ville n’avait pas les moyens de réguler. Ces dernières décennies, les conditions de vie se sont améliorées, de nombreuses fosses étant désormais alimentées en eau courante et en électricité. Pour beaucoup, vivre au sein de ces sanctuaires est une bénédiction ou un moyen physique de se rapprocher de ses ancêtres.
La vie dans la nécropole s’est un peu plus paupérisée après le tremblement de terre qui a frappé le Caire en 1992. De nombreuses personnes ont alors été forcées de s'installer dans les tombes familiales, ce qui a augmenté le nombre de personnes vivant déjà dans la Cité des morts.
Non loin de là se dressent les célèbres et non moins photogéniques pyramides. De ces édifices merveilleux, Ibn Battuta écrivait ceci : « les pyramides sont construites en pierres dures, bien taillées ; elles ont une élévation très considérable et sont d’une forme circulaire, très étendues à la base, étroites au sommet, en guise de cônes ; elles n’ont pas de portes et l’on ignore de quelle manière elles ont été bâties. Parmi les récits que l’on fait à leur sujet, on raconte qu’un roi d’Égypte antérieurement au Déluge, eut un songe qui le frappa de terreur et l’obligea de construire ces pyramides sur la rive occidentale du Nil, afin qu’elles servissent de lieu de dépôt aux sciences, ainsi que de sépultures pour les rois. »
Comment photographier des lieux si souvent immortalisés par les plus grands photographes ? C’est alors que Yan repère des bédouins qui transportent des touristes sur le dos de leurs dromadaires. Il leur propose de se prêter au jeu de la mise en scène, comme s’ils rentraient chez eux après une longue journée de travail. Le sable se soulève artificiellement, transformant la scène en un moment de grâce. Au loin, les pyramides semblent se décaler légèrement pour laisser entrevoir le Caire moderne, comme deux périodes s’entrelaçant avec harmonie.
Illusion Temporelle, Pyramides de Gizeh, patrimoine mondial de l’Unesco, Caire, Égypte, 2018 - Fin de journée, les touristes abandonnent le site et les chameaux rentrent à l’écurie. Mohamed Atef Ragab est à la tête d’un troupeau de plus de 40 chameaux rejouant les mythes orientalistes jour après jour.
Après cette parenthèse atemporelle, les contours d’Assouan sont à portée de vue. Un garde du corps accompagne désormais l’équipe dans cette région relativement instable de l’Égypte.
Au XIVe siècle, le désert était inhabité et les chemins étaient jugés très sûrs par les pèlerins. Ibn Battuta relate ainsi que cette région stratégique était très surveillée : « personne ne dépasse cette station pour aller en Syrie, si ce n’est avec un passeport délivré au Caire, et nul ne pénètre en Égypte par ce point sans un passeport pour la Syrie ; et cela par sollicitude pour les habitants et par crainte des espions de l’Irâk. Cette route est confiée aux Arabes, qui ont été spécialement préposés à sa garde. Lorsque la nuit arrive, ils passent leur main sur le sable, de manière qu’il n’y reste aucune trace. »
Depuis le minaret de la Grande mosquée d’Assouan, on a une vue imprenable sur le Nil. Au loin, on aperçoit un bateau qui fait monter des chèvres à son bord à l’ombre d’un arbre centenaire. Malgré le nombre croissant de touristes qui aiment à venir jusqu’à Assouan pour une balade en bateau, nombreux sont les locaux qui continuent d’emprunter le Nil au quotidien.
Au rythme du plus long fleuve du monde, le voyage en Égypte s’achève. Un voyage d’oxymores, de silences bruyants et de couleurs à la fois vives et ternes. Force est de constater que ce qui a fasciné l’explorateur musulman du XIVe siècle continue de fasciner les spectateurs admiratifs qui se pressent par centaines de milliers chaque année pour découvrir ces paysages fabuleux et les témoignages de la grandeur passée, la chaleur des souks et les vibrants quartiers populaires.
« Sur les traces d'Ibn Battuta » est un projet d'exploration artistique porté par l’Association Al Safar en partenariat avec l’UNESCO et le Misk Art Institute. Le photographe et directeur artistique Yan Bighetti de Flogny et le réalisateur Damien Steck reconstituent le voyage légendaire de l'explorateur marocain du 14e siècle, Ibn Battuta, afin de témoigner en images de la diversité des cultures et des communautés d’Islam à travers 38 pays.
Le projet souhaite mettre à l'honneur la jeunesse, l'innovation et la création dans les pays traversés.
Retrouvez le projet sur Facebook, Instagram et Twitter et sur les hashtags suivants : #IbnBattuta #AlSafar #FollowAlSafar
Directeur artistique et Photographe : Yan Bighetti de Flogny (Retrouvez-le sur Facebook)
Réalisateur : Damien Steck