Réseaux sociaux : la dangereuse tentation de l'entre-soi

Les algorithmes de Google, Amazon, Facebook et Microsoft collectent en masse nos données privées, favorisant une navigation personnalisée et une forme dangereuse de repli sur soi.

De Julie Lacaze
Publication 15 févr. 2018, 17:15 CET
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2,5 trillions d’octets. C’est la quantité de données générées quotidiennement sur Internet, selon une estimation IBM. C'est ce qu'on appelle schématiquement le big data. Ces informations proviennent des mails que vous envoyez, des photos et des vidéos que vous aimez, commentez et partagez, des articles auxquels vous avez réagi, de vos achats en ligne, des pages des sites consultés, etc. Grâce à ces données, les GAFAM (GoogleAppleFacebookAmazonMicrosoft) anticipent vos moindres désirs, tissant une toile digitale sur-mesure au moyen d'algorithmes personnalisés.

Francesca Musiani, sociologue du numérique et auteure d’Internet et vie privée (UPPR Éditions), explique le fonctionnement des algorithmes en ces termes : « Amazon compare les profils des utilisateurs pour créer un lien entre un type de profil et un objet acheté. Le but est de proposer une page d’accueil personnalisée, qui affiche les produits les plus susceptibles d’intéresser l’internaute. Toutes les plateformes faisant de la recommandation fonctionnent ainsi. C’est le cas d’Allociné, dédié au septième art, ou de l'hébergeur de vidéos YouTube. »

Idem sur Google où les résultats de recherche tiennent compte de vos recherches passées, des sites que vous avez visités, et même des conversations Messenger que vous avez eues. Si vous êtes sceptique, il vous suffit d'entrer le même mot-clé qu’un autre internaute dans la barre de recherche Google (cela fonctionne aussi avec les autres moteurs de recherche). Vous observerez alors que les résultats proposés sont différents.

L’algorithme du moteur de recherche analyse 57 critères avant de rendre son verdict : « les données personnalisées fournies à Google (nom, adresse, âge), l’historique de l’utilisateur (applications installées, sites visités, cookies de navigation) et la géolocalisation », liste Francesca Musiani. Par ailleurs « les bots [un logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques, ndlr] de Google analysent quotidiennement le contenu de nos mails, déterminant les termes qui reviennent le plus souvent, afin de personnaliser les bannières publicitaires.»

Le phénomène est difficile à étudier : l’algorithme de Google change en permanence et est protégé par le secret industriel. Alors, comment éviter cette personnalisation à outrance ? « Il est possible de jouer sur les options de connexion dans les paramètres utilisateurs des moteurs de recherche, ou de passer en navigation privée », explique la spécialiste.

 

L’ENTRE-SOI SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX

Le phénomène de personnalisation algorithmique est tout aussi important sur les réseaux sociaux. Le concept de « bulle de filtres » a été théorisé par un militant américain, Eli Pariser, en 2012.

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    Pariser a démontré que sur Facebook, notamment, le fil d’actualité était organisé de façon à voir en premier les publications des amis avec lesquels l’utilisateur interagit le plus. Résultat, ce sont toujours les mêmes profils, et donc les mêmes idées, qui sont véhiculées, aimées et partagées. « C’est comme ça que les journalistes britanniques et américains orientés par cette bulle de filtres ont eu une vision partielle de la réalité et n’ont pas anticipé le Brexit pour les uns, et l’élection de Donald Trump pour les autres », estime Francesca Musiani.

    L’internaute est donc condamné à naviguer à vue dans un monde complaisant : rien ne vient déranger ses a priori, qu'il s'agisse d'opinions politiques, de goûts cinématographiques, d'engagement associatif, d'opinions philosophiques ou de croyances religieuses. Tout est compartimenté. Rien ne doit troubler le confort de l'utilisateur, au risque qu'il quitte la plateforme. 

