Inde : la révolte des veuves
Dans de nombreux pays, le veuvage reste synonyme de vulnérabilité, et très souvent de sévices et d’exil. Mais des femmes endeuillées organisent la résistance. National Geographic a enquêté sur trois continents.
Bien avant l’aube, des veuves se hâtent dans les obscures ruelles en terre de Vrindavan, essayant d’éviter les flaques de boue et les bouses de vache fraîches. Chaque matin, des volontaires s’installent sur un bout de trottoir défoncé, allument un gros réchaud à gaz et préparent du thé. Les veuves savent qu’il faut arriver très tôt. Si elles tardent, il n’y aura peut-être plus rien à boire, ou bien elles rateront la distribution de riz soufflé, qui sera déjà déplacée à plusieurs rues de là.
Il est 5h30. Aube fraîche et croissant de lune argenté. Quelques veuves sont ceintes de saris colorés, mais la plupart portent du blanc. En Inde, c’est le signe le plus évident qu’une femme a perdu son mari –récemment ou il y a des décennies. Combien de veuves vivent à Vrindavan ? Nul ne le sait. Certains disent 2 000 ou 3 000 ; d’autres, 10 000 ou plus. Une chose est sûre : la ville et ses alentours fourmillent de temples dédiés à Krishna et d’ashrams où les bhajan (chants pieux) retentissent à longueur de journée, psalmodiés par de pauvres veuves serrées les unes contre les autres, à même le sol. Les incantations incessantes marquent le caractère sacré des ashrams.
Les pèlerins et les prêtres sont censés entretenir les lieux. En réalité, ce sont les veuves qui s’en chargent. Contre trois ou quatre heures de chant consécutives, elles gagnent un repas chaud et le droit de passer la nuit sur une natte. Les veuves vivent dans des refuges, ou dans des chambres en colocation. Ou encore, lorsqu’elles n’ont nulle part où aller, sous des toiles goudronnées, en bord de route. Vrindavan se situe à 150km au sud de Delhi, mais les veuves y affluent de partout en Inde.
Parfois, elles arrivent avec des gourous en qui elles ont confiance. Parfois, des membres de la famille les amènent et les déposent dans un ashram, ou au coin d’une rue, avant de repartir. Même des parents, sans expulser réellement la veuve de la maison familiale, lui font bien comprendre chaque jour qu’elle n’y a plus sa place.
En Inde, une veuve est « physiquement vivante, mais socialement morte », affirme Vasantha Patri, une psychologue de Delhi. Alors, Vrindavan ayant la réputation d’être une « cité des veuves », une source potentielle de plats chauds, d’entraide et de vie sociale, des veuves s’y rendent d’elles-mêmes, en bus ou en train, depuis des générations. « Aucune d’entre nous ne veut retourner chez elle », assure Kanaklata Adhikari, une femme gracile qui partage une chambre avec sept autres veuves. Nous ne parlons jamais à nos familles. Nous sommes notre propre famille. »
La vieille femme s’est vaguement couvert la tête de son sari blanc. Autrefois, en Inde, les nouvelles veuves étaient souvent tondues, signe de renoncement à toute féminité. Et, apparemment, Adhikari s’est fait tondre récemment. « Je reste ainsi parce que ma chevelure lui appartenait, dit-elle. La plus grande beauté de la femme est dans ses cheveux et ses habits. Quand mon mari est parti, qu’est-ce que j’allais en faire ? »
Quel âge a-t-elle ? « 96 ans. » Et quel âge avait-elle à la mort de son mari ? « 17 ans. » Je me trouve à Vrindavan parce que la photographe Amy Toensing et moi avons décidé de rencontrer des groupes de veuves dans trois parties du monde très différentes, au cours de la même année. C’est moins leur peine intime que nous voulons comprendre, que la façon dont des sociétés imposent aux femmes ayant perdu leur mari une nouvelle identité traumatisante. Jusqu’à les considérer comme des parias, des exilées, des êtres nuisibles, des martyres, des proies.
