« No Woman's land » : la lutte au féminin en Afghanistan

L’exposition « No Woman’s Land » consacre une vision de la femme afghane digne, dans la situation adverse de son pays.

De Amandine Venot
Publication 5 nov. 2024, 14:01 CET
Kaboul, Kaboul, Afghanistan, 17 février 2024. Un institut privé dans l'ouest de Kaboul où les filles ...

Kaboul, Kaboul, Afghanistan, 17 février 2024. Un institut privé dans l'ouest de Kaboul où les filles suivent le programme américain en anglais, mais ne peuvent obtenir aucun certificat officiel d'éducation afghan, ni aller à l'université en Afghanistan, fermée aux femmes.

PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri pour la Fondation Carmignac

Depuis le retour au pouvoir des talibans en 2021, les femmes afghanes ont vu leurs droits et leurs libertés annihilés. De nombreux décrets et lois ont été adoptés, supprimant petit à petit tout moyen d’expression de leur identité, jusqu’à faire disparaître les femmes des rues afghanes.

Le ministre afghan de la Promotion de la Vertu et de la Prévention du Vice, Mohammad Khalid Hanafi, a même promulgué le 26 octobre dernier, l'interdiction aux femmes de réciter le Coran à voix haute entre elles. Elles n'ont désormais plus « le droit de s'entendre ».

La photojournaliste irano-canadienne Kiana Hayeri et la chercheuse et photographe française Mélissa Cornet ont travaillé à mettre à l’honneur ces femmes dans toute leur diversité. Soutenues par la Fondation Carmignac, elles se sont rendues en janvier 2024 dans les régions les plus reculées d’Afghanistan, où elles ont passé six mois afin de présenter au monde un instantané intime des femmes afghanes. Des femmes fortes, rêveuses et dignes. Leur travail, No Woman’s Land est présenté au public depuis le 24 octobre 2024 dans un double lieu d'exposition, au Réfectoire des Cordeliers (75006) et sur le Port de Solférino, face au Musée d’Orsay (75007). 

 

Pourquoi avez-vous choisi de réaliser ce reportage ?

Mélissa Cornet : Nous étions déjà familiarisées avec la situation des femmes afghanes, avant et après le coup d’État. Nous observions comment les femmes étaient dépeintes dans les médias. La plupart adoptaient toujours cette image de la femme afghane vêtue de noir, représentée comme une victime des talibans. Nous voulions aller au-delà, nuancer, détailler, préciser le portrait des femmes afghanes de la manière la plus respectueuse et fidèle qui soit. 

 

Quelles difficultés avez-vous rencontrées en photographiant ces femmes ?

Kiana Hayeri : Assurer leur sécurité était le premier enjeu. Elles vivent dans un État policier où non seulement les talibans ont le contrôle, mais en plus, chacun de leurs voisins peut les dénoncer.

Mélissa Cornet : Un autre défi a été leur sécurité sur le long terme, car même si elles ont accepté de montrer leur visage, nous devions nous assurer qu'elles comprenaient ce que cela signifiait d'avoir sa photo en ligne. Une fois les photos publiées, nous perdons complètement le contrôle. Alors, même si elles donnent leur consentement, nous ne savons pas si celui-ci sera toujours valable dans six mois.

Pour nous en assurer, nous avons souhaité garder un moyen de contact, généralement par l’intermédiaire de WhatsApp, avec un grand nombre d’entre elles. Pour certaines, que nous avons rencontrées à Jalalabad, il a été plus compliqué de maintenir la communication puisqu’elles n’avaient pas de téléphone. Nous devons toujours décider au cas par cas et avec la plus grande prudence, dans quelle mesure nous devons être conservatrices pour qu’elles ne soient pas reconnues. Kiana a utilisé du tissu pour couvrir leurs visages. Elle a joué avec les lumières, leur silhouette, afin que nous puissions toujours raconter leur histoire sans révéler leur identité, même dans six mois, un an, deux ans...

 

Certaines de vos photos ont été prises à l'extérieur. Comment avez-vous assuré leur sécurité dans ce contexte ? 

