Sciences : les Dénisoviens ont désormais un visage
Depuis bientôt dix ans, les chercheurs s'interrogent sur l'apparence des Dénisoviens. Aujourd'hui, la génétique nous apporte le meilleur modèle qui soit du squelette de cette espèce.
Plus tôt cette année, David Gokhman invoquait un fantôme.
À l'époque doctorant à l'université hébraïque de Jérusalem, Gokhman essayait de reconstituer le squelette d'un énigmatique ancêtre de l'Homme connu sous le nom de Dénisovien. Seul problème, malgré leur présence étalée sur des dizaines de milliers d'années en Asie, les chercheurs n'ont à ce jour mis la main que sur une poignée de fossiles : un os de l'auriculaire, un fragment de crâne, une mâchoire fracturée et quelques dents.
Pour donner forme à ces fantômes, Gokhman a donc choisi de se tourner plutôt vers la trace la plus éloquente de leur existence : leur ancien ADN.
Et voilà qu'aujourd'hui Gokhman et ses collègues ont réussi à transformer leur essai en proposant une ébauche de squelette pour les Dénisoviens à l'aide d'informations relatives à 32 caractéristiques squelettiques encodées dans l'ADN extrait d'un petit doigt. Publiée récemment dans la revue Cell, leur étude ne décrit pas précisément les proportions des Dénisoviens mais offre plutôt un aperçu comparatif de ce mystérieux ancêtre par rapport aux Homo sapiens et aux Néandertaliens.
« Utiliser cette méthode pour reconstruire le passé est captivant, » témoigne María Martinón-Torres, directrice du Centro Nacional de Investigación sobre la Evolución Humana (CENIEH, Centre national espagnol de recherche sur l'évolution humaine). « C'est une merveille scientifique. »
Financée en partie par la National Geographic Society, cette nouvelle étude apporte des preuves convaincantes quant à l'existence d'autres fossiles de Dénisoviens juste sous nos yeux. Au fil du temps, les scientifiques ont excavé à travers le continent asiatique bon nombre de fossiles qui ne parviennent pas vraiment à trouver leur place sur l'arbre phylogénétique des hominines. Cependant, avec pour seule base comparative les maigres fossiles de Dénisoviens évoqués plus hauts et les espoirs d'extraction ADN anéantis par la chaleur qui règne sur une grande partie de l'Asie, la plupart de ces fossiles croupissent à l'heure actuelle dans une sorte de purgatoire paléontologique, arborant des étiquettes hasardeuses du type « Homo archaïque. » (À lire : Ces dents appartiendraient à un mystérieux ancêtre de l'Homme.)
Parmi les nouvelles caractéristiques proposées, certaines pourraient probablement aider à réaliser une identification provisoire de quelques-uns de ces fossiles. Déjà, ces récents travaux suggèrent une identité dénisovienne pour la paire de fragments de crâne découverte près de la ville chinoise de Xuchang.
L'étude effleure par ailleurs une question plus vaste sur les attributs qui caractérisent notre espèce humaine, indique Liran Carmel de l'université hébraïque de Jérusalem, responsable de l'équipe de recherche à l'origine de l'étude. Alors que la Terre était autrefois foulée par un large panel d'hominines, notre espèce est la seule à avoir survécu et personne ne sait pourquoi.
« C'est un grand pas vers la réponse à cette question, » affirme Carmel.
UNE PROCÉDURE PRUDENTE
Annoncée en 2010, la découverte des Dénisoviens était fondée sur l'ADN extrait d'un os d'auriculaire et d'une grosse dent tous deux mis au jour dans la grotte sibérienne de Denisova, au creux des montagnes de l'Altaï.
« C'était la première fois dans l'histoire de la science qu'un nouveau groupe d'hominines était découvert sur la base de son ADN, » indique Carmel. « Une découverte entourée de mystère. »
La persévérance des études génétiques a permis de lever progressivement le voile sur les Dénisoviens. On sait aujourd'hui qu'ils se sont séparés de leur cousin néandertalien il y a au moins 400 000 ans et pendant que ces derniers établissaient leurs racines en Europe et au Moyen-Orient, les Dénisoviens se dirigeaient plus à l'est, vers l'Asie. En chemin, ils se sont accouplés avec nos ancêtres et ont ainsi laissé une empreinte génétique que l'on observe aujourd'hui encore chez les populations de descendance asiatique. (À lire : La lignée de l'Homme de Denisova pourrait représenter trois espèces humaines.)