En 2011, les Nations unies ont institué le 23 juin Journée internationale des veuves, en faisant ce sombre constat: dans de nombreuses cultures, les veuves sont très vulnérables –du fait de traditions cruelles, de la pauvreté, des séquelles des guerres dont leurs maris ont été les victimes. Il faut donc envisager le veuvage comme une potentielle atteinte aux droits humains en soi.
En Bosnie-Herzégovine, nous passons un mois parmi l’un des groupes les plus singuliers de veuves de guerre de l’histoire : depuis vingt ans, ces femmes recherchent et inhument les restes éparpillés de plus de 7000 hommes massacrés. En Ouganda, nous apprenons que l’expression « héritage de la veuve » ne désigne pas les biens reçus par celle-ci au décès de son mari. C’est le contraire : la belle-famille s’approprie la totalité des biens dont la veuve hérite, ainsi que la veuve elle-même, destinée à devenir partenaire sexuelle ou épouse du parent qu’on choisira pour elle.
À Vrindavan, Laxmi Gautam, une travailleuse sociale, enrage en évoquant les veuves rejetées par leur famille qui mendient dans la rue. Nous lui demandons ce qu’elle changerait si elle pouvait protéger les femmes de telles infamies. « J’enlèverais le mot “veuve” du dictionnaire. Quand le mari meurt, c’est le nom qu’elle porte. Ce mot. Et, pour elle, les ennuis commencent. » Il est difficile d’estimer combien il y a de veuves dans le monde, du fait de leur isolement et de leur invisibilité. La Fondation Loomba, une organisation internationale d’aide aux veuves, également à l’origine de la journée internationale qui leur est consacrée, estime leur nombre à 259 millions.
Elle déplore que de nombreux pays pauvres ne se préoccupent même pas de répertorier leur existence ou leurs besoins. Une veuve ne doit pas porter de couleurs ou se faire jolie –ce serait inconvenant dans son nouveau rôle d’endeuillée éternellement diminuée. Une veuve doit manger une nourriture fade et en petites quantités –des mets riches et épicés pourraient ranimer en elle des passions interdites à jamais.
Ces règles hindoues, en perte de vitesse et largement rejetées dans les familles éduquées, ont toujours cours dans certains villages et familles conservateurs d’Inde. Cette stigmatisation ne provient pas des Veda, les écritures saintes de l’hindouisme, mais de générations de traditions répressives, souligne Meera Khanna, une écrivaine de Delhi travaillant pour l’association de défense des veuves Guild for Service. « Nulle part dans les Veda, il n’est écrit que la veuve doit mener une vie d’austérité. Il est même dit : toi, femme, pourquoi pleures-tu l’homme qui n’est plus ? Lève-toi, prends la main d’un homme vivant et recommence tout. »
Nous avons organisé nos séjours à Vrindavan ainsi qu’à Varanasi (ex-Bénarès, qui attire aussi des milliers de veuves) afin d’y être présentes lors d’une action a priori simple, mais plus subversive qu’il n’y paraît: une campagne en faveur de la participation des veuves aux fêtes religieuses. Celles de Divali et de Holi donnent lieu à des réjouissances publiques dans toute l’Inde. Pour Divali, il y a des cadeaux, des illuminations, des feux d’artifice; pour Holi, les gens s’aspergent d’eau et de poudres éclatantes dans les rues. Une exubérance inacceptable pour une femme censée passer le reste de sa vie dans un silence digne.