Kiana Hayeri : Les extérieurs dont vous parlez sont toujours des ruelles, des endroits où nous avions fait en sorte de travailler très rapidement. Pour certains, ce sont des extérieurs au sein de structures médicales ou de maisons. Cela restait dans le domaine privé. Pour les vrais extérieurs, nous avons essayé de filmer des rues, mais cela a été très difficile. Pendant six semaines, nous avons dû nous débrouiller pour obtenir un droit de tourner dans la rue, mais nous étions constamment arrêtées par les autorités.

Jalalabad, Nangarhar, Afghanistan, 12 février 2024. Une famille, récemment expulsée du Pakistan, s'est temporairement installée dans ...

Jalalabad, Nangarhar, Afghanistan, 12 février 2024. Une famille, récemment expulsée du Pakistan, s'est temporairement installée dans un quartier de la banlieue de Jalalabad, dans l'est de l'Afghanistan. Des centaines de milliers d'Afghans ont été forcés de quitter le Pakistan à la suite de la répression en cours contre les étrangers illégaux, certains après des décennies de vie au Pakistan. Les femmes et les filles sont les plus touchées par les conséquences du déplacement forcé, avec par exemple des taux élevés de mariages d'enfants.

PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri pour la Fondation Carmignac

Quelle direction artistique avez-vous prise pour cette exposition ? 

Kiana Hayeri : Nous avons fait appel à la scénographe Alice de Bortoli, avec qui nous avons discuté de ce que nous voulions pour l’exposition. Elle nous a proposé un concept étonnant qui correspondait vraiment à ce que nous voulions exprimer. Le décor de l’exposition contient des maisons pour délimiter un intérieur et un extérieur. Nous avons placé les photos à l’intérieur, pour représenter le monde des femmes, et des chaises en extérieur pour représenter le monde des hommes. En Afghanistan, les femmes ne peuvent pas fréquenter des lieux extérieurs comme des restaurants ou des magasins sans chaperon. Nous avons joué avec la lumière de néons qu'on trouve souvent sur les devantures. De l’extérieur, assis sur les chaises, il est ainsi possible d’observer les visages des femmes afghanes. C’est une idée ingénieuse !

Mélissa Cornet : Nous avons aussi conçu un site web de manière à toucher le plus de gens possible, y compris les personnes qui ne peuvent pas se rendre physiquement à Paris. Nous aimerions que ce site soit utilisé à des fins éducatives. Idem pour notre livre.

Kiana Hayeri : Le site est interactif. Selon les choix que vous ferez, en le parcourant, vous ferez un voyage différent, en fonction de votre genre. Si vous êtes une femme, ce dernier décidera de toute votre vie, comme cela se passe réellement en Afghanistan. Nous espérons qu’il sera mis en ligne pour le 8 mars prochain, pour la journée internationale des droits des femmes.

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    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri pour la Fondation Carmignac

    Comment avez-vous gagné la confiance des femmes que vous avez photographiées ?

    Mélissa Cornet : Nous connaissions déjà certaines d'entre elles. Pour celles que nous ne connaissions pas, nous avons dû nous assurer qu'elles comprenaient qui nous étions afin qu'elles se sentent à l'aise. Nous voulions être très honnêtes sur ce que nous faisions et sur les risques associés à notre travail, en essayant de leur expliquer aussi précisément que possible comment leur image allait être utilisée. Nous leur avons expliqué notre expérience en Afghanistan et le contexte dans lequel tout cela s'inscrivait. Parfois, nous rendions visite à certaines de ces adolescentes que nous prenions en photo, afin de nouer des liens avec elles. Nous sommes devenues amies, pas seulement pour le travail. Le fait de pouvoir les suivre au fil du temps a été formidable.

     

    Que signifie la série Dream Girls pour vous ?