De manière générale, les paléoanthropologues utilisent les squelettes fossilisés d'anciens hominines pour identifier les traits qui les différencient. Cependant, sans davantage d'indices matériels sur les Dénisoviens, il était impossible de mettre un visage sur leur nom. C'est là qu'interviennent Carmel et son équipe. La chaîne de « lettres » chimiques qui composent l'ADN encodent des instructions liées à la production de protéines dont l'expression génère des caractéristiques physiques. Ce n'est pas pour autant que ce matériel génétique peut être lu comme un livre, car les scientifiques doivent non seulement savoir quelle protéine est encodée par chaque chaîne mais également le degré d'activité de chaque gène.
L'une des façons qu'a l'évolution de réduire l'activité d'un gène est la méthylation, ou l'ajout de marqueurs chimiques à une région donnée de l'ADN. Par exemple, la perte de méthylation sur certaines parties du génome provoque la croissance incontrôlée de nombreux types de cellules cancéreuses.
Dans l'année qui a suivi l'annonce de la découverte des Dénisoviens, Gokhman et son équipe étudiaient les profils de méthylation des anciens humains, qui s'avèrent être préservés dans l'ancien ADN sous la forme de modifications de la soupe alphabétique génétique. Ils ont défini ces profils dans les génomes des Néanderthaliens et de l'Homme moderne en reliant les différences de méthylation aux caractéristiques anatomiques ou aux maladies. Ils souhaitaient cependant aller plus loin. À l'aide de la méthylation, pourraient-ils déduire les traits physiques des Dénisoviens ?
« Nous n'étions pas du tout sûrs du résultat, car ça n'avait jamais été fait auparavant, » rapporte Gokhman, actuellement chercheur postdoctoral à l'université de Stanford.
Afin de déterminer le rôle joué par la méthylation, les chercheurs ont parcouru une base de données moderne qui recense les mutations génétiques sous-jacentes à une multitude de maladies humaines. Dans ces cas, ces mutations entraînaient l'inactivité de certains gènes de façon relativement similaire aux effets de la méthylation. La base de données leur a même permis d'identifier la direction du changement, par exemple si une mutation se traduit par des doigts plus longs ou plus fins.
L'équipe a pris des mesures de sécurité pour être sûre de ne prévoir que les caractéristiques du squelette qu'ils pouvaient raisonnablement relier à des gènes. Par exemple, si plusieurs gènes étaient responsables d'une même caractéristique, ils ne l'intégraient au modèle que si la direction du changement était la même pour tous les gènes.
« Si le gène A fait qu'il ressemble à un canard et le gène B aussi et le gène C également et ainsi de suite, alors notre prévision était qu'il ressemble à un canard, » illustre Gokhman. Si parmi ces différentes expressions, il y avait une « oie génétique », alors nous retirions la caractéristique du squelette proposé.
Une fois terminé, ils ont testé leur méthode en essayant de prédire les différences squelettiques connues entre Néandertaliens et chimpanzés relativement à l'Homme moderne, ce qu'ils ont réussi avec une précision de 85 %.
DES DIFFÉRENCES NOTABLES
Sans grande surprise peut-être, les résultats suggèrent dans l'ensemble que l'apparence des Dénisoviens était similaire à celle de leurs plus proches parents, les Néandertaliens, avec notamment un front bas et une mâchoire robuste. Il existait toutefois certaines différences notables.
« Nous n'avons pas sous les yeux un autre Homme de Néandertal, » précise Murray Cox de l'université Massey, non impliqué dans l'étude. « Nous sommes plutôt face à un groupe tiers, assez différent de l'Homme moderne et des Néandertaliens, c'est vraiment très intéressant. »
Une caractéristique particulièrement intéressante est la largeur du crâne entre les os pariétaux qui constituent les côtés et le haut de l'arrière du crâne. Connue sous le nom de diamètre bipariétal, cette mesure était étonnamment large pour une paire de fragments de crânes âgés de 100 000 à 130 000 ans découverts à Xuchang, l'un d'entre eux avait même le plus grand diamètre bipariétal jamais mesuré pour cette époque. De nombreux experts pensaient que ces fossiles appartenaient aux Dénisoviens mais sans ADN, il leur était impossible de le confirmer.
