Sans ces chercheurs, les premiers vaccins contre la COVID-19 n'existeraient pas
Bien avant que le SARS-CoV-2 ne fasse parler de lui, un petit groupe de scientifiques gouvernementaux et universitaires a trouvé la clé prototypique qui a ouvert la voie aux vaccins distribués aujourd'hui.
La protéine de spicule du SARS-CoV-2, qui permet au virus de s’introduire dans les cellules, est un métamorphe. En l’empêchant de changer de forme, les chercheurs ont trouvé la clé pour fabriquer rapidement des vaccins contre le coronavirus. Cette image est une carte de densité électronique de fausse couleur obtenue à l’aide d’une cryo-microscopie électronique.
Jason McLellan faisait le tour d’un magasin de ski de la station de Park City Mountain dans l’Utah, attendant que ses nouvelles chaussures de snowboard soient thermoformées à sa pointure, lorsque son portable a sonné. C’était Barney Graham, directeur adjoint du Centre de recherche de vaccins de l'Institut national des allergies et des maladies infectieuses.
Deux jours plus tôt, l’Organisation mondiale de la santé avait annoncé plusieurs cas d’une pneumonie non identifiée à Wuhan, en Chine. En plus de la fatigue et de la fièvre, les patients souffraient aussi de maux de tête et d’une toux sèche, des symptômes habituels pour un début janvier. Mais certaines personnes étaient essoufflées et une poignée d’entre elles avaient l’impression d’avoir été percutées par un train.
Barney Graham a annoncé à Jason McLellan, virologue structurel à l’université du Texas d’Austin, que la maladie semblait être un bêta-coronavirus et qu’elle appartenait donc au genre des virus causant un syndrome respiratoire aigu sévère (SARS). « Prêt à te remettre en selle ? », lui demanda-t-il.
Le duo faisait partie d’un petit groupe de scientifiques gouvernementaux et universitaires qui avait passé plus de dix ans à résoudre un puzzle viral complexe et dont les compétences étaient à nouveau requises. Les années d’enquête et d’innovation du groupe ont contribué à poser une pièce microscopique, mais essentielle, du puzzle des candidats les plus prometteurs aux vaccins contre la COVID-19. Leur découverte est employée dans deux des trois vaccins homologués en France, ainsi que dans au moins deux autres candidats.
Leur solution ? Modifier une protéine métamorphe pour qu’elle ne puisse plus changer de forme.
STABILISER LE FAUTEUR DE TROUBLES
Jason McLellan a intégré le Centre de recherche de vaccins situé à Bethesda, dans le Maryland, en 2008, en tant que chercheur en début de carrière. Barney Graham travaillait au Centre et étudiait depuis plus de 20 ans une maladie méconnue, mais très contagieuse, causée par le virus respiratoire syncytial (RSV). Le RSV, qui cause le rhume, et le coronavirus SARS-CoV-2, qui est responsable de la COVID-19, présentent tous deux des génomes constitués d’ARN. Bien qu’ils soient éloignés d’un point de vue évolutif, ils présentent une caractéristique commune, la première pierre du long chemin de Jason McLellan et Barney Graham pour combattre la COVID-19.
Depuis 1966, date à laquelle un essai clinique a provoqué malencontreusement l’aggravation de la maladie chez des volontaires, causant même la mort de deux enfants en bas-âge, les tentatives de mise au point d’un vaccin contre le RSV avaient rencontré de nombreux problèmes. Barney Graham souhaitait comprendre pourquoi ce médicament candidat avait échoué aussi lamentablement.
Une autre maladie étudiée au Centre de recherche de vaccins suscitait des frustrations similaires : le VIH. Jason McLellan avait intégré le Centre pour se former sous la houlette de Peter Kwong. Ce biologiste structurel jouait avec les structures des protéines virales dans l’espoir de mettre au point un vaccin contre le SIDA. En raison de la mutation rapide du VIH, les chercheurs ont essayé plusieurs combines relevant de la biologie structurelle pour développer des vaccins candidats. Ils ne sont cependant pas parvenus à en développer un qui provoquait une réponse immunitaire.
« Nous ignorions si c’était parce que le virus était trop bien conçu ou si c'était parce que nos idées étaient mauvaises », confie Jason McLellan.
Barney Graham et Jason McLellan travaillaient à proximité au deuxième étage du Centre, un « heureux hasard » comme le décrivent les deux chercheurs. Le laboratoire de Peter Kwong, situé au quatrième étage, n’avait pas la place d’accueillir le jeune virologue ; ce dernier s'est donc installé à portée de voix de Barney Graham et les deux hommes sont devenus amis. « Il n’a pas tardé à venir me voir et à me dire qu’il aimerait travailler sur autre chose que le VIH », se rappelle Barney Graham.
Les précédentes tentatives infructueuses de neutralisation du RSV à l’aide d’un vaccin ciblaient la protéine de fusion de classe 1 du virus, également connue sous le nom de « protéine F ». Par nature, cette protéine est un métamorphe, « à l’image d’un jouet Transformer », explique Barney Graham. Sa forme n’est pas la même lorsque le virus RSV infecte et entre dans une cellule (état de « pré-fusion »), et lorsqu’il se multiplie et sort de la cellule (état de « post-fusion »). Auparavant, toutes les tentatives de développement d’un vaccin ciblaient l’état de post-fusion.
