Si les aliens existent, ils ressemblent peut-être à ça
Des images de cheminées hydrothermales en eaux profondes nous offrent un premier aperçu des créatures capables de s'épanouir dans des conditions proches de celles des lunes glacées.
Dehors, le soleil couchant ajoute au ciel d'automne des nuances brillantes de lavande, une teinte intense qui s'étale sur un vaste manteau de glace. Ici, au large des côtes du Groenland, l'océan Arctique prend des allures de terre, un patchwork enneigé dans lequel se mélangent l'aspect lisse de la banquise et la forme dentelée des débris cristallins qui jaillissent de la surface. Cette impression de terre ferme n'est trahie que par le subtil mouvement de notre navire, le brise-glace norvégien R.V. Kronprins Haakon.
Il nous aura fallu plus de temps que prévu pour atteindre ce pays glacé des merveilles depuis la petite ville minière de Longyearbyen, le port le plus peuplé de l'archipel norvégien du Svalbard. Maintenant que nous y sommes, Chris German ne fait pas tellement attention à la beauté du paysage océanique qui nous entoure. Il préfère fixer sans relâche la retransmission en direct du plancher océanique… et essayer différents chapeaux. Toutes les dix minutes environ, il enfile un nouveau couvre-chef, alternant entre divers articles de mercerie parmi lesquels un ouchanka en fausse peau de phoque, un fez orangé et le bonnet de l'Institut océanographique de Woods Hole pour lequel il travaille.
Ce numéro de transformiste permet à German de passer le temps pendant que nous attendons, avides de poser les yeux sur notre proie : une parcelle fracturée du plancher océanique de laquelle jaillit dans la pénombre une fumée qui émane de fluides surchauffés dont l'activité pourrait alimenter l'un des écosystèmes les plus étranges de notre planète. Cette zone hors d'atteinte a reçu le nom de champs de cheminées hydrothermales Aurora. C'est le champ hydrothermal le plus au nord à notre connaissance et c'est également le plus profond, enfoui à près de 4 km sous une couche permanente de glace.
À l'instar de l'exploration spatiale, s'aventurer dans les profondeurs océaniques est une activité à haut risque. Les abysses n'ont aucune pitié, même pour le plus téméraire des robots, et cette mission a connu son lot de déconvenues, comme la fois où le cœur de l'équipage s'est arrêté de battre pendant plusieurs jours alors qu'ils pensaient avoir perdu leur principal véhicule sous-marin aux griffes glacées de l'océan polaire.
Mais par cette nuit aux couleurs violacées, après plusieurs heures passées à errer au-dessus d'un plancher océanique boueux, une caméra haute-résolution accrochée à l'arrière du bateau s'était finalement retrouvée à la verticale d'une fosse béante dans la croûte terrestre. Diffusée sur l'ensemble des écrans du brise-glace, la séquence révélait un furieux panache de fumée noire jaillissant d'un cratère de plus d'un mètre de diamètre, une envergure impressionnante pour ce type de fumeur sous-marin.
« C'est un sacré panache, » lâche German, son ballet de couvre-chef arrêté sur un ouchanka rabattu sur ses oreilles. « C'est bien plus que ce que nous pensions trouver ici. »
Plus tard cette nuit-là, la même caméra allait repasser à deux reprises au-dessus du site et la semaine suivante, plusieurs autres passages allaient révéler le terrain accidenté qui recouvre le flanc sud du mont sous-marin Aurora. Les images ont montré que le champ hydrothermal était truffé de cheminées éteintes, d'amas de minéraux extrudés et d'au moins trois fumeurs noirs.
Ces résultats nous offrent le meilleur aperçu à ce jour d'un écosystème recouvert de glace aussi exotique. Une meilleure compréhension de cette biosphère isolée pourrait aider les scientifiques à déterminer comment les créatures se déplacent dans les profondeurs océaniques de la Terre et si les eaux de l'Arctique forment un passage pour les animaux entre les bassins Atlantique et Pacifique.
« L'idée est de comprendre cette zone pendant qu'elle est encore vierge, » explique l'écologiste des profondeurs sous-marines Eva Ramirez-Llodra, scientifique en chef du projet pour la Norwegian Institution for Water Research. « Si le changement climatique fait fondre la glace, cette région deviendra une route maritime hautement fréquentée vers le Pacifique, elle pourrait également s'ouvrir à l'exploitation minière ou à la pêche… il est donc intéressant de savoir ce qui s'y trouve. »
De plus, les cheminées d'Aurora pourraient renfermer des éléments essentiels à la détection de formes de vie dans les profondeurs océaniques de mondes extraterrestres. Pour l'instant, Aurora est l'une des régions terrestres les plus proches des cheminées qui d'après les théories scientifiques recouvriraient le plancher océanique de lointains corps célestes, notamment celui des lunes recouvertes de glace que sont Europe et Encelade, considérées comme les destinations les plus prometteuses pour la recherche de vie extraterrestre.