« Une fois que vous êtes veuve, vous n’avez le droit d’aller à aucune fête, regrette Vinita Verma, une autre travailleuse sociale. Mais nous voulons que ces femmes fassent partie de la société. Elles ont pleinement le droit de vivre leur vie. » Vinita Verma est la vice-présidente de Sulabh International, association indienne qui offre des services et une petite aide mensuelle aux veuves accueillies dans ses centres, à Vrindavan et à Varanasi. Depuis quelques années, Sulabh organise des fêtes de Divali et de Holi pour les veuves des deux villes. Mais, même au sein de lieux privés, certaines femmes ont eu besoin de temps pour apprendre à se détendre au milieu des fleurs et des poudres de Holi, me confie Vinita Verma : « Elles se disaient : “Si je touche cette couleur rouge, quelque chose de mauvais m’arrivera.” »
Et pourtant, en 2015, les festivités dans les « cités des veuves », comme les médias surnomment parfois Vrindavan et Varanasi, se sont délibérément déroulées à l’extérieur. Aucun média indien ne s’en est offusqué. Le seul reproche que nous avons entendu a été que ces fêtes offraient un spectacle photogénique, mais avaient peu d’intérêt pour ces femmes sur le plan concret. « Le vrai changement doit venir des sociétés qui en ont fait ce qu’elles sont», estime la travailleuse
sociale Laxmi Gautam. Je lui demande comment il faudrait appeler ces femmes. « Mère, répond-elle. Si elle n’est pas mère, elle est fille, peut-être sœur. Elle est aussi épouse. C’est seulement que son mari n’est pas vivant. »
Les veuves de Vrindavan savent se montrer déterminées. Psalmodier trois heures durant accroupies sur le sol dur d’un temple réclame de l’endurance, tout comme se presser à travers des ruelles sombres et boueuses dans l’espoir d’un repas ou d’un thé chaud. Quand j’arrive en Inde, en novembre 2015, Divali approche. Un après-midi, je suis Vinita Verma, qui prépare les festivités organisées par Sulabh. Il est prévu une procession, des feux d’artifice au bord du fleuve, ainsi qu’un millier de saris neufs pour les veuves – de toutes les couleurs qu’elles aiment, et qu’elles pourront ensuite garder. Les vêtements sont stockés dans un magasin de Vrindavan.
Les veuves doivent venir par petits groupes pour examiner et choisir les étoffes, comme savent le faire des acheteuses averties. Lorsque les premières veuves arrivent, mon interprète et moi nous trouvons dans le magasin. Elles s’avancent vers les saris empilés, les palpent, puis interpellent le propriétaire des lieux. « Je préfère ceux sur l’autre étal, lance une femme. Pouvons-nous choisir ?
— Non, dit-il, ceux-là sont à vendre.
— Pfff, fait une veuve, désignant l’étoffe de l’un des saris offerts.
— Pas de très bonne qualité, assure une autre.
— Vous pouvez vous avancer ?, dit une troisième, poussant du coude une autre veuve.
— Ce n’est pas la peine, rétorque celle-ci, il y a bien assez de place. »
Satisfaire tout le monde prendra plus de temps que prévu. Quatre veuves sortent de la boutique sans sari, en s’apostrophant. L’une d’elles s’écrie : « Comme si notre temps ne comptait pas ! » Le jour de Divali, la procession et les feux d’artifice au bord du fleuve sont grandioses : chants, cierges magiques, saris blancs ou colorés, aux teintes étonnantes pour un étranger –saphir, violet, jaune citron, magenta, safran. De nombreux photographes indiens sont présents. La fumée
tourbillonne, les feux d’artifice éclairent le fleuve, des lampes à huile flottent dans le courant. Mon souvenir le plus vif de Vrindavan reste pourtant les quatre veuves dédaignant les saris qu’on leur offrait et quittant le magasin avec dignité. Serrées les unes contre les autres, enveloppées de blanc, gloussant, elles s’apprêtaient à traverser le tumulte de la rue. Le flot de la circulation s’est interrompu pour les laisser passer.
ENTERRER LE PASSÉ
Tuzla, Bosnie-Herzégovine - La première fois où le centre d’identification médico-légale l’a appelée, Mirsada Uzunović se trouvait chez elle, avec son fils de 13 ans. Elle a réussi à garder son calme. À l’autre bout du fil, une voix douce lui a dit que des tests en laboratoire avaient permis d’identifier les restes de son mari, Ekrem. Les restes étaient... minuscules. Un morceau de crâne. C’est tout. Si elle souhaitait procéder à un enterrement dans le nouveau cimetière du mémorial, on pouvait l’organiser. Mais elle ne le voulait pas.
