En pleine pénurie de médicaments, les Cubains se tournent vers les remèdes naturels
À Cuba, où les médicaments classiques se font rares, les remèdes à base de plantes et les traitements alternatifs deviennent la norme.
Portrait d’Enma de la Caridad de los Rios, 77 ans, dans son jardin de Matanzas après son retour de la cueillette. Elle vend des plantes médicinales.
Tôt chaque matin, dans la province de Matanzas, à l’est de la Havane, Jesús Villalonga marche jusqu’au bois qui se trouve près de chez lui pour aller cueillir des plantes médicinales et récupérer son cheval dans les champs voisins.
Jésús Villalonga a 77 ans et est curandero, c’est-à-dire guérisseur traditionnel. Le cheval servira au travail du matin, à transporter des gens dans une charrette faisant office de taxi. Quand midi approche, il retourne chez lui dans le quartier de Naranjal pour des consultations de routine avec des voisins. Les maux dont ils sont atteints déterminent la cueillette du lendemain.
Les kapokiers comme celui-ci, qui pousse à La Havane, sont sacrés pour les pratiquants des religions afro-cubaines. On utilise des plantes médicinales lors de cérémonies religieuses mais aussi pour traiter des maladies de la vie courante.
Félix Soto, 68 ans, montre l’éruption cutanée qui l’atteint. Le traitement prescrit par son médecin n’a pas l’air d’avoir eu le moindre effet, il a donc choisi d’essayer un traitement à base de plantes.
À Cuba, les plantes médicinales sont une tradition populaire. On les utilise dans les cérémonies religieuses afro-cubaines mais aussi pour le traitement d’affections courantes. La rareté des médicaments chimiques, accentuée par la pandémie de Covid-19, a laissé de plus en plus de place aux médicaments à base de plantes et aux traitements alternatifs comme l’acupuncture, la technique de la ventouse et les massages thérapeutiques.
L’économie cubaine se porte mal depuis des décennies ; un fait aggravé par une mauvaise gestion, par des sanctions américaines éprouvantes, mais aussi par l’effondrement en 1991 de l’Union soviétique (autrefois bienfaitrice de Cuba) et par des échanges commerciaux limités avec les nations amies comme le Venezuela qui a dû faire face à sa propre crise économique. Lors de l’ère Trump, des restrictions encore plus sévères ont entravé les possibilités de se rendre sur l’île et limité le montant des transferts d’argent et le nombre de colis qu’on pouvait y expédier depuis le continent (deux moyens d’obtenir des médicaments). Dernièrement, la pandémie a mis un coup d’arrêt au tourisme, source de revenus vitale dont le gouvernement cubain a besoin pour reconstituer des stocks essentiels.
Chez elle, dans le quartier de San Isidro, à La Havane, Ana María Abreu García, 46 ans, prépare un remède à base de feuilles de chaya censé contrôler son diabète. « Cela me permet de garder une tension artérielle stable », confie-t-elle.
« Il y a des pénuries de tout », se lamente Richard Feinberg, spécialiste de longue date de Cuba et professeur émérite de l’Université de Californie à San Diego. « Cuba n’a pas les devises étrangères pour importer des médicaments et tant d’autres choses encore. »
Certains Cubains font pousser leurs propres plantes médicinales à la campagne ou sur de petits terrains en milieu urbain. D’autres consultent des curanderos comme Jesús Villalonga ou bien se procurent des médicaments à base de plantes dans des pharmacies du gouvernement ou auprès d’entrepreneurs privés.
Elianni, la fille d’Ana María Abreu García, est assise dans un cabinet médical de fortune de La Havane où les patients viennent s’approvisionner en plantes médicinales pour soigner leurs maux.
Jesús Villalonga a commencé à utiliser des remèdes naturels quand il avait 14 ans et affirme être autodidacte en la matière. « Je ne peux pas tourner le dos à une personne qui a besoin d’être guérie », nous a-t-il écrit dans un e-mail. Depuis le début de la pandémie, il propose des traitements alternatifs à ses patients. Il parle de son talent comme d’un don de Dieu et ne facture jamais ses services. Parfois, des patients satisfaits lui laissent un petit cadeau comme une cigarette ou un objet qu’ils auraient réussi à mettre de côté.
Des plantes médicinales servant à la préparation du « Titan », sont disposées à terre. Le « Titan » sert à purifier le corps.