Pour compliquer les choses, la forme de la protéine à l’état de pré-fusion est extrêmement instable. Elle peut passer à son autre état de manière irréversible et spontanée en un instant. Barney Graham et Jason McLellan supposaient qu’ils pouvaient créer un vaccin plus efficace contre le RSV s’ils parvenaient à figer la protéine dans l’état de pré-fusion. Il y avait toutefois un petit bémol : si les scientifiques savaient que la protéine de pré-fusion était un métamorphe, ils ignoraient à quoi elle ressemblait.
Pour le savoir, Jason McLellan a eu recours à la cristallographie à rayons X, une technique qui utilise des rayons X pour déterminer la structure des protéines, afin de photographier la protéine à l’état de pré-fusion pour la première fois. Certains chercheurs dirent par la suite que cette protéine ressemblait à une sucette. Pour Jason McLellan, elle évoquait plutôt un ballon Nerf. « Vous êtes l’une des premières personnes au monde à voir à quoi ressemble cette protéine. C’est vraiment génial », déclare le virologue.
En étudiant la protéine à ce niveau atomique, Jason McLellan a trouvé une solution relevant du génie biologique pour la priver de sa capacité à changer de forme. En d’autres termes, il l'a stabilisée.
En testant cette nouvelle molécule chez les animaux, Barney Graham a découvert qu’elle agissait comme un antigène et stimulait le système immunitaire pour lutter contre la maladie. Son pouvoir neutralisant contre le RSV était 50 fois plus élevé que tout ce que le chercheur avait pu tester auparavant. En revanche, les deux hommes ont constaté que la version post-fusion de la protéine prenait une forme capable de contourner les défenses du système immunitaire.
Ce travail, qui leur a valu de figurer parmi les finalistes du classement Breakthrough of the Year (Découverte de l’année) de la revue Science en 2013, a ouvert la voie au développement de nouveaux vaccins prometteurs contre le RSV, précise Barney Graham.
« Par leur travail, Jason, Barney et bien d’autres ont révolutionné ce domaine », indique Ruth Karron, professeure en santé internationale à l’École de santé publique Johns Hopkins Bloomberg et directrice du Center for Immunization Research (Centre pour la recherche de vaccins) et de la Johns Hopkins Vaccine Initiative.
LA DERNIÈRE ÉTAPE FORTUITE
Il y a cinq ans, un boursier postdoctoral qui travaillait au laboratoire de Barney Graham est rentré d’un voyage en Arabie saoudite en souffrant d’une infection respiratoire. Tout le monde pensait qu’il avait contracté le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS), causé par un dangereux coronavirus ayant émergé dans le pays deux ans plus tôt.
Cette maladie a émergé à peu près au moment où Jason McLellan lançait son propre laboratoire au Dartmouth College, dans le New Hampshire. Comme ce coronavirus présentait aussi des protéines de spicule métamorphes servant à s’introduire dans nos cellules, le virologue et Barney Graham ont essayé la combine de la pré-fusion sur le MERS. Le laboratoire de ce dernier a analysé les sécrétions nasales de l’étudiant postdoctoral et découvert un microbe apparenté. Cela permit de poser les dernières pierres du chemin menant au développement d’un vaccin contre la COVID-19.
L’étudiant postdoctoral souffrait d’un coronavirus plus ancien, le HKU1. Ce dernier, découvert en 2005, cause un léger rhume. Le duo Graham-McLellan a alors décidé de changer d’objet d’étude et de s’intéresser au HKU1, car l’étude du MERS, qui finirait par se retrouver dans une impasse, exigeait des mesures de sécurité supplémentaires.
Afin de photographier HKU1 en 3D, Jason McLellan avait besoin d’une autre méthode pour prendre des clichés au niveau atomique. La cristallographie à rayons X sature les protéines dans un bain de saumure jusqu’à ce qu’elles forment des cristaux semblables au sucre candi, mais, en raison de leur nature physique, les coronavirus ne cristallisent pas correctement. La cryo-microscopie électronique, ou cryo-EM, permet quant à elle de visualiser les protéines gelées dans une fine couche de glace, ce qui rend la cristallisation inutile.
Les protéines sont si petites qu’il est impossible d’utiliser un microscope optique ordinaire pour les photographier. Afin de déterminer la structure du spicule du SARS-CoV-2, les scientifiques ont eu recours à la cryo-microscopie électronique. Cette technique permet aux chercheurs de visualiser les protéines gelées dans une fine couche de glace grâce aux faisceaux d’électrons. Les protéines sont disposées dans divers sens, ce qui donne naissance à un assortiment d’ombres. Les scientifiques ont combiné toutes les images en 2D des ombres pour créer une forme en 3D.
