Ces photojournalistes documentent la guerre contre la drogue au péril de leur vie
Aux Philippines, des photographes braquent leur objectif sur les tourments de la guerre contre la drogue.
« Lorsque je roule dans les rues de Manille, je ne me souviens pas des lieux ou des monuments, je me souviens des scènes de crime, » déclare le photojournaliste Raffy Lerma dans les premières minutes du documentaire Reporters de l'ombre. Ce soir-là, il se rend à la veillée funèbre d'un jeune homme de 15 ans qui a reçu deux balles dans la tête et une dans le cou la nuit précédente. Le père et l'oncle du défunt pleurent sa disparition par-dessus le cercueil ouvert pendant qu'autour se pressent les voisins de la famille.
« Chaque jour nous couvrons ces scènes qui grignotent peu à peu notre humanité, » témoigne-t-il. « Mais couvrir ces meurtres aura toujours plus d'impact que de ne rien faire du tout. »
Lerma fait partie d'un petit groupe de journalistes que certains connaissent sous le nom de Nightcrawlers of Manila (les reporters de l'ombre de Manille, ndlr) qui mettent un point d'honneur à documenter la guerre contre la drogue aux Philippines. Nuit après nuit, ils se précipitent sur les scènes de crime avant que les autorités n'arrivent pour nettoyer le site. « Je pense qu'en tant que photojournaliste, notre mission est de documenter l'histoire qui se déroule sous nos yeux, » confie Lerma.
En 2016, Rodrigo Duterte a été élu président sur la promesse de débarrasser le pays du fléau de la drogue. Dans une allocution télévisée, Duterte s'exclame : « Il y a trois millions de toxicomanes et je serais heureux de tous les massacrer pour mettre un terme à ce problème dans mon pays. » Trois ans après que Duterte a déclaré la guerre aux drogues, le bilan officiel dépasse les 5 500 victimes, mais selon les organismes de défense des droits de l'Homme, il pourrait atteindre les 27 000.
Ce documentaire expose la guerre contre les drogues aux Philippines dans toute sa complexité, il alterne les images de photojournalistes exténués, passant d'une scène de crime à l'autre ; des séquences d'interview de justiciers masqués qui affirment être payés pour tuer ; et les clips promotionnels du président Duterte qui vante à la télévision les mérites de sa guerre contre le trafic de drogue.
Tout au long du film, les scènes sont brutales, les images prises par les photojournalistes me hantent, elles sont gravées dans ma mémoire : une femme qui berce son partenaire mort dans la rue, dans une scène rappelant la Pietà, entourée par une foule d'observateurs retranchés derrière le ruban jaune de la police ; une jeune fille qui se tient sur le canapé maculé de sang où son père a été abattu devant ses yeux, l'impact de la balle défigurant le mur derrière elle.
Mais les premiers concernés par la guerre contre les narcotrafiquants ne sont pas les seuls à essuyer des attaques. Les photographes, les journalistes et les organes de presse qui couvrent le massacre sont également menacés, Duterte n'hésite pas à cibler les journalistes et quiconque ose se montrer critique de la fonction présidentielle. « Tout ce qu'il semble vouloir faire, c'est montrer aux journalistes qu'ils devraient avoir peur, » déclare dans le documentaire un journaliste radio.
Âgée de 23 ans, Eloisa Lopez est une photojournaliste basée à Manille. Quelques semaines après l'arrivée de Duterte au pouvoir, elle a rejoint un groupe de photographes qui couvrait les tueries nocturnes. Elle est devenue l'une des plus jeunes journalistes et l'une des rares femmes à intégrer cette équipe de nuit.
Plus tôt cette année, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec elle à Washington alors qu'elle recevait le Prix de photojournalisme Anja Niedringhaus. En tant que rédactrice photo, j'ai pu découvrir le travail de nombreux journalistes sur la guerre de Duterte, notamment celui de Raffy Lerma, un reporter local, ou de Daniel Berehulak, qui couvre l'affaire pour le New York Times. Cependant, les photos d'Eloisa Lopez m'ont frappé par leur intimité et par la relation spéciale qu'elle semble avoir nouée avec les familles des défunts.
« Je pense qu'outre le fait d'appartenir à leur communauté, c'est le fait d'être une femme qui m'a permis d'être plus proche des familles des victimes qui elles aussi sont bien souvent des femmes, des veuves ou des mères qui ont perdu leur mari ou leur fils. La plupart de ces femmes sont soit aussi jeunes que moi, soit suffisamment âgées pour être ma mère, » explique Lopez. « J'imagine que grâce à cela, elles m'ont plus facilement laissée pénétrer leur foyer, pour me faire part de leurs histoires, en me traitant comme une amie, une fille ou une sœur. Je pense que c'est cette relation, ce lien qui unit deux femmes, qui m'a ouvert de nombreuses portes en tant que photographe, c'est ce qui donne à mes photos ce sentiment d'intimité. »
J'ai alors demandé à Lopez ce que le courage signifiait pour elle.
« À force d'être témoin de cette guerre contre la drogue dans mon pays… j'ai identifié différents types de courage chez les familles que les victimes ont laissé derrière elles. Je constate à présent qu'il faut également beaucoup de courage pour surmonter le deuil en plus de la pauvreté, de l'impunité et du harcèlement qu'elles subissent dans leurs propres communautés. Il y a du courage dans leur résistance, dans chaque manifestation à laquelle elles se rendent, dans chaque discours et dans chaque pancarte dressée contre le gouvernement qui tolère ces injustices. Il y a du courage dans le fait de partager leurs histoires avec des journalistes comme moi, dans le fait d'exprimer haut et fort leur opinion lorsque la taire aurait été plus facile. »
Elle évoque également son propre courage et celui de ses collègues journalistes. Et c'est bien là tout le sujet du documentaire Reporters de l'ombre : le pouvoir des images et l'importance du journalisme d'investigation, d'autant plus lorsque le climat ambiant cherche à museler ces voix.
« Il y a du courage chez chaque journaliste qui s'investit dans cette mission, conclut-elle, car ils écoutent, documentent, photographient et portent en eux ces histoires traumatisantes bien après leur publication. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.