Jesús Villalonga, guérisseur traditionnel, tâte le mollet d’une patiente pour « sentir » ce qui a causé son indigestion. Selon lui, cela lui permettrait de préparer un remède phytothérapique favorisant la guérison.
La pandémie traîne en longueur et Jesús Villalonga observe que beaucoup de personnes sont stressées. « Ça fait bientôt deux ans que tout le monde est stressé, les enfants, les anciens, tout le monde. »
Selon lui, le stress a tendance à favoriser le virus de l’herpès-zoster (le zona) qui peut incuber pendant des années après qu’on a attrapé la varicelle. D'après les autorités de santé publique, plusieurs théories existent pour expliquer le zona (une réactivation du virus de la varicelle) ; les personnes immunodéprimées semblent plus sujettes à cette éruption cutanée douloureuse.
Selon l’endroit où elle survient, Jesús Villalonga traite cette éruption cutanée avec des feuilles de goyavier ou de corossolier. Il cueille également des feuilles de faux ricin et les fait bouillir pour en faire un thé dont il se sert pour traiter une multitude d’affections comme le diabète et la gastrite. Autres favoris parmi ses remèdes, la sauge pour guérir les troubles respiratoires, le cèdre pour les affections pulmonaires, la sanguinaria pour purifier le corps, l’héliotrope sauvage pour les calculs rénaux, le citron vert et la camomille pour les indigestions.
Lorsqu’il administre ses remèdes il passe toujours les mains au-dessus du corps du patient, c’est une pratique qu’on retrouve dans une multitude de rituels religieux. Selon lui, cette participation des mains lui permet de « sentir » les maux. Il affirme pouvoir déterminer l’origine d’une indigestion en tâtant le mollet d’un patient. Il concocte ensuite une préparation à base de plantes qui dégagera l’occlusion de l’appareil digestif et favorisera la guérison.
Une infirmière prépare la salle de consultation dédiée à la médecine traditionnelle de l’Institut de gastroentérologie de La Havane. Les patients se voient proposer différents types de traitements traditionnels (acupuncture, ozonothérapie…).
STANDARDISATION DE LA MÉDECINE VERTE À CUBA
Dans un rapport datant de 2019 intitulé « Médecine traditionnelle et complémentaire », l’Organisation mondiale de la santé indiquait que Cuba était dotée un plan sanitaire national incorporant la médecine naturelle et traditionnelle dans son système de santé depuis 1995 et que le pays compte également un bureau national de recherches sur la médecine naturelle dans sa capitale.
Cuba a commencé à encourager le recours aux plantes médicinales et aux médicaments alternatifs lors du Período especial, crise économique ayant suivi l’effondrement de l’Union soviétique et entraîné la perte de ses généreux subsides. Le gouvernement a continué à soutenir les alternatives « vertes » en lançant la production de médicaments à base de plantes dans des laboratoires spéciaux et en distribuant des remèdes naturels dans son réseau de pharmacies.
Dans la province de Las Tunas, les agriculteurs cultivent entre autres de la banane plantain, de la passiflore, de la menthe, de la goyave, du citron, de l’origan dont ils fournissent plus de 35 000 kilos chaque année à cinq laboratoires. Ces plantes sont transformées en extraits, en sirops, en collyres, en crèmes et en teintures, à en croire Granma, le journal du Parti communiste cubain. Dans les officines d’État, on trouve bien plus souvent ce type de produits que des médicaments classiques.
À La Havane, cette cérémonie religieuse yoruba organisée pour un nouveau-né inclut un rituel à base de plantes médicinales. Lors de l’Esentayé (littéralement « les pieds sur le sol »), le bébé foulera la terre pour la première fois.
Portrait d’Enma de la Caridad de los Rios, 77 ans, dans son jardin de Matanzas après son retour de la cueillette. Elle vend des plantes médicinales et des plantes religieuses.
Il n’est pas rare que les médecins homologués proposent des traitements alternatifs à leurs patients. De plus, on encourage les médecins et les infirmières de famille, qui sont assignés à des quartiers en particulier, à planter des jardins médicinaux près de leur cabinet.
