L’alpinisme, voie d’émancipation pour les femmes népalaises
Au Népal, la montagne a longtemps été réservée aux hommes. Mais certaines femmes défient les préjugés et trouvent une liberté nouvelle sur les cimes.
Doma Sherpa Pinasa est la première journaliste sherpa à avoir atteint le sommet de l’Everest en 2018. Elle anime, et produit même, plusieurs programmes de télévision et de radio consacrés aux populations montagnardes.
Pour nombre de femmes népalaises, l’horizon est bouché par les discriminations et les blocages d’une société patriarcale qui les confinent dans le rôle de mère au foyer. Certaines ont toutefois secoué le carcan des préjugés et des traditions et déjoué le destin tout tracé auquel les vouait leur sexe en prenant de la hauteur. Elles ont emprunté la voie des cimes et fait de l’alpinisme le terrain de leur émancipation, conquérant l’Everest, et une liberté toute nouvelle au passage. Des « premières de cordée » qui servent aujourd’hui d’exemples pour les jeunes générations. La sociologue Anne Benoit-Janin est allée à la rencontre de huit d’entre elles et leur a consacré un livre, Les Népalaises de l’Everest et un documentaire, Les belles envolées.
La sociologue Anne Benoit-Janin, autrice du livre Les Népalaises de l’Everest (éd. Glénat)
Il y a une dizaine d’années, une étude indiquait que le suicide était la première cause de mortalité chez les femmes népalaises de 15 à 49 ans. Quels sont les facteurs avancés pour expliquer ce phénomène ?
Au Népal, surtout dans les campagnes, elles sont prisonnières de leur condition sociale et n’ont pas de liberté de choix. Elles sont toujours la « fille de » ou la « femme de ». Dans les campagnes, où une grande pauvreté sévit, les filles ne vont pas à l’école, ne connaissent pas leurs droits et leurs parents ne demandent pas forcément des papiers d’identité pour elles. Sans carte d’identité, elles ne pourront pas faire de démarche administrative, ni être prise en charge à l’hôpital, elles ne seront pas reconnues socialement.
Les papiers d’identité sont le nerf de la guerre. Sans eux, une femme, même mariée, peut être répudiée et n’être plus rien. Les répudiations sont courantes, d’autant que les mariages sont très précoces. Et une fois mariées, les épouses doivent servir leur belle-famille, ce qui est très asservissant.Les hommes sont aussi souvent absents, partis travailler à l’étranger, et les femmes se retrouvent souvent charge de famille, à assumer énormément de choses. Beaucoup de jeunes filles sont aussi vendues comme esclaves domestiques ou sexuelles en Inde et en Chine notamment, car leur entretien coûte cher à leurs parents. Mais ce phénomène est très variable selon les ethnies.
Comment l’alpinisme est devenu une voie d’émancipation ?
Le Népal concentre parmi les plus hauts sommets du monde. L’alpinisme est devenu une manne financière pour l’État. Les Népalaises vivant dans la vallée de Khumbu (la principale porte d’entrée vers l’Everest, ndlr), ont vu de plus en plus de femmes étrangères venir gravir leurs montagnes. Ce sont elles qui ont par exemple donné à Pasang Lhamu Sherpa l’idée d’en faire autant. Elle a été la première Népalaise à atteindre le sommet de l’Everest. Elle y a vu l’occasion de valoriser son ethnie et la condition des femmes.
Dans sa dernière interview, elle affirmait : « Je me suis entièrement vouée à la cause des femmes népalaises, qui, quoique aussi courageuses que les hommes, n’ont pas la possibilité de connaître le succès par manque d’encouragements et de motivation. » Après trois tentatives avortées, elle réussit à atteindre le sommet du toit du monde le 22 avril 1993 mais décède au cours de la descente. Normalement, pour être considéré comme un summiter (quelqu’un qui a atteint le sommet de l’Everest, ndlr), il faut avoir fait le sommet et être redescendu vivant. Elle n’y est pas parvenue, mais elle a quand même été considérée comme une héroïne. À une époque où l’alpinisme au Népal était dominé par les étrangers, le pays était très fier de ce qu’elle avait accompli au cours de la première expédition composée uniquement de sherpas.
Shailee Basnet dirige l’équipe féminine népalaise qui a atteint les plus hauts sommets des sept continents. Humoriste, elle présente ses stand-up dans le monde entier, quand elle ne s’occupe pas des actions caritatives de Seven Summits Women Team.
Il existe des tabous spécifiques à la montagne pour les femmes, qui se sont longtemps vu opposer que « l’Everest n’était pas pour elles. » Quels sont-ils ?
La femme ne quitte pas son foyer au Népal. Elle ne peut ni voyager ni sortir dans la rue sans être accompagnée. Il y a aussi le tabou des menstruations : quand une femme a ses règles, elle est considérée comme impure et ne peut ni côtoyer des hommes ni partager la nourriture commune, or c’est impossible de l’éviter lors d’une expédition en montagne, où l’on partage sa tente avec son binôme sherpa. Le simple fait de mettre une combinaison d’altitude était compliqué à l’époque de Pasang Lhamu Sherpa, où les femmes devaient seulement porter les habits traditionnels comme le sari pour les hindouistes. Quand Pasang Lhamu Sherpa a monté son expédition en 1993, le gouvernement népalais l’a considérée comme une étrangère et elle a dû à ce titre payer un permis spécifique pour faire l’ascension, qui est hors de prix pour les Népalais (10 000 dollars à l’époque). C’était une femme, et les femmes ne montaient pas sur l’Everest, c’était trop contraire aux traditions pour être accepté par les autorités.
La façon dont elle était perçue a totalement changé quand elle a réussi à atteindre le sommet de l’Everest. Quel impact a eu son itinéraire dans le pays ?
