Pourquoi les rituels revêtent-ils une telle importance en cas de catastrophes ou d'épidémies ?

Si les origines de nombreux rituels restent encore troubles à ce jour, de nouvelles recherches suggèrent que nous aurions développé ces pratiques pour éviter ou affronter les menaces les plus courantes.

De Tim Vernimmen
Publication 14 janv. 2021, 16:41 CET
Célébré dans diverses régions de l'Inde, du Népal et d'autres pays, le Chhath Puja est une ...

Célébré dans diverses régions de l'Inde, du Népal et d'autres pays, le Chhath Puja est une ancienne fête védique dédiée au dieu Soleil, Surya. Au cours des festivités, les participants prennent part à différents rituels : ils se baignent dans une eau sacrée, s'abstiennent de consommer eau et nourriture et se tiennent pendant au moins une heure dans l'eau afin d'implorer la protection de leurs familles.

PHOTOGRAPHIE DE Diana Bagnoli, Laif, Redux

Il y a quelques semaines se déroulait à travers le monde l'une des célébrations ritualisées les plus répandues de l'humanité. À l'occasion de cette nouvelle révolution autour du Soleil, nous avons tiré des feux d'artifice, embrassé nos proches et pris de bonnes résolutions pour célébrer le Nouvel An, sans oublier les pratiques spécifiques à certaines cultures, comme la préparation d'un plat traditionnel à base de cornilles et de légumes verts dans le sud-est des États-Unis, le fait de manger un raisin à chaque coup de minuit en Espagne ou encore de brûler des effigies représentant l'année qui vient de s'écouler en Amérique Centrale et du Sud.

Chaque culture dispose de ses propres rituels, des comportements symboliques et récurrents qui nous semblent naturels même si nous ne comprenons pas toujours leur fonctionnement. Ces rituels peuvent renforcer un sens d'appartenance à une communauté et renvoyer à des croyances partagées, mais il arrive que leur impressionnante diversité éloigne et divise les populations, surtout lorsque les rituels suivis par une culture sont qualifiés d'étranges par une autre.

La plupart des scientifiques qui étudient les rituels considèrent leurs origines mystérieuses comme étant l'une de leurs principales caractéristiques. Cela dit, avant de devenir un phénomène purement social et hautement spécifique, la plupart des rituels seraient nés d'une tentative d'éviter un désastre, c'est l'hypothèse émise récemment par différents chercheurs.

D'après leurs travaux réunis dans une édition spéciale de la revue Philosophical Transactions of the Royal Society B, la ritualisation aurait aidé les civilisations humaines à entretenir certains comportements jugés protecteurs, et ce, même après avoir oublié la raison initiale des comportements en question.

Par exemple, les rituels de préparations culinaires ou de lavage du corps ont pu émerger de la volonté d'éviter les maladies. Par ailleurs, de nombreux rituels apportent un réconfort psychologique dans les moments difficiles et une fois devenus des pratiques communes, ils contribuent à rassembler les individus en créant un sentiment de communauté.

De nos jours, en pleine pandémie de coronavirus, l'Homme continue d'adopter de nouveaux comportements face à une menace, bien qu'il soit encore trop tôt pour dire si l'un de ces comportements finira par être véritablement ritualisé. Par définition, ce sera le cas lorsque la dimension sociale du comportement l'emportera sur son utilité pratique dans la lutte contre la maladie ou la catastrophe, indique le psychologue Mark Nielsen de l'université du Queensland en Australie. Voilà ce qui distingue les rituels des autres pratiques culturelles, comme la cuisine.

« Lorsque vous apprenez à cuisiner un plat, vous copiez d'abord une recette et après l'avoir préparé plusieurs fois vous y apportez peut-être votre touche personnelle, » illustre Nielsen. Généralement, les pratiques ritualisées ne sont pas concernées par ce genre de personnalisation, poursuit-il, car elles sont scrupuleusement répétées jusqu'à « perdre leur valeur fonctionnelle, après quoi elles sont plutôt suivies pour leur valeur sociale. »

 

UNE ROUTINE RASSURANTE

Dans les régions fréquemment touchées par les catastrophes naturelles et les maladies, où le risque de violence et de maladie est élevé, les sociétés ont tendance à être « plus strictes », avec des normes sociales plus contraignantes et une tolérance réduite envers les comportements déviants, explique Michele Gelfand, psychologue à l'université du Maryland. Ces régions ont également tendance à être plus religieuses et les comportements ritualisés y ont une importance toute particulière.

D'après une étude menée par Gelfand, notre attitude envers la conformité sociale change lorsque nous sommes exposés à une menace ou à la simple perception du danger. Aidé de ses collègues, il a réalisé un sondage en 2011 à la sortie en salle du film Contagion, une fiction narrant une terrible pandémie. Leurs résultats montrent que les spectateurs faisaient preuve d'une plus grande hostilité à l'égard des déviants sociaux après avoir vu le film.

Lorsque nous avançons de façon synchronisée ou exécutons les mêmes actions de manière prévisible, comme le veulent souvent les rituels, il peut se dégager un sentiment rassurant d'unité. En outre, face au danger, la coopération du groupe est parfois une question de vie ou de mort.

« La culture militaire est un très bon exemple, » indique Gelfand. Les manœuvres synchronisées inculquées aux unités militaires du monde entier les préparent à agir comme seul Homme dans des situations dangereuses.

Il arrive également que les rituels nous aident à surmonter d'autres types de peur ou d'anxiété. Professeur à l'université Masaryk en Tchéquie, Martin Lang pense que le caractère prévisible des rituels les rend intrinsèquement réconfortants. Ainsi, il a découvert avec son équipe que les femmes de l'île Maurice étaient moins anxieuses à l'idée de donner un discours en public après avoir participé à un rituel répétitif de prière dans un temple hindou.