En 2015, le biologiste structurel Andrew Ward était l’un des principaux spécialistes américains de la cryo-microscopie électronique. Jason McLellan a donc envoyé un e-mail à son laboratoire du Scripps Research de San Diego pour lui demander si l’étude des coronavirus l’intéressait. Fruit du hasard, l’un des boursiers postdoctorants d’Andrew Ward rêvait d’étudier cette famille de virus et les deux hommes prirent des milliers de clichés des protéines HKU1.
Jason McLellan a utilisé cette lecture 3D du virus HKU1 pour mettre au point une méthode de stabilisation des protéines de spicule de ses cousins viraux, le MERS et le SARS. Avec Nianshuang Wand, boursier postdoctoral qui travaillait sous son égide, le virologue découvrit que l’ajout de deux prolines (acides aminés rigides) à la protéine de spicule du MERS empêchait cette dernière de changer de forme.
Ils baptisèrent la modification « mutation 2P » et déposèrent une demande de brevet pour celle-ci en 2017. À peu près au même moment, le laboratoire de Barney Graham s’est associé avec l’entreprise de biotechnologie Moderna afin de concevoir un vaccin expérimental à ARNm contre le MERS. Les deux partenaires avaient déjà collaboré un an auparavant sur un projet similaire, mais indépendant, visant à lutter contre le virus Zika dans le cadre d’un nouveau mouvement visant à se préparer davantage pour faire face aux pandémies. Le concept s’articulait sur l’étude détaillée d’un membre prototypique d’une famille virale, comme le HKU1 ou le MERS, pour pouvoir se défendre contre tous les futurs membres perturbateurs de la même famille, le SARS-CoV-2 par exemple.
Selon Kizzmekia Corbett, boursière postdoctorale au laboratoire de Barney Graham, les expériences menées sur les modèles animaux ont démontré l’efficacité du vaccin contre le MERS et ont créé un « portefeuille de données » pouvant s’appliquer au nouveau coronavirus.
LE CHEMIN DU SALUT
Le 6 janvier 2020, toujours dans le magasin de ski, Jason McLellan a envoyé un message sur WhatsApp à Nianshuang Wand et Daniel Wrapp, étudiant de cycle supérieur, juste après son échange avec Barney Graham.
« Barney va tenter de séquencer le coronavirus apparu à Wuhan, en Chine. Il veut se dépêcher de le structurer et trouver un vaccin. Vous êtes partants ? », leur a-t-il écrit.
Les deux laboratoires ont travaillé de concert et en environ deux semaines, la structure du virus était déterminée. Ils ont aussi employé la mutation 2P pour stabiliser ses protéines. Le laboratoire de Barney Graham s’est associé avec Moderna, tandis que Kizzmekia Corbett a mis au point et réalisé les évaluations cliniques relatives à la vaccination des souris avec un vaccin à ARNm fabriqué avec les protéines modifiées dès février 2020. « Lorsque nous avons obtenu les premiers résultats chez les souris, qui présentaient une excellente réponse aux anticorps, ça a été très gratifiant », raconte la chercheuse. Le 4 mars 2020, l’U.S. Food and Drug Administration donnait le feu vert au vaccin Moderna pour des essais chez l’Homme.
Au même moment, Pfizer et BioNTech étaient en discussion avec Barney Graham pour une utilisation de la mutation 2P dans leur vaccin. D’autres fabricants pharmaceutiques, dont Novavax et Johnson & Johnson, se sont également basés sur les travaux de Jason McLellan et de Barney Graham pour mettre au point leur vaccin candidat, puisque ceux-ci étaient brevetés et largement publiés. Le vaccin Pfizer-BioNTech a été le premier à être homologué aux États-Unis après avoir démontré un taux d’efficacité de 95 %. Celui de Moderna est efficace à 94 %.
Des tests supplémentaires seront nécessaires pour évaluer la contribution de la mutation 2P à l’efficacité globale des premiers vaccins contre la COVID-19. Selon Phil Dormitzer, conseiller scientifique en chef et vice-président des vaccins viraux chez Pfizer, il est « absolument évident » que la stabilisation des protéines à l’état de pré-fusion a conduit à des avancées remarquables concernant les potentiels vaccins contre le RSV. « Je suis ravi que nous ayons sélectionné ces mutations pour avancer », confie-t-il en faisant référence au vaccin contre la COVID-19 de Pfizer-BioNTech.
Lorsqu’on lui demande ce que cela fait de voir que des dizaines d’années de travail ont contribué à la mise au point rapide de vaccins susceptibles de sauver des centaines de milliers de vies en pleine pandémie, Barney Graham ne sait pas quoi répondre. « Nous ne pensons pas ainsi », confie-t-il. « Vous ne pensez pas vraiment à vos sentiments tant que vous n’avez pas atteint certains objectifs », ajoute-t-il.
Mais la question, posée en utilisant l’expression « un temps comme celui-ci », évoque au chercheur le Livre d’Esther, récit biblique d’une reine parvenue à la royauté pour « un temps comme celui-ci ».
« J’ai eu l’impression que toute ma carrière a été vouée à “un temps comme celui-ci” », déclare Barney Graham.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.