« Les océans en dehors de la Terre sont tellement attrayants pour la recherche de vie dans un autre monde, » déclare l'explorateur National Geographic Kevin Hand, astrobiologiste au Jet Propulsion Laboratory de la NASA et membre de l'expédition Aurora. « Quel que soit l'endroit sur Terre présentant de l'eau liquide où nous avons regardé, nous avons trouvé la vie. »
UNE PLÉTHORE DE CHEMINÉES
De manière générale, les cheminées hydrothermales océaniques apparaissent lorsque l'eau de mer s'infiltre dans les fissures de la croûte terrestre et se mélangent aux roches en fusion enfouies sous la surface ; ces roches fondues réchauffent l'eau salée et génèrent des réactions chimiques qui jaillissent sous forme de masse bouillonnante à travers des trous dans la croûte terrestre. L'extrusion perpétuelle de l'eau de mer surchauffée et riche en minéraux fournit la chaleur et l'énergie nécessaires au développement de certains organismes évoluant dans ces profondeurs sombres et glacées, parmi lesquels une ménagerie de vers tubicoles géants typiques des cheminées hydrothermales, des palourdes atteignant les 30 cm, des crevettes aveugles et des microbes extrêmophiles.
Pendant longtemps, une certaine logique commune suggérait que l'activité des cheminées hydrothermales ne pouvait exister qu'au niveau des crêtes médio-océaniques à l'expansion rapide, par exemple sur la dorsale est-Pacifique où les plaques tectoniques s'éloignent l'une de l'autre à la vitesse folle de 18 cm par an. Dans ces régions où les jointures de la Terre se déchirent, la progression effrénée de la croûte terrestre garantit la présence continue de magma liquide permettant d'alimenter les cheminées.
Cependant, au fil des années, German et ses collègues ont découvert des cheminées peuplant les environs de diverses dorsales dont certaines voyaient leurs chemins se séparer à un rythme langoureux. Notre cible la plus récente, la dorsale de Gakkel, est une crête volcanique qui traverse l'océan arctique et s'étend à la vitesse ridicule de moins de 1,5 cm par an.
« Aucun lieu n'est à l'abri d'une activité hydrothermale, » déclare German. « Nous pouvons désormais faire abstraction de ce mythe. »
Les scientifiques ont commencé à prospecter la dorsale de Gakkel à la recherche de panaches hydrothermaux en 2001. Lors de cette expédition, une couche d'eau sombre détectée à proximité du plancher océanique indiquait une activité hydrothermale et un dragage des roches avait permis de remonter les vestiges d'une cheminée éteinte. Les deux observations pouvaient être expliquées par la présence de fumeurs noirs, un type de cheminée qui rejette dans l'eau des panaches de fumée noire et chaude.
À l'occasion d'un second voyage en 2014, German et ses collègues sont retournés à Aurora à bord du brise-glace Polarstern. Ils se sont mis en quête de cheminées en tentant d'identifier dans la colonne d'eau des signes d'une activité hydrothermale et, vers la fin de l'expédition, ils ont fait descendre une caméra haute-résolution dans les profondeurs. Ce n'est que deux heures avant de regagner leur foyer respectif que les scientifiques ont aperçu leur première petite cheminée, un évent fumant qui s'était glissé en marge de plusieurs images.
Néanmoins, les signatures des évents inscrites dans les eaux glacées laissaient entendre qu'un élément bien plus imposant reposait sous leurs pieds. Encouragée par cette découverte, l'expédition de cette année connue sous l'acronyme HACON avait pour ambition de placer le champ hydrothermal d'Aurora dans son contexte. Quelle surface le système entier couvre-t-il ? Quels types de réactions chimiques entrent en jeu ? L'activité hydrothermale est-elle capable de subvenir aux besoins d'un écosystème abyssal ? Si oui, quels sont les organismes qui y évoluent ?
Enfin, pour les astrobiologistes participant à l'expédition, quelles nouvelles perspectives le site pourrait-il apporter dans le cadre de la détection de vie extraterrestre dans les mondes océaniques recouverts de glace à travers le système solaire ?
UN MAUVAIS CHAMPAGNE
Les réponses à ces questions rencontraient déjà des obstacles avant même que le brise-glace ne quitte le port. La caméra haute-résolution baptisée Ocean Floor Observation and Bathymetry System, ou OFOBS, qui allait jouer un rôle crucial dans la mission avait été empaquetée avec du matériel destiné à une autre expédition polaire. Pire encore, le sous-marin autonome de l'Institut océanographique de Woods Hole appelé Nereid Under Ice, ou NUI, avait presque sombré sans laisser de trace dans les profondeurs.
