Découverte du plus ancien fossile de têtard connu à ce jour (et il est gigantesque)
Cette découverte réalisée en Patagonie montre que cela fait au moins 160 millions d’années que les grenouilles ont d’abord été des têtards avant de devenir adultes. Voici ce qui rapproche et ce qui sépare les grenouilles antédiluviennes de celles d’aujour
Têtards et adultes de l’espèce de grenouilles éteinte Notobatrachus degiustoi (représentée ici) vivaient dans des bassins temporaires sur une aire faisant aujourd’hui partie de la Patagonie, en Argentine.
La mise au jour récente d’un fossile de grenouille s’est en fait avérée celle du plus ancien têtard jamais découvert. Celui-ci ressemble de manière frappante aux têtards auxquels nous sommes habitués, à ceci près qu’il est géant.
Le paléontologue Federico Agnolín et ses collègues ont découvert le fossile par accident. L’équipe était en train de passer au crible la carrière de l’estancia La Matilde, dans la province argentine de Santa Cruz, avec la ferme intention d’y débusquer des dinosaures. Ils nourrissaient l’espoir que les fins sédiments et la cendre volcanique qui se sont accumulés là sur des roches datant du Jurassique aient pu préserver les empreintes de tissus mous jamais mis au jour. Mais au lieu de dinosaures, ils n’ont cessé d’exhumer des grenouilles.
Celles-ci étaient toutes des spécimens adultes de la même espèce éteinte, Notobratrachus degiustoi. Cela a conduit les chercheurs à formuler une hypothèse : peut-être qu’à cette époque-là, les grenouilles n’avaient pas encore de stade larvaire (le têtard). Mais en janvier 2020, un membre de l’équipe a soulevé un rocher lors d’une pause et y a découvert une empreinte de têtard de plus de quinze centimètres de long qui révélait en d’extraordinaires détails ses branchies, ses yeux et même certains nerfs.
Selon les chercheurs, qui décrivent le fossile dans un article paru le 30 octobre dans la revue Nature, celui-ci serait âgé de 161 à 168 millions d’années ; le précédent record est donc battu d’une trentaine de millions d’années. Cette découverte apporte de solides preuves que cela fait au moins autant de temps que les grenouilles passent d’abord par l’état de têtard. « C’est une belle confirmation de ce que soupçonnaient de nombreux spécialistes », indique Alexander Haas, herpétologiste de l’Institut Leibniz, à Bonn, en Allemagne. Par des modélisations de l’évolution des têtards fondées sur leur diversité actuelle, Alexander Haas et d’autres chercheurs avaient prédit que les têtards existaient déjà en ces temps immémoriaux.
N’étant pas spécialiste des grenouilles, Federico Agnolín a demandé de l’aide à Mariana Chuliver qui, comme lui, travaille à la Fondation Félix-de-Azara, à Buenos Aires, en Argentine, et avait de l’expérience dans l’étude du développement des têtards. En observant le fossile au microscope, elle a découvert que le cartilage qui soutenait ses branchies ressemblait de manière surprenante à celui des têtards d’aujourd’hui.
Comme leurs semblables actuels, les têtards de cette espèce éteinte absorbaient de l’eau et l’expulsaient par leurs branchies, filtrant ainsi la nourriture et absorbant de l’oxygène par la même occasion. D’après Mariana Chuliver, cela suggère qu’ils ne se nourrissaient probablement pas des petits fruits de mer, insectes et crustacés également découverts à l’état de fossiles dans les roches de la carrière, mais plutôt de micro-organismes et de débris organiques flottant dans l’eau.
UN PARADOXE FASCINANT
Ces têtards préhistoriques ressemblaient probablement à certaines espèces modernes pour ce qui est de la taille et des stratégies alimentaires. Les têtards de ouaouarons (Lithobates catesbeianus) grattent les algues présentes sur des pierres avant de les aspirer, et eux aussi atteignent parfois une taille importante. Autre exemple, les têtards de grenouilles paradoxales (Pseudis paradoxa), espèce intrigante endémique de l’Argentine elle aussi, atteignent une taille de près de vingt centimètres, tandis que les adultes en mesurent à peine plus de cinq.
Pour la plupart, les autres grenouilles ont tendance à être plus grandes à l’âge adulte. On ignore encore pourquoi les têtards de N. degiustoi devenaient aussi grands et le demeuraient. « Je suis surprise par l’état exceptionnel de ce têtard », confie Marissa Fabrezi, zoologiste de l’Université nationale de Salta, en Argentine, qui a étudié les grenouilles paradoxales. « Il est difficile d’expliquer la taille des têtards géants. Cela est important pour comprendre leur évolution. »
Selon Mariana Chuliver, au vu du développement du cartilage et même de certaines structures imprimées sur la roche, ce têtard fossilisé était sur le point de se métamorphoser. Improbable donc qu’il ait dépassé la taille des adultes, qui selon le registre fossile de la carrière, tend à être peu prou la même, en longueur, que celle du têtard. En revanche, les grenouilles paradoxales actuelles peuvent encore nous renseigner sur les raisons pour lesquelles les têtards de N. degiustoi étaient aussi grands.
À l’instar des grenouilles fossilisées, les grenouilles paradoxales vivent dans des bassins temporaires qui s’assèchent lorsque les précipitations sont trop faibles, ce qui signifie qu’elles n’ont pas à faire face à la concurrence ou à la prédation de poissons. Cela permet aux têtards de demeurer à ce stade plus longtemps et donc de grandir davantage avant de se métamorphoser en adultes et de profiter au maximum des ressources alimentaires présentes dans les bassins avant de passer à des en-cas terrestres.
Pour Federico Agnolín, la découverte de ce têtard vieux de plus de 160 millions d’années témoigne du succès du mode de vie de cette grenouille. De nos jours, cependant, de nombreuses espèces de grenouilles sont à la peine, car leur dépendance à la fois d’habitats terrestres et aquatiques les rend deux fois plus vulnérables aux perturbations d’origine humaine. « L’exacte métamorphose qui a fait leur succès les rend désormais davantage vulnérable à l’extinction. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.