Quand on a redescendu son corps, les habitants sont venus en masse de tout le pays pour assister à ses funérailles. À l’époque, il n’y avait pas de statue en pied d’êtres humains, à l’exception des rois. Elle a eu droit à la sienne à Katmandou. Inconsciemment, ce qu’elle avait accompli a dû faire bouger un peu les mentalités chez les femmes et les hommes. Elle est dans les livres d’histoire. Toutes les fillettes qui vont à l’école entendent parler d’elle. Elle sert de modèle, c’est une héroïne nationale.
Quels obstacles ont dû surmonter les Népalaises qui ont marché dans ses traces et ont fait de la montagne un terrain de libération ?
Trouver de l’argent et obtenir de la crédibilité constitue le premier défi pour faire l’Everest. Au départ, pour aller sur les montagnes, il faut travailler comme porteur, or les hommes sont préférés aux femmes pour cette tâche. Souvent, c’est une expédition étrangère qui les a engagées et leur a donné l’opportunité d’apprendre l’alpinisme et de faire leurs preuves. Dawa Yangzum Sherpa, la première népalaise devenue guide de haute montagne, a été repérée comme ça.
Outre les interdits touchant aux femmes en général, la montagne a longtemps été réservée aux sherpas. Les femmes qui ont fait l’Everest sans être issue de cette ethnie, telles Kalpana Maharjan (la première Newar à avoir réussi son ascencion, en 2018) ou Maya Gurung et Shailee Basnet (respectivement Gurung et Chhetri, qui ont fait partie d’une équipe de sept Népalaises qui ont atteint les plus hauts sommets des sept continents) ont un parcours particulièrement remarquable. Ce sont des hommes népalais qui sont allés les chercher pour monter des expéditions. Ils considéraient qu’il était important que de plus en plus de femmes se retrouvent intégrées au commerce de la montagne, et qu’il fallait démocratiser celle-ci pour qu’elle s’ouvre à toutes les ethnies et ne soit plus seulement réservée aux sherpas. D’ailleurs, de plus en plus de porteurs sont des gens de la plaine aujourd’hui.
Elles ont d’abord été dix Népalaises, appartenant à six ethnies différentes et sans expérience de l’alpinisme pour certaines, à réussir l’ascension de l’Everest en 2008.
Qu’est-ce que ces femmes ont en commun ?
L’énergie pour déplacer des montagnes ! Kalpana Maharjan faisait par exemple du vélo quand elle était enfant, alors que c’était interdit aux filles et qu’on l’a rejetée pour ça. Elles se sont toutes rebellées contre la condition des femmes népalaises. Leur autonomie passe aussi par les hommes. Ce sont des hommes qui ont monté des écoles d’escalade où elles ont été accueillies, et ont ainsi participé à leur émancipation. Chez les sherpas, les filles ont également des relations très fortes avec leur père, qui les soutiennent souvent.
Il existe de grandes disparités dans leurs parcours. Pour certaines, la famille a représenté un soutien essentiel, pour d’autres, elle a constitué une entrave majeure.
Kalpana Maharjan est la seule femme mariée parmi celle que j’ai rencontrées qui le soit à un Népalais. Les autres ont épousé des étrangers. Maya Gurung, elle, devait être mariée à 16 ans à un membre de sa famille. Elle a été reniée par sa famille quand elle a fui ce mariage forcé. Son père la considéraient comme morte et a fait les cérémonies mortuaires de rigueur en cas de décès, brûlant notamment les photos d’elle. Après qu’elle a fait l’Everest, ses parents ont renoué avec elle. Elle est devenue une source de fierté pour eux et elle ne leur garde aucune rancune, au contraire. Elle veut aider les siens et son village en développant le tourisme. Avant, Kalpana était aussi considérée comme le vilain petit canard de sa communauté, tandis qu’aujourd’hui, des cérémonies sont régulièrement organisées en son honneur.
En 2014, les Népalaises de Seven Summits Women Team remportaient leur challenge : réussir l’ascension du plus haut sommet de chaque continent.
Leur pratique de l’alpinisme s’inscrit-elle dans une démarche militante par rapport aux autres femmes népalaises, visant à favoriser leur plus grande autonomie ?
Elles disent toutes qu’elles doivent rendre ce qu’elles ont reçu. Elles vont aider leur communauté, soutenir des petites filles pour qu’elles aillent à l’école. Shailee Basnet et Maya Gurung sont très actives par rapport aux femmes victimes d’esclavage sexuel. Leur association, Seven Summits Women recueillent certaines d’entre elles. Elles les forment pour qu’elles soient autonomes et se reconstruisent par la marche, en devenant guides de montagne ou accompagnatrices de treks. Kalpana Maharjan, elle, a de nouveau atteint le sommet de l’Everest, cette fois par le versant tibétain, pour faire campagne contre les mariages précoces. Dawa Yangzum Sherpa donne de son côté des cours d’escalade aux jeunes filles. Elle est l’une des trois Népalaises à avoir gravi le K2, au Pakistan. Maya Sherpa, qui a fait l’ascension avec elle, était contente de prouver qu’une femme, même mère pouvait gravir un sommet aussi difficile que le K2. Au Népal, on croit qu’une fois qu’une femme a enfanté, elle perd en force musculaire.
Des photos de ces Népalaises circulent dans la presse, elles donnent des conférences à travers le pays. Elles ont franchi des obstacles énormes et elles sont respectées… Cela contribue à créer une culture de l’émancipation. Elles ont ouvert les sports de montagne comme la randonnée aux femmes, ce qui était inimaginable il y a encore peu, même si elles regrettent que peu de leurs consœurs veuillent faire de l’alpinisme.