Le NUI est un sous-marin à la pointe de la technologie d'une valeur de 2,5 millions de dollars et d'une taille équivalente à celle d'un minivan. Il peut passer une demi-journée sous l'eau avant d'être rechargé, s'éloigner à plus de 40 km du bateau et plonger à près de 5 km sans imploser, ce qui lui permet de travailler sous une épaisse couche de glace.
Ce sous-marin orange vif dispose par ailleurs d'un cerveau embarqué qui lui permet de fonctionner sans intervention humaine, ce qui ne l'empêche pas d'être piloté à distance. Tout en observant les images retransmises en direct, les scientifiques peuvent donc lui ordonner de ramasser certains animaux spécifiques sur le plancher océanique, de recueillir tel ou tel autre type de sédiments ou de plonger des sondes spécialement conçues directement dans le fluide effervescent et sulfurique qui jaillit d'un évent hydrothermal. D'ailleurs, le géochimiste Eoghan Reeves de l'université de Bergen a déjà trempé accidentellement ses lèvres dans ce breuvage provenant du plancher océanique et selon lui, la mixture pétillante aurait le goût d'un mauvais champagne : « Ça sent très mauvais et ça a le goût de son odeur. »
Mais deux jours après l'arrivée du bateau au mont Aurora, le NUI a plongé et n'est pas remonté. Alors que le sous-marin approchait sa cible, ses systèmes embarqués se sont éteints les uns après les autres. Les ingénieurs ont essayé de le forcer à regagner la surface par lui-même en déclenchant un mécanisme de sécurité intégré qui aurait dû libérer les poids de plongée et rétablir la flottaison. Plutôt que de remonter, le NUI s'est immobilisé, son relevé de profondeur n'était plus qu'un tracé tristement plat à travers l'écran de la salle de contrôle du navire.
« La probabilité qu'il ait touché le fond est plutôt élevée et le cas échéant, on ne le reverra plus, » avait déclaré Andy Bowen, directeur du National Deep Submergence Facility de l'Institut océanographique de Woods Hole. Sans le NUI, il fallait s'appuyer entièrement sur l'OFOBS, la caméra haute résolution, pour avoir la moindre chance d'apercevoir un évent. Le problème étant que cette caméra n'est pas orientable, elle ne peut qu'être remorquée à l'arrière du navire, ce qui signifie que la réussite de la localisation des panaches sous-marins dépendait entièrement de la dérive de la glace ou de l'épaisseur de la banquise suffisamment fine pour être brisée.
« Nous savions qu'atteindre cette région serait difficile, que des obstacles se dresseraient sur notre chemin, mais ce problème dépasse toutes nos prévisions, » avait confié Benedicte Ferre, océanographe physicienne à l'université de Tromsø.
UN MORDOR ABYSSAL
Fort heureusement, le NUI a refait surface trois jours plus tard ; il s'est avéré que le mécanisme de sécurité avait simplement pris plus de temps que prévu. Encore mieux, alors que le NUI était en réparation, le patchwork de glace qui recouvrait le mont sous-marin avait permis au capitaine du navire de faire passer la caméra OFOBS directement au-dessus du champ hydrothermal Aurora.
Ce soir-là, les scientifiques se sont rassemblés autour des écrans répartis ici et là sur le navire et ont observé d'un air anxieux le plancher océanique défiler sous une lueur sombre. Après quelque temps, une couche de gravier presque noir a fait irruption à l'écran, recouvrant la boue visqueuse brune qu'ils avaient observée pendant des heures. Des taches brillantes teintées de jaune et d'orange sont finalement apparues et la caméra a entamé l'ascension d'une pente incroyablement abrupte et escarpée.
D'une hauteur de 15 m, cette formation était sortie de nulle part, un mont de matière volcanique régurgité par le plancher océanique. Les sédiments semblables à de la pierre ponce étaient de plus en plus sombres jusqu'à ce que tout à coup, un nuage tumultueux s'empare du rebord de l'image, suivi par la paroi courbée d'un gigantesque cratère dentelé. À mesure que le navire progressait, le nuage s'étendait pour devenir un immense panache de fumée noire qui englobait la caméra et continuait de tourbillonner à la verticale sur près de 800 m. Ce fumeur était clairement un titan devant lequel les cheminées habituelles faisaient piètre figure. Par la suite, de nouveaux passages allaient révéler encore plus de fumeurs noirs installés sur ces profondeurs abyssales.