Mirsada Uzunović n’a parlé à personne du coup de fil pendant trois mois. « Le plus difficile, c’était la nuit. J’étais seule avec mes pensées. Un petit morceau de crâne de l’homme imposant que je connaissais ? Je n’arrivais pas à l’imaginer. Oui, ils l’ont tué. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas enterré ? Ils l’ont dispersé. Je ne savais pas où. Où se trouvaient ses os ? Où était-il ? »
Ce premier appel remonte à 2005, dix ans après le massacre par l’armée serbe de Bosnie de plus de 7000 Bosniaques (musulmans) – c’est le nombre qui figure dans les dossiers de la Cour internationale de justice –, lors d’une guerre qui a duré trois ans. Ces hommes ont été tués entre le 11 et le 19 juillet 1995, à Srebrenica et dans les environs, dans l’est de la Bosnie-Herzégovine. Certains, séparés de force de leur famille, ont été expédiés en bus sur les lieux d’exécution; la plupart ont été abattus en essayant de fuir vers des lieux plus sûrs tenus par les forces armées bosniaques.
Mirsada avait rencontré Ekrem Uzunović à un bal de village quand elle avait 15 ans. La dernière fois qu’elle l’a vu, il portait un pantalon noir, un tee-shirt et, dans son sac à dos, la miche de pain qu’elle avait cuite pour lui le matin même. Ekrem s’était penché pour embrasser son fils, avant de partir sans se retourner. Il pensait s’en sortir en se cachant dans les bois. L’enfant avait 2 ans, et Ekrem, 27 ans. Mirsada Uzunović et de nombreuses autres veuves de guerre originaires de Srebrenica se sont installées à Tuzla. Cette ville abrite aujourd’hui un bureau de deux pièces, dont les murs sont tapissés jusqu’au plafond de photos de Bosniaques aux cheveux noirs pareils à Ekrem. Tous sont morts ou présumés morts. Les clichés montrent aussi de très jeunes adolescents et des hommes assez âgés pour être le grand-père d’Ekrem.
« La même scène s’est déroulée dans chaque cour, raconte Mirsada Uzunović. Les hommes quittaient leur maison en courant, les femmes et les familles les appelaient en pleurant, et les hommes se dirigeaient vers les bois sans répondre, sans regarder en arrière. Il y avait cette noirceur, avec la forêt à l’arrière-plan. Un flot d’hommes. Oui, je fais des cauchemars, surtout à cette période de l’année. Cela ne s’est pas amélioré après ma psychothérapie. Mais mon docteur m’a donné des pilules pour le mois de juillet, pour que je tienne le coup. Je fais toujours des rêves, mais ça va mieux, grâce aux pilules. »
C’est en juillet que nous la rencontrons, dans sa maison sur les hauteurs de Tuzla, où Mirsada Uzunović vit avec son fils. Et, chaque 11 juillet, notamment grâce aux efforts infatigables d’un réseau de femmes bosniaques qui n’ont jamais cessé de porter le deuil, des funérailles collectives ont lieu dans un cimetière à flanc de colline, dédié aux seuls morts de Srebrenica. Les restes identifiés au cours de l’année sont inhumés avec l’accord des familles, cercueil après cercueil. Cette vaste sépulture se trouve à Potočari, un village situé à quelques kilomètres de Srebrenica. En 2003, année où les 600 premiers cercueils ont été mis en terre, les enquêteurs et les analyseurs d’ADN commençaient tout juste à découvrir l’horreur de ce qui était arrivé aux dépouilles.
Mirsada Uzunović a 41 ans, et elle est, hélas, habituée à ce cimetière en plein été, avec ses rangées de pierres tombales et l’étendue herbeuse pas encore creusée, réservée aux futures tombes. Elle a déjà assisté à de nombreuses funérailles collectives à Potočari, le 11 juillet : pour son frère, son grand-père, trois oncles, quatre cousins, pour d’autres hommes de la famille d’Ekrem, ainsi que pour les épouxÀ Srebrenica, en 1995, Ekrem pensait s’en sortir en se cachant dans les bois. Il a embrassé leur fils de 2 ans et emporté la miche de pain que Mirsada avait cuite pour lui. Elle ne l’a jamais revu. « J’ai attendu trop longtemps. Je dois clore le chapitre. Je ne peux pas attendre davantage. » Cette année, lors des cérémonies de Potočari, Mirsada va enterrer son mari.