Quand Maura Pérez Recio étudiait la médicine, entre 1986 et 1992, les remèdes naturels et alternatifs ne faisaient pas partie du curriculum. Celle qui officie à l’Institut national d’endocrinologie de La Havane est aujourd’hui accréditée en acupuncture et en phytothérapie, de nouveaux instruments dans sa caisse à outils thérapeutique. Elle affirme ne pas rechigner à prescrire diverses variétés d’ail et d’oignon pour faire baisser le taux de lipides, mais aussi des préparations de moringa et de basilic comme hypoglycémiants pour le traitement du diabète de type 2 ou encore du tilleul et de la passiflore comme sédatifs.
Durant la pandémie, une campagne nationale a fait la promotion du PrevengHo-Vir, remède homéopathique qui stimulerait le système immunitaire. On a d’ailleurs vu des médecins prescrire des plantes aux propriétés antivirales comme le curcuma.
« LE TITAN »
Entre deux immeubles du quartier de la Vieja, Julio Bienvenido Cisnero fait des affaires florissantes à l’intérieur de son modeste consultorio medico en bois, son cabinet de consultations médicales qu’il a installé sur un terrain vague laissé par l’effondrement d’un bâtiment. Il y vend de tout, de la sauge comme du moringa, que Fidel Castro présentait d’ailleurs comme un ingrédient miracle pour traiter les problèmes digestifs.
Julio Bienvenido Cisnero, qui a 68 ans, est homologué par le gouvernement et a le droit de cultiver et de vendre des plantes médicinales. Il paie un impôt pour pouvoir se servir de l’emplacement où il a installé son affaire en mai 2010. Il achète aussi des plantes à des fournisseurs qui viennent de la campagne.
Norma Machado González, 69 ans, pose pour un portrait, chez elle, dans le quartier de la Vieja, à La Havane. Elle tient des feuilles d’origan qui serviront à la préparation d’un thé pour soigner sa bronchite.
D’après l’enseigne calligraphiée qui se trouve au-dessus de sa vitrine, il propose des traitements à base de plantes pour « les reins, le foie, la vésicule biliaire, la prostate, la peau et d’autres pathologies ».
Selon lui, les affaires ont bien fonctionné pendant la pandémie. Certains clients achètent des plantes pour préparer leurs propres thés, baumes et concoctions afin de stimuler leur système immunitaire. Il compte minutieusement le nombre de feuilles dont ils auront besoin, les emballe dans du vieux journal et leur explique la recette. Il vend également ses propres préparations, et plus particulièrement du « Titan », une boisson mélangeant sept plantes médicinales : aloe vera, feuilles de corossolier, chaya, moringa, feuilles d’avocat, dartrier et feuilles de calebassier. Le Titan, assure-t-il, purifie le corps.
José Ferrera Zamora, 55 ans, trie des plantes médicinales dans un cabinet de La Havane. Les plantes servant à la fabrication de remèdes sont cueillies deux fois par semaine.
Norma Machado González prépare un thé à base de plantes médicinales chez elle.
Sa grand-mère lui a enseigné certains rudiments en la matière mais dans sa famille la maîtrise des remèdes traditionnels remonte à un ancêtre ramené du Congo par des négriers pour travailler dans des champs de canne à sucre.
« Toutes ces connaissances d’Afrique ont été transmises de génération en génération », nous dit-il par téléphone. Il précise qu’il met à jour ses connaissances en lisant, en faisant des recherches sur son ordinateur et en écoutant un programme du gouvernement sur la médecine verte.
Les pratiques alternatives de la médecine sont « un moyen de retourner à la nature », selon Maura Pérez Recio, « surtout que les gens ont l’impression que les traitements à base de plantes provoquent moins de réactions indésirables que les médicaments chimiques. »
Enma de la Caridad de los Ríos prend des médicaments qu’on lui a prescrits chez elle, dans le quartier de Naranjal, à Matanzas. Elle souffre de plusieurs de maladies chroniques et se fournissait en médicaments auprès de personnes revenant de l’étranger. Mais les restrictions de voyage et la pénurie de médicaments sur l’île lui ont compliqué la tâche.
Natalia Favre, photographe et réalisatrice, vit à Cuba. Son travail s’intéresse aux problématiques sociales liées à la communauté et à l’identité. Suivez-la sur Instagram @nataliafavre. Mimi Whitefield est journaliste indépendante et vit dans le sud de la Floride. Elle couvre entre autres des sujets traitant de Cuba et de commerce international en Amérique latine pour le Miami Herald. Suivez-la sur Twitter @HeraldMimi
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.