Féminicide, rendre visible l’assassinat et le meurtre des femmes en France

En France, tous les trois jours une femme meurt assassinée par son conjoint. Que sait-on de ces féminicides ?

De Taïna Cluzeau
Manifestation pour le droit des femmes, 8 mars 2019.
Manifestation pour le droit des femmes, 8 mars 2019.
PHOTOGRAPHIE DE Jeanne Menjoulet

Le constat est rude : en France, plus de cent femmes meurent chaque année, assassinées par leur conjoint (ou ex-conjoint), soit une tous les trois jours. Le gouvernement, notamment poussé par la médiatisation croissante des collectifs luttant contre les féminicides, a lancé en septembre 2019 le Grenelle des violences conjugales. Objectif : mettre en place de nouvelles mesures visant à mieux protéger les victimes, prévenir et punir ces actes. Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) et ancienne membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), revient sur l’importance de lever le voile sur ces violences sexistes et de sensibiliser les Français à ce profond problème de société.

 

Le féminicide est l’acte de tuer une femme parce qu’elle est une femme. Pourquoi est-il si important d’utiliser ce terme aujourd’hui ?

Les mots ont un sens bien précis, et la sémantique est forcément politique. Pendant longtemps, et encore aujourd’hui dans certains médias, lorsqu’une femme est assassinée au sein du couple, on parle de crime passionnel ou de drame familial. On restreint ce crime à la sphère privée et, en quelque sorte, on justifie les actes de l’agresseur par des émotions incontrôlables. Or cette violence faite aux femmes est un continuum. Nous vivons dans une société où les inégalités de genre et les stéréotypes sexistes sont ancrés. Tuer sa femme n’est pas un acte personnel, c’est un déni des droits fondamentaux des femmes. Lors d’un féminicide, le conjoint ne tue pas par amour, il ne supporte pas que sa femme le quitte ou s’émancipe, car il la considère comme sa propriété. En employant le terme féminicide, les associations ont réussi à faire émerger cette problématique dans la sphère publique et, vu l’ampleur du phénomène, il faut maintenant comprendre pourquoi il perdure. Il faut notamment s’interroger sur nos constructions sociales, en particulier, les représentations sexistes des femmes dans l’espace public, ne serait-ce que par rapport aux stéréotypes utilisés dans les publicités.

 

Certaines associations militent pour que le terme féminicide soit inscrit dans le code pénal français. Pourquoi ?

Aujourd’hui, la loi punit déjà plus lourdement les agresseurs qui ont tué une femme en raison de son genre et lorsqu’ils sont le partenaire ou l’ex-partenaire de la victime. Mais on continue à parler de simples meurtres ou d’assassinats. Si le Code pénal définissait le féminicide, cela permettrait de mettre en lumière l’ampleur du phénomène. De plus, on ne pourrait plus passer à côté des faits. On serait obligé de se poser systématiquement la question : s’agit-il d’un féminicide ? L’auteur a-t-il tué sa victime parce qu’il s’agit d’une femme ? Lors du meurtre d’une femme prostituée, par exemple, au lieu de se dire que cette femme faisait un métier dangereux, les enquêteurs se demanderaient peut-être : le meurtrier avait-il un problème avec sa représentation des femmes ? Il faut inverser le poids des représentations et repenser la législation à travers ce prisme, même si, évidemment, cela demande une analyse juridique et une réflexion élaborée.

Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) et ancienne membre du Haut ...
Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) et ancienne membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE).
PHOTOGRAPHIE DE DR

Pour mettre en place des mesures efficaces contre les féminicides, il est nécessaire de bien connaître la situation vécue par les femmes. De quelles données disposons-nous en France sur ces crimes ?