En langue bosniaque, « veuve » se dit udovice. Mais les veuves de la guerre de Bosnie préfèrent se désigner par le mot žene (« femmes »), comme dans les organisations participatives qu’elles ont créées – par exemple, Snaga Žene (« pouvoir des femmes »). Durant l’été 1995, ceux qui passaient devant le centre sportif de Tuzla repéraient immédiatement les žene de Srebrenica : elles avaient rejoint Tuzla en camion pendant que maris, fils, frères et pères étaient abattus. Ceux-ci leur avaient dit : quand j’aurai réussi à m’enfuir, j’irai au centre sportif; retrouvons-nous là-bas. Les femmes ont attendu dehors pendant des semaines.
« C’était inimaginable pour elles, me dit la présidente de Snaga Žene, Branka Antić-Štauber, qui est médecin à Tuzla. Comprendre l’ampleur, le nombre énorme d’hommes tués en quelques jours. Puis, on s’est mis à retrouver des restes d’individus dans des fosses différentes. Là, c’était inimaginable pour tout le monde. »
Les chefs des Serbes de Bosnie, inquiets que les charniers puissent être découverts, avaient ordonné d’arracher à la terre des milliers de corps et de les ensevelir une seconde fois un peu partout dans le pays. Les cadavres en décomposition ont été brisés par les engins de chantier qui les exhumaient, les soulevaient et les relâchaient. Ainsi, aux terribles conséquences qui sont d’habitude le tribut des veuves dans les zones de guerre –traumatismes, viols, isolement, indigence– s’ajoutait encore un fléau: avant de pouvoir inhumer à nouveau les restes des victimes de Srebrenica, et de les pleurer sur des tombes individuelles, il fallait d’abord les identifier, morceau après morceau.
LA DÉPOSSESSION DES BIENS
District de Mukono, Ouganda - « L’humble pétition de Tumushabe Clare Glorious signale ce qui suit. » En Ouganda, les documents juridiques sont écrits dans un anglais fleuri datant de l’époque coloniale. Par un matin d’été, Diana Angwech, une avocate, feuillette et relit deux gros dossiers posés en équilibre sur ses
genoux. Le tribunal improvisé occupe un petit bâtiment rouge, entre une parcelle de maïs et un bosquet de bananiers, à une heure de voiture de la capitale, Kampala. À l’intérieur, sur le sol en ciment, quelques bancs en bois font face au bureau dévolu à l’avocate. Un calendrier, un Coran et une vieille bible aux pages liées par une ficelle reposent sur sa surface immaculée.
À la porte, un garde se pousse de côté et laisse entrer le public, qui s’installe sur les bancs, près de l’avocate et derrière elle. Clare Tumushabe, la veuve, porte dans ses bras une fillette de 2 ans, la plus jeune de ses six enfants. Elle s’assied au quatrième rang. Cette femme naguère timide regarde ce jour-là autour d’elle, la tête haute. Elle était enceinte lorsque son mari est mort – une douleur cérébrale aiguë, un hôpital impuissant à le ranimer. Depuis, elle a appris à parler avec clarté et passion de ce qui lui est arrivé. Clare Tumushabe portait le deuil et attendait un enfant quand des membres importants de la famille et du clan de feu son époux l’ont convoquée. Ils lui ont dit que ses enfants n’étaient plus à elle, mais à eux. Ils lui ont ordonné de ne plus toucher aux champs, parce que ces terres ne lui appartenaient plus. Et ils lui ont annoncé que le frère aîné de son défunt mari, de vingt ans plus âgé qu’elle, allait s’installer immédiatement chez
elle et la prendre pour troisième épouse.
Les beaux-parents ont également affirmé que la maison et son terrain d’environ 1 ha, hérités du père par le mari de Clare Tumushabe, leur revenaient en totalité. Désormais veuve, elle faisait partie intégrante de la propriété, selon la tradition, comme les caféiers et les jacquiers. Elle a répliqué que c’était absurde. Que le frère de son mari n’entrerait jamais dans son lit. Que les papiers laissés par son mari prouvaient que la terre lui revenait.