    Et la liberté de l'utilisateur devenu consommateur est d'autant plus menacée quand les données récoltées concernent des événements relevant de l'intime. « Annoncez votre grossesse sur les réseaux sociaux et vous verrez les trois-quarts des publicités se transformer en réclames pour produits pour bébé » explique Francesca Musiani. 

    « Petit à petit, tout ce qui n'avait pas de rapport à la grossesse a disparu de ma timeline Facebook. Des amies enceintes avec qui je n'avais pas eu de contacts depuis très longtemps ont soudain commencé à apparaître dans mes notifications » confiait Fernanda à nos confrères de Vice en août dernier. Peu après l'annonce, le nom qu'elle avait choisi pour sa fille est soudainement apparu sur des pubs personnalisées, un peu partout sur le web. Depuis que sa fille est née, la nature des pubs a changé, et cible les peurs de la jeune maman : les produits pour réduire les risques de mort du nourrisson ou éviter le développement de maladies rares et incurables, etc. 

    Le profil de la consommatrice change quand celle-ci devient mère, pour une raison purement économique : l'arrivée d'un enfant entraîne de nouvelles dépenses et l'enfant qui naîtra sera un consommateur que l'on aura suivi depuis ses premiers mouvements dans le ventre de sa mère. Les annonceurs l'ont bien compris et, toujours selon Vice, sont prêts à acheter à prix d'or les informations personnelles de la femme enceinte : quand les données d'un consommateur lambda valent 0,08 €, celles des femmes enceintes valent 1,25 €.

     

    UNE APPARENTE LIBERTÉ

    Chez les sociologues de l’information et de la communication, il y a deux camps. D’un côté, il y a ceux qui pensent qu’Internet renforce la démocratie, en faisant découvrir aux utilisateurs des contenus auquel ils n'auraient sinon jamais eu accès. De l’autre, ceux qui estiment que les systèmes de personnalisation algorithmique du Web limitent le débat d’idées et menace les libertés individuelles.

    Francesca Musiani est plutôt dans le second camp : « Les deux phénomènes coexistent, mais l’ouverture au monde que proposait Internet a été surestimée ; l’heure du désenchantement est venue », dit-elle, faisant référence au livre de Romain Badouard, un autre sociologue du numérique, Le désenchantement de l’Internet - Désinformation, rumeur et propagande.

    Au-delà des contenus personnalisés, certains outils sont actuellement développés pour prévoir les actions des internautes. « Amazon cherche à anticiper nos achats, afin de programmer à l’avance les livraisons, explique la sociologue. Aux Etats-Unis, les services de renseignement mettent aussi en place des algorithmes qui épluchent les contenus publics ou semi-publics des réseaux sociaux. Ils cherchent à prévoir le passage à l’acte des criminels, en fonction de leurs actions passées, mais aussi de leur âge, et même de leur origine ethnique. »

    D'une certaine façon, les GAFAM sont en train de mettre en place une police prédictive comparable à celle décrite par Philip K. Dick dans Minority Report.

    Francesca Musiani cite par ailleurs toute une série de mouchards destinés à traquer les internautes : les IMSI-catchers suivent le trafic sur internet, les keyloggers enregistrent les mots de passes, etc.

    « Ces technologies se développent à toute vitesse, dépassant bien souvent le cadre législatif », déplore-t-elle. L’Union européenne va tout de même promulguer un règlement général sur la protection des données, qui entrera en vigueur en mai 2018 dans les États membres.

    L’une des restrictions concernera les cookies, des informations conservées sur votre ordinateur, tablette ou mobile par un site web que vous visitez. « Il faudra bientôt l’accord systématique de l’internaute pour qu’ils opèrent pendant sa navigation, » se félicite-t-elle.

    Sur Internet, outrepasser la bulle de filtres et les mouchards 2.0 serait une manière de réinstaurer la démocratie idéale, telle que les pionniers du Web l’avaient imaginée.

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