    Mélissa Cornet : Nous nous sommes associées à Fatimah, une professeure d'art. Avec son aide, nous avons identifié neuf adolescentes et nous leur avons demandé : « Que voulez-vous devenir ? Que voulez-vous faire quand vous serez adultes ? ». Nous avons été surprises par la créativité de leurs réponses et leur capacité à continuer à rêver d'un avenir meilleur. Nous nous attendions un peu à ce qu'elles disent « je veux être enseignante ou infirmière », car c'est la voie habituelle pour les femmes en Afghanistan, mais elles avaient des rêves bien plus grands que cela ! Elles voulaient parcourir le monde, devenir journalistes d'investigation, athlètes, pilotes de ligne... Il peut être très difficile pour les femmes afghanes de se projeter parce qu'avant, il y avait la guerre. Et maintenant leur situation est très contraignante. C’est pourquoi nous avons choisi de leur rendre hommage à travers Dream Girls. La série sert aussi de rappel : pour l'instant, ces rêves ne sont qu’un projet artistique, à moins qu'elles ne parviennent à quitter le pays.

     

    De quoi sera fait l'avenir de ces jeunes filles ?

    Mélissa Cornet : En Afghanistan, il y a cette idée selon laquelle si une femme ne va pas à l'école ou n'étudie pas, la prochaine étape logique devrait être de se marier et d'avoir des enfants. Le mariage des très jeunes filles n'est pas un phénomène nouveau dans le pays. Bien qu'il y ait eu une loi contre cela, elle a été complètement ignorée. En août 2021, une énorme crise économique a frappé le pays en raison des sanctions internationales. Nous avons assisté à une explosion du nombre de personnes souffrant de la faim. L'un des mécanismes d'adaptation a alors été le mariage des enfants : lorsque vous mariez votre fille, vous obtenez une dot. Les parents qui sont dans une situation terrible, parce qu'ils ne peuvent pas nourrir leurs enfants, pensent à marier leur fille pour qu’elle puisse manger dans une autre famille, et que leurs autres enfants aussi, aient à manger sur la table.

    À qui cette exposition est-elle destinée ? 

    Kiana Hayeri : À tout le monde ! Les femmes afghanes n’attirent vraiment l'attention que lorsqu'il y a une nouvelle loi ou un nouveau décret promulgué contre leurs libertés. Mais en attendant, cela fait plus de trois ans que les talibans ont repris le pouvoir, et tous les espoirs qu’elles avaient de voir les choses s'améliorer ont disparu.

    Mélissa Cornet : C'est vraiment difficile aujourd'hui pour ces femmes, mais aussi pour les journalistes qui essaient de travailler en Afghanistan, de porter ces histoires. Actuellement, aucune d’entre elles ne pense que la situation peut s'améliorer. Les sommets internationaux n’ont pas beaucoup d'effets sur la réalité quotidienne du pays, ou même pour l'accueil [des Afghanes] en Europe ou en Amérique.

     

    Récemment, l'Union européenne a autorisé les femmes afghanes à venir se réfugier dans les pays européens...

    Mélissa Cornet : C'est une bonne chose que l'Union européenne ait pris cette décision, mais il y a aussi une certaine déconnexion. Comment ces femmes pourraient-elles quitter l’Afghanistan pour aller en Europe ? Les moyens illégaux sont absolument terribles, pleins de violences et d'abus. Cela devrait être absolument découragé. Et puis pour quitter le pays, il faut un passeport. Une chose très compliquée à obtenir, qui plus est à un prix exorbitant sur le marché noir. Sans oublier que pour franchir les frontières, les femmes doivent être accompagnées d’un mahram, un membre masculin de leur famille. Elles ne peuvent pas non plus se rendre seules au consulat français par exemple, pour aller chercher leur visa.

    Kiana Hayeri : Dans une telle société patriarcale, il est rare que les hommes permettent aux femmes de s’envoler pour un autre pays. Par exemple, j’ai connu une jeune femme qui a eu l'opportunité extraordinaire d'aller étudier à l'étranger. Elle avait une bourse. Elle était intelligente, mais sa famille a essayé de la retenir en faveur de son frère, plus jeune de deux ans, qui avait besoin d’un prêt pour étudier. Il fallait que ce soit lui et pas elle. Plus globalement, même si certains pays occidentaux ont de très bonnes statistiques, comme la France qui affirme que 95 % des femmes afghanes ayant fait les démarches pour obtenir un visa l’ont obtenu, la réalité de ces femmes est tout autre. Elles ne pourront pas quitter le pays à moins de connaître quelqu’un qui pourrait les aider, à Paris ou dans d’autres villes européennes.

    Cet entretien a été édité dans un souci de concision et de clarté.

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