En 2018, le ministère de l’Intérieur a dénombré 121 femmes tuées par leur conjoint et 28 hommes par leur conjointe, dont la moitié étaient victimes de violences de la part du conjoint. (Rapport Morts violentes au sein du couple 2018.) La première enquête de ce type a vu le jour en 2005, sur la base d’articles de presse et de données recueillies par la Fédération nationale solidarité femmes. En 2013, on a observé une baisse, mais, à l’époque, les agresseurs ayant eu une relation ponctuelle avec la victime n’étaient pas pris en compte, alors que c’est le cas aujourd’hui. Depuis l’année dernière, les chiffres semblent repartir à la hausse. Dans tous les cas, les tentatives d’homicides au sein du couple sont en constante augmentation (195 en 2018 contre 144 en 2014). Ces statistiques sont très importantes, notamment pour disposer d’une vue détaillée des homicides par département. En milieu rural, plus fortement touché, on s’est par exemple rendu compte que les femmes connaissaient moins le 3919 Violences femmes info (le numéro pour les femmes victimes de violence) et qu’il y avait moins d’associations sur le terrain. On peut donc améliorer cet aspect.

 

Quelles sont les limites de ces enquêtes ?

D’abord, elles ne prennent pas en compte tous les féminicides, mais seulement ceux au sein du couple. Or l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit le féminicide selon quatre catégories : le féminicide « intime », correspondant aux violences familiales et conjugales ; le féminicide « au nom de l’honneur », se référant au meurtre d’une femme pour protéger l’honneur de sa famille ; le féminicide « lié à la dot », c’est-à-dire le meurtre d’une jeune femme pour non-paiement de sa dot et le féminicide « non-intime ». En dehors du féminicide intime, on n’a aucune idée des statistiques des autres types de féminicides. Les enquêtes sur les homicides ne retranscrivent pas le parcours de ces femmes, on ne peut donc pas établir de statistiques en ce sens. D’autres féminicides ne sont pas non plus pris en compte : ceux dont les crimes n’ont pas été élucidés, où la femme a disparu, où les services statistiques ne disposent pas de données suffisantes pour établir le statut de féminicide… Sans oublier la question des femmes poussées au suicide à cause du comportement violent de leur conjoint. Par ailleurs, les données du ministère de l’Intérieur donnent des informations plutôt quantitatives. Les médias qui relatent les faits-divers et les organisations, comme la nôtre, qui les répertorient, permettent non seulement d’obtenir des données qualitatives, mais aussi d’avoir un décompte en temps réel ou presque, notamment sur les réseaux sociaux, ce qui est intéressant pour sensibiliser et mobiliser l’attention du public sur le sujet.

 

Quelles mesures permettraient de prévenir la mort de plus d’une centaine de victimes de féminicides chaque année ?

D’abord, il faut travailler sur les représentations sexistes de la société, ce qui passe notamment par l’éducation et la prévention dans les établissements scolaires. Ensuite, les femmes victimes de violences doivent être prises en charge et protégées de façon adaptée par les différents services de l’État – que ce soit les commissariats, les hôpitaux, les services sociaux, ou même les tribunaux. La FNSF défend la spécialisation des services destinés aux femmes victimes de violences, comme pour les centres d’écoute (3919 Violences femmes info), d’accueil et d’hébergement que nous gérons. Des pôles spécialisés sont donc à mettre en place et leurs équipes doivent être formées pour détecter les situations de violence et y répondre sans répéter les schémas de domination patriarcale traditionnelle. Il faut aussi éviter aux femmes de subir une double peine. Non seulement elles sont victimes de violence, mais, quand elles essaient d’y échapper, elles se retrouvent souvent en situation précaire, sans logement, sans revenus, sans autre choix parfois que de retourner au domicile familial. Il faut donc multiplier les lieux d’accueil et les centres d’hébergement spécifiques et disponibles. De plus, lorsqu’il y a des enfants, il n’est pas rare, malgré l’historique de violence, que la justice décide de maintenir le contact avec le père, ce qui lui permet de garder un moyen de pression sur la mère. La justice doit prendre en compte cet aspect en limitant l’exercice de l’autorité parentale, l’accès à la résidence de l’enfant et les droits de visite et d’hébergement de l’agresseur. Enfin, évidemment, la mise en place de ces mesures requiert de poursuivre les efforts financiers engagés et de débloquer des moyens complémentaires : le Haut Conseil pour l’égalité entre les femmes et les hommes a évalué à 500 millions d'euros par an le budget nécessaire pour lutter contre les violences faites aux femmes.

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