La nouvelle étude prévoit qu'un grand diamètre bipariétal, plus grand que celui de l'Homme moderne et des Néandertaliens, serait indicateur d'une identité dénisovienne. Sur les huit caractéristiques crâniennes de l'Homme de Denisova découvertes dans les fossiles de Xuchang, sept correspondent aux prévisions de l'équipe de chercheurs.
« Pour nous, c'était révélateur de voir cela, » raconte Carmel, en ajoutant qu'il avait ressenti « une grande joie » à ce moment-là.
Le modèle a pu être de nouveau testé en mai de cette année, lorsque des chercheurs ont annoncé la découverte d'une mâchoire de Dénisovien dans une grotte nichée sur le plateau tibétain, les premiers fossiles dénisoviens découverts hors de Sibérie à ce jour. Immédiatement après avoir eu connaissance de la nouvelle, Gokhman s'était précipité sur son profil pour vérifier ses prévisions. Il était enchanté de voir que toutes les nouvelles caractéristiques correspondaient, de la hauteur de la mâchoire supérieure à l'allongement de l'arcade dentaire.
PORTRAIT DE FAMILLE DES HOMININES
L'étude est déjà source d'enthousiasme parmi les spécialistes des hominines qui comparent frénétiquement les mesures prévues à celles d'autres fossiles. Chercheur à l'Institut chinois de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie, Xiujie Wu indique par e-mail que les mesures proposées pour les Dénisoviens semblent correspondre à des fossiles non identifiés découverts à Xujiayao dans le nord de la Chine.
Toutes les caractéristiques proposées ne correspondent pas aux quelques fossiles dénisoviens découverts à ce jour, comme l'épaisseur de l'émail dentaire et la largeur du bout des doigts. Cependant, se focaliser sur ces caractéristiques nous empêche de prendre du recul, déclare Bence Viola, paléoanthropologue à l'université de Toronto et expert renommé de la morphologie des Dénisoviens.
« Je trouve vraiment incroyable qu'ils aient réussi à faire cela, » dit-il, en soulignant que l'équipe a fourni un excellent travail compte tenu des informations limitées à leur disposition. Le modèle n'est pas assez précis pour confirmer en soi l'identité dénisovienne de petits fossiles, poursuit-il, mais il constitue une base de référence utile pour les futures recherches.
« C'est un travail captivant, il repousse les frontières de ce qui peut être déduit des anciens génomes, » déclarait par e-mail Chris Stringer du musée d’histoire naturelle de Londres. Cependant, le travail « repose sur une série complexe d'extrapolations, » ajoute-t-il, et il faut que la communauté scientifique les évalue.
Tout d'abord, nous ne savons pas à quelle point l'étude néglige les variations régionales sur l'ensemble de la population dénisovienne, fait remarquer Cox. Les études génétiques portant sur les Dénisoviens, notamment celle de Cox, suggèrent l'existence d'une grande variété au sein du groupe, certaines populations ayant évolué séparément pendant des dizaines de milliers d'années. Une lignée dénisovienne était quasiment aussi différente des autres Dénisoviens que des Hommes de Néandertal.
Par ailleurs, il reste encore de nombreuses incertitudes sur la façon dont les profils de méthylation peuvent être reliés aux caractéristiques physiques, déclare Genevieve Housman, chercheure postdoctoral à l'université de Chicago et spécialiste de la génétique et de l'épigénétique chez les primates.
Les mutations qui provoquent la perte de fonction d'un gène sont comme des interrupteurs, le gène est soit actif, soit inactif, explique Nicholas Banovich, expert de la génomique humaine au sein de l'organisation à but non lucratif Translational Genomics Research Institute. Cependant, la méthylation serait plutôt comme un bouton de volume qui régule le niveau d'activité d'un gène. Ainsi, comme le soulignent les auteurs de l'étude, la distinction des caractéristiques squelettiques données ne peut se faire que par rapport à l'Homme moderne ou aux Néandertaliens. La quantification du changement reste hors de portée.
Une restriction qui n'empêche pas Cox et les autres scientifiques d'être enthousiastes quant aux conclusions de la nouvelle étude : « Nous ne savons quasiment rien de la morphologie des Dénisoviens, » conclut-il, « donc chaque nouveau détail compte. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.