 

L'HUMANITÉ DES RITUELS

Certains phénomènes similaires en surface aux rituels ont déjà été observés chez d'autres primates, nous informe le primatologue Carel van Schaik de l'université de Zurich, en Suisse, qui a étudié l'évolution de la culture chez les orangs-outans. Comme tous les animaux, les primates naissent avec un instinct qui les aide à éviter le danger et la maladie ; ils peuvent également apprendre à fuir les risques après une mauvaise expérience ou en observant d'autres individus de leur groupe.

Néanmoins, les chercheurs n'ont trouvé aucune preuve de l'existence de véritables rituels chez les primates non humains, précise van Schaik. « Ces rituels ont émergé de notre esprit culturel qui a évolué dans l'environnement singulier que nous nous sommes créé. »

Van Schaik estime que bon nombre de rituels sociaux ont vu le jour lorsque les humains se sont mis à vivre en groupes toujours plus grands, notamment après l'émergence de l'agriculture qui a permis un rassemblement des populations au même endroit. « Cette décision fatidique a exposé l'Homme à toutes sortes de violences, de catastrophes et de maladies, » déclare-t-il, « allant des conflits au sein d'un même groupe, aux guerres entre différents groupes, en passant par les maladies infectieuses pouvant dès lors se propager à des villages entiers. »

Pour empêcher ces catastrophes de se produire, dit-il, l'Homme a pu compter sur son esprit vif et quelque peu fantaisiste. « Compte tenu de notre vocation sociale, je pense que nous avons eu tendance à voir dans la moindre infortune les manigances d'un esprit, d'un démon ou d'un dieu, peut-être parce que notre comportement les avait dérangés. Nous avons donc tenté de trouver une façon de faire qui empêcherait de tels drames de se reproduire. »

Par exemple, l'hygiène, la sexualité ou la façon dont nous traitons les aliments font l'objet de nombreux rituels religieux liés aux risques de maladies alors que d'autres s'intéressent à des sources de conflit bien connues, comme la famille ou la question de la propriété. Tous les rituels ne sont pas efficaces, car nous ne comprenons pas toujours les risques que nous essayons de contrôler. « Mais certains ont bel et bien fonctionné, » assure van Schaik.

Après avoir émergé en réaction à une menace, certains rituels persistent en raison probablement de leur association continue avec la prévention des risques. Dans l'État indien rural du Bihar, par exemple, où la mortalité infantile et maternelle à l'accouchement reste élevée, la spécialiste des sciences cognitives Cristine Legare de l'université du Texas à Austin a relevé 269 rituels associés à la grossesse et à la naissance. « La plupart d'entre eux s'inscrivent dans une tentative d'éviter les dénouements négatifs, » explique-t-elle.

Selon Legare, une proportion non négligeable de ces rituels prénataux entre en parfaite cohérence avec les recommandations de la médecine moderne, comme le repas nutritif préparé pour la mère lors du Chhathi, un rituel hindou observé le sixième jour après l'accouchement. « D'autres rituels sont plutôt neutres, » ajoute-t-elle, « mais certains représentent un réel danger : le bain donné à l'enfant dès la naissance ou le fait de le nourrir au lait maternisé avant de recevoir la bénédiction d'un prêtre ou d'un imam pour commencer l'allaitement sont des pratiques risquées en raison du manque d'eau potable. »

Cela montre bien à quel point les rituels même contre-productifs peuvent persister une fois la dimension sociale acquise, indique Legare, qui étudie ces pratiques afin de promouvoir les comportements sains sans risquer de froisser les sensibilités culturelles. « Il est primordial de garder à l'esprit que, pour la plupart des individus, les mécanismes de la médecine moderne ne sont pas moins opaques que les rituels. »

Alors que les rituels traditionnels sont parvenus à traverser de multiples générations, les pratiques de la médecine moderne sont relativement nouvelles. « Lorsqu'un médecin vous dit : "Désolé, mais l'on ne peut rien pour vous", c'est peut-être vrai, mais c'est également très décourageant, » illustre Legare. « À travers le monde, nombreux sont ceux qui iront donc chercher une autre solution. »

 

RITUELS MODERNES

À l'heure de la pandémie, les conseils pratiques de la médecine connaissent une certaine ritualisation, notamment le lavage des mains. Les experts de la santé nous ont expliqué en détail comment frotter nos mains et pendant combien de temps, ce qui procure un sentiment de sécurité : au bout de 20 secondes, nos mains devraient être suffisamment lavées.

D'autres pratiques sociales entrent également dans nos habitudes, comme le salut du coude ou les étreintes à distance. Ainsi, le fait de porter ou non un masque est devenu une façon de témoigner son appartenance à un groupe social ainsi qu'un moyen scientifiquement prouvé de réduire les risques de transmission de la maladie. Rien ne dit si ces pratiques seront répétées au point d'oublier leur origine et deviendront ce faisant de véritables rituels. Néanmoins, que ce soit au travers des explications religieuses ou de l'accent mis sur la façon dont nous nous sommes exposés seuls à la maladie en dégradant l'environnement, notre acharnement à expliquer la pandémie fait écho au besoin de nos ancêtres de comprendre ce qu'ils avaient bien pu faire pour mériter leurs malheurs.

Par chance, reprend Gelfand, notre soif typiquement humaine de compréhension a également ouvert la voie à la recherche scientifique grâce à laquelle nous pouvons aujourd'hui prétendre, plus que jamais, à empêcher les futures catastrophes. « Lorsque tout le monde aura cela en tête, conclut-elle, peut-être aurons-nous appris quelque chose. »

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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