« Satanique, comme les usines démoniques de la révolution industrielle, comme le Mordor, » avait déclaré German à propos de cet évent géant. « Nous savions qu'il devait y avoir plus que ce que nous avions vu en 2014. »
En se basant sur la taille considérable des amas de sulfures et de cheminées éteintes, il est quasi certain que les évents de l'Aurora sont actifs depuis des millénaires, peut-être même qu'ils alimentaient en chaleur et en minéraux le plancher océanique de l'Arctique avant que les premiers Hommes n'atteignent les Amériques.
Mais savoir précisément à quelle période les éruptions du site ont débuté reste une question sans réponse, tout comme de nombreux autres mystères que l'équipe avait pour ambition de résoudre. Sans plus d'échantillons des formes de vie qui y ont élu domicile, par exemple, les scientifiques ne disposent pas du matériel génétique nécessaire pour répondre à une grande partie de leurs questions pressantes sur la façon dont ces créatures se déplacent entre les bassins.
SQUELETTES DE SILICE
Fait encore plus troublant, dans une certaine mesure néanmoins, l'écosystème de l'Aurora semble être particulièrement maigre, c'est du moins ce que laissent entendre les images recueillies à bord du navire sur lesquelles il n'y a aucune trace apparente de champs de vers tubicoles, de lits de moules ou de tapis colorés d'anémones. Même les étendues microbiennes, bien qu'elles soient visibles dans certaines zones, relèvent clairement de l'anecdotique. Il semblerait que cet évent soit le royaume des petits escargots et de crustacés charognards semblables à des crevettes appelés amphipodes.
« C'est insignifiant comparé aux évents d'autres océans où vivent d'énormes quantités d'animaux, » rapporte Ramirez-Llodra, avant d'ajouter « nous n'avons que quelques images, et ce sont de très bonnes images, mais nous n'avons vraiment pas étudié la zone en détail. »
Ana Hilário est écologiste à l'université d'Aveiro, elle indique avoir été particulièrement étonnée par l'absence de Sclerolinum, un type de vers polychètes d'ordinaire abondamment présent dans les profondeurs océaniques. Avec Hans Tore Rapp, un taxonomiste de l'université de Bergen, ils suspectent que le plancher océanique de l'Arctique aurait une population très éparse principalement en raison du jeune âge de cet océan polaire (environ 60 millions d'années), ce qui expliquerait que la faune abyssale n'ait pas eu suffisamment de temps pour trouver son chemin jusqu'à ces eaux et s'adapter à leurs conditions extrêmes.
Les seuls organismes qui semblent s'épanouir dans la région sont deux types d'éponges de verre, des créatures baptisées ainsi en raison de leurs squelettes vitreux et translucides. Certains dépassent les 90 cm de hauteur et leur durée de vie pourrait s'étaler sur plusieurs siècles, mais ces éponges de verre sont régulièrement considérées comme à peine vivantes. La proportion organique de leur biomasse ne dépasserait pas les 5 %, le reste étant constitué de silice, le même composant que l'on retrouve dans le sable et le verre. Par chance, après avoir été réparé le NUI a pu plongé jusqu'au fond marin et prélever quelques éponges de verre à proximité de l'évent.
Rapp suspecte que ces éponges sont capables de survivre dans un écosystème pauvre en nutriment étouffé par le carbone précisément parce qu'elles n'ont pas besoin d'une grande quantité de carbone organique particulaire. Au lieu de cela, elles se sont adaptées pour se contenter de faibles concentrations en matière organique dissoute et confectionner leur squelette à partir d'éléments plus facilement accessibles.
« Dans les abysses, il y a toujours de la silice disponible, » affirme Rapp. « Il n'y a presque aucune contrainte pour construire un squelette. »
Ces observations donnent lieu à des possibilités captivantes pour ce qui est de la vie dans les mers extraterrestres, là où la lumière du Soleil se fait rare et où l'unique forme d'énergie viable pourrait être générée chimiquement par l'agitation des entrailles d'une lune recouverte de glace.
Kevin Hand précise qu'une grande partie du travail qu'il effectue au sein de la NASA consiste à déterminer quels types de signatures biologiques il faudra chercher dans les couches de glace qui enveloppent les océans cosmiques. C'est une des raisons pour lesquelles il étudie la glace d'Aurora, pour savoir si elle renferme des traces des évents indispensables à la vie que les scientifiques pourraient apprendre à reconnaître, sur Terre, et un jour peut-être dans d'autres mondes.
« Utiliser la glace comme une fenêtre sur l'océan qu'elle recouvre, » conclut-il, « cela coïncide avec notre façon d'étudier les océans d'autres corps célestes. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.