Les parents ont répondu qu’elle avait dû l’ensorceler et le droguer, et que, si elle voulait, elle pouvait bien se rendre sur la tombe fraîchement creusée pour voir quelle aide il pouvait lui apporter, maintenant qu’il était mort. Clare Tumushabe a appelé la police. Puis, elle a moissonné quelques parcelles, coupé du bois
pour faire du feu. Les menaces se précisaient. Ses enfants se faisaient insulter. Un jour, un membre de la belle-famille a fait irruption sur la propriété,
en hurlant qu’elle allait mourir. Il a entaillé lAmain de Clare Tumushabe d’un coup de panga, une machette à large lame. C’est ainsi que l’avocate Diana Angwech a déposé plainte pour agression, et que l’un des persécuteurs de Tumushabe est appelé à comparaître au tribunal.
« Les gens étaient abasourdis : “Oh, c’est vraiment si mal que ça?” » L’avocate Nina Asiimwe se rappelle la réaction des gens, lors de ses premières discussions publiques, quand elle a rejoint l’antenne ougandaise de l’ONG américaine International Justice Mission (IJM), qui emploie Diana Angwech. «Ils pensaient que c’était normal. Injuste, mais normal. Avec l’accord de la société. »
On pourrait l’appeler la brigade de défense des veuves. Des juristes, des travailleurs sociaux et des enquêteurs ougandais utilisent le système judiciaire de leur pays pour neutraliser une croyance bien établie sur les femmes ayant perdu leur mari. L’IJM fournit une défense juridique à des pauvres victimes de violences et d’abus. En un sens, les objectifs de son équipe locale sont modestes. L’ONG mène un programme pilote dans une vaste circonscription principalement
rurale, à l’est de Kampala. Il s’agit d’offrir une aide juridique et sociale aux victimes d’un délit courant dans l’est et le sud de l’Afrique, «la dépossession des biens ». Ce qui consiste à pousser des personnes vulnérables à se déposséder des terres leur appartenant de plein droit, en utilisant la menace verbale ou l’agression physique.
Les veuves sont les victimes les plus fréquentes de cette pratique dans cette partie du monde. Plus des deux tiers des 39 millions d’Ougandais pratiquent une agriculture de subsistance. Un titre de propriété sur une maison et des terres procure une sécurité matérielle: à manger pour les enfants, du bois pour la cuisine, des produits à vendre au marché. De plus, les tombes se situant souvent près de la maison, le propriétaire est dépositaire de l’histoire, de l’honneur et du statut familiaux. Enfin, la démographie galopante en Ouganda et le développement des emprunts bancaires contribuent à augmenter la valeur des terrains.
Une maison et des champs cultivables permettent désormais d’obtenir un prêt pour investir ou pour accumuler des terres.
Autant de choses que la culture traditionnelle ougandaise n’accorde pas facilement aux veuves. La Constitution du pays, réécrite en 1995 et source de fierté nationale, promet l’égalité des sexes. Elle étend explicitement le droit d’héritage aux femmes et aux filles. Mais, en pratique, surtout dans les zones rurales, soit l’essentiel du pays, il est communément admis que seuls les hommes peuvent posséder ou hériter de terres, que le veuvage annule la légitimité sociale d’une femme, et que la famille et le clan du mari sont habilités à décider de la suite: qui aura la propriété, qui gardera les enfants, qui couchera avec la veuve.
« Sans compter la stigmatisation, ajoute Nina Asiimwe. Une veuve porte malheur. On la maudit. On la rend responsable de la mort de son époux. Il avait peut-être plusieurs maisons, plusieurs femmes et le sida. Mais vous êtes responsable de sa mort. Vous l’avez tué. » C’est ainsi qu’avec leur clientèle de veuves,
les avocats de l’IJM portent ce projet audacieux de villages en tribunaux: répandre dans le district de Mukono, et peut-être à travers le pays, voire au-delà, l’idée que la confiscation des biens des veuves, ainsi que les agressions physiques, les menaces, la falsification de documents et la violence verbale sont non seulement injustes, mais punissables par la loi.
La diplomatie joue ici un rôle décisif. Lors des assemblées villageoises, Nina Asiimwe s’adresse toujours aux anciens en les appelant « mes pères » ou « mes mères ». Elle sait bien, leur dit-elle, que la maltraitance des veuves est considérée comme un conflit familial, qui se règle en général avec les chefs de clans ou les assemblées villageoises, dont les responsables élus imposent le respect. Mais leurs efforts sont souvent insuffisants, insiste Nina Asiimwe, et les élus peuvent être soudoyés ou menacés. Les mots que l’avocate utilise en luganda, la principale langue autochtone de la région, sont explicites : okubba («voler»), kimenya mateeka («délictueux»).
Elle implore ses auditeurs de penser à l’avenir d’une veuve chassée de sa maison par des spoliateurs armés de machettes : sa famille biologique risque de ne pas la reprendre, parce qu’elle n’en a pas les moyens ou qu’elle n’en veut plus. La veuve sera alors livrée à la rue, peut-être contrainte de se prostituer. «Et la société sera bien sûr confrontée à un problème d’insécurité, poursuit l’avocate. Les enfants deviendront des enfants des rues. Au lieu de trois repas par jour, ils n’en feront qu’un. La malnutrition fera son apparition. »
Ces idées mettent du temps à entrer dans les esprits. C’est un ancien policier qui dirige désormais les enquêtes de l’IJM dans le district de Mukono. Il admet que ses collègues étaient perplexes quand il a commencé à se rendre dans les postes de village. Là, il apprenait aux fonctionnaires locaux à récolter les preuves en cas d’accaparement illégal d’une propriété, et à prendre au sérieux les menaces de violence contre les veuves qui osent résister. Ses collègues, des hommes de sa génération, fronçaient les sourcils : « Où est le problème? Est-ce si important ? » Ces menaces ne sont pas des paroles en l’air. Elles sont si nombreuses qu’elles visent parfois les enquêteurs eux-mêmes. C’est pourquoi l’IJM a souhaité que le nom du policier qu’elle emploie ne soit pas divulgué. Par ailleurs, les situations peuvent se révéler extrêmement complexes.
L’Ouganda autorise de multiples formes de propriété foncière, qui peuvent relever du droit précolonial ou moderne. Résultat, il est parfois difficile de déterminer qui détenait les droits de propriété avant même le décès du mari. Les Ougandais se méfient des testaments, qu’ils tiennent pour des présages de mort. Les concubinages sont fréquents, mais ce ne sont pas des mariages légaux. De nombreuses femmes qui se considèrent comme des épouses ne le sont pas en termes patrimoniaux.
Il n’existe pas de loi en Ouganda, ni nulle part ailleurs, qui sanctionne juridiquement le fait de traiter une veuve comme si sa vie n’avait plus de valeur. Mais, le 23 juin 2016, date de la sixième Journée internationale des veuves, la plus grosse localité du district de Mukono a décidé de fêter l’événement en ouvrant le parc couvert d’herbes folles qui fait face au tribunal. Il y a des micros, un orchestre en uniforme, des centaines de chaises pliantes. Une aire bâchée et circonscrite par des cordes, est réservée aux « Honorables Veuves », précise un panneau.
D’importantes figures locales prennent la parole, telles que le chef de la police et le président du tribunal. Mais Clare Tumushabe conserve le micro plus longtemps que tous les autres. L’aide qu’elle a reçue, explique-t-elle, lui a permis de conserver sa propriété.
«Je n’ai aimé qu’un seul homme», s’écrie Clare Tumushabe en luganda. Sa voix s’élève comme celle d’une prédicatrice, sous les applaudissements des onorables Veuves. « J’ai dit au clan de mon mari : “Comment pourriez-vous me donner à un autre homme ? Je ne me suis pas mariée à tout un clan.” »
Trois mois plus tard, Amy Toensing et moi recevons la nouvelle : son assaillant vient d’être condamné à un an de prison ferme pour «agression entraînant un préjudice corporel ». La plaignante et ses avocats jubilent. La belle-famille est furieuse. L’officier chargé de l’enquête s’inquiète pour la veuve et ses enfants : « Nous avons levé les mesures de sécurité. Et nous sensibilisons la communauté à la situation. Elle est isolée, là où elle vit. Mais elle est dure et forte. »