Environnement : invasion de criquets en Afrique de l'Est

Activité humaine, réchauffement climatique et perturbation de la circulation océanique : cette étrange série d'événements serait à l'origine d'une véritable invasion de criquets.

De Madeleine Stone
Publication 18 mars 2020, 09:47 CET
Les criquets pèlerins ont afflué par centaines de millions au Kenya depuis la Somalie et l'Éthiopie, ...
Les criquets pèlerins ont afflué par centaines de millions au Kenya depuis la Somalie et l'Éthiopie, où de telles populations n'ont pas été observées depuis plus de 25 ans. Les insectes font s'abattre le chaos sur les cultures et menacent toute une région déjà vulnérable.
PHOTOGRAPHIE DE Ben Curtis, Ap

La crise que connaît actuellement l'Afrique de l'Est semble tout droit sortie du livre de l'Exode : « les sauterelles [...] couvrirent la surface du sol, qui en fut obscurci. Elles dévorèrent toute la végétation du pays et aussi tous les fruits des arbres. » Aujourd'hui, c'est une situation similaire qui menace l'alimentation de dizaines de millions d'habitants. Des essaims de la taille d'une ville font s'abattre le chaos sur les cultures et les prairies, dévorant tout ce qui se trouve sur leur passage en quelques heures. Avec sept pays de l'Est africain actuellement touchés, l'envergure de cette invasion acridienne est sans précédent de mémoire récente.

Les insectes à l'origine de cette débâcle sont les criquets pèlerins, également appelés sauterelles tigres, dont les populations prolifèrent dans le sillage des épisodes de pluie intense qui touchent leur habitat d'ordinaire aride en Afrique et au Moyen-Orient. Selon les experts, les principaux coupables de cette invasion seraient une longue période aux conditions météorologiques exceptionnellement humides ainsi que divers cyclones qui se sont abattus sur l'Afrique de l'Est et la péninsule arabique ces 18 derniers mois. Cette activité cyclonique plutôt rare dans la région s'explique quant à elle par le dipôle de l'océan Indien, un gradient de température océanique particulièrement prononcé ces derniers temps, également associé aux feux de brousse dévastateurs qui ont ravagé l'est de l'Australie.

Malheureusement, certains experts affirment que cette situation serait annonciatrice d'autres événements du genre à l'heure où l'augmentation des températures océaniques de surface alimente les tempêtes et le changement climatique fait pencher la balance en faveur d'une dynamique de circulation des océans semblable à celle qui a préparé le terrain pour les catastrophes transocéaniques de cette année.

« Si la fréquence des cyclones continue d'augmenter, je pense que nous pouvons raisonnablement anticiper une multiplication des événements de recrudescence et d'invasions acridiennes dans la Corne de l'Afrique, » déclare Keith Cressman, responsable de la surveillance acridienne au sein de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).

 

SUR LA PISTE D'UN FLÉAU

D'après Cressman, la crise des criquets pèlerins prend sa source en mai 2018, alors que le cyclone Mekunu vient de survoler un immense désert au sud de la péninsule arabique connu sous le nom de Rub al-Khali, littéralement le « Quart Vide », faisant naître entre les dunes une succession de lacs éphémères. Étant donné la liberté de croissance et de reproduction des criquets pèlerins dans la région, ce phénomène météorologique a probablement donné lieu à la première vague. Puis, en octobre, c'est le cyclone Luban qui est apparu au centre de la mer d'Arabie avant de mettre le cap à l'ouest pour déverser ses pluies torrentielles dans la même région près de la frontière entre le Yémen et le Sultanat d'Oman.

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    Les criquets pèlerins vivent environ trois mois. Arrivés à maturité, les adultes pondent leurs œufs et peuvent donner naissance à une nouvelle génération jusqu'à 20 fois plus grande que la précédente si toutes les conditions sont réunies. Ils peuvent ainsi augmenter la taille de leur population de façon exponentielle génération après génération, nous explique Cressman. Les deux cyclones survenus en 2018 ont donc permis à trois générations de criquets de se développer dans les meilleures conditions en tout juste neuf mois, multipliant par 8 000 le nombre d'insectes qui stridulaient dans le désert d'Arabie.

    Ensuite, les criquets ont entamé leur migration. À l'été 2019, ils s'élançaient par nuées entières à travers la mer Rouge et le golfe d'Aden pour envahir l'Éthiopie et la Somalie, où d'après Cressman ils ont à nouveau pu profiter d'une période de reproduction prospère dans les mois qui ont suivi. Leur voyage aurait pu s'arrêter là, mais c'était sans compter sur les pluies automnales anormalement intenses et étendues qui ont arrosé l'Afrique de l'Est en octobre dernier, elles-mêmes surmontées d'un rare cyclone de fin de saison survenu au mois de décembre en Somalie. Tous ces événements ont donné lieu à un nouveau soubresaut de reproduction.

    À mesure que la multiplication des criquets se poursuit, ils envahissent de nouvelles régions. Fin décembre, les premières nuées arrivent au Kenya et se déplacent rapidement à travers le nord et le centre du pays ; en janvier, le pays fait face à sa plus grave infestation depuis 70 ans. L'invasion commence à se faire sentir à Djibouti ainsi qu'en Érythrée et le 9 février, des nuages d'insectes commencent à s'introduire en Ouganda et dans le nord de la Tanzanie.

     

    SE PRÉPARER AU PIRE

    À l'heure actuelle, cette invasion se poursuit et il se pourrait bien qu'elle ne fasse qu'empirer. Comme nous l'explique Cressman, les pluies d'automne « ont fait basculer la situation dans quelque chose d'inhabituel et de très dangereux » en permettant la reproduction d'au moins deux nouvelles générations de criquets.

    Il craint que les criquets pèlerins ne multiplient leur nombre par 400 d'ici le mois de juin par rapport aux données de la mi-février, provoquant la destruction généralisée des cultures et des prairies dans une région déjà extrêmement vulnérable à la famine. Plus de 13 millions de personnes à Djibouti, en Érythrée, en Éthiopie, au Kenya et en Somalie sont déjà confrontées à une « insécurité alimentaire sévère, » selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, alors que 20 autres millions sont en passe de connaître le même sort.

    « C'est une question de timing, » déclare Cressman, qui explique que la plupart des cultures sont plantées au début de la première saison des pluies pour l'Afrique de l'Est, soit entre mars et avril. « Le début de cette saison des pluies et, donc, le moment où les agriculteurs seront prêts à planter coïncidera avec l'arrivée d'une nouvelle génération d'insectes. »

    C'est la confluence de conditions climatiques et météorologiques inhabituelles qui a contribué à déclencher cette invasion.

    Les cyclones qui ont favorisé la reproduction des criquets dans la péninsule arabique sortaient tous de l'ordinaire. Comme le faire remarquer la NASA, il peut se passer plusieurs années en mer d'Arabie sans qu'aucun cyclone ne se forme. En outre, alors que les tempêtes étaient nombreuses en 2018, elles l'étaient encore plus en 2019 avec plusieurs records battus dans le nord de l'océan Indien, notamment celui du plus grand nombre de jours perturbés par des ouragans et celui de la plus grande énergie cumulative de cyclones, une grandeur mesurant la puissance destructrice de la saison. La rare tempête du mois de décembre n'était qu'un symptôme.

    Cette activité cyclonique, plus particulièrement celle de 2019, était liée au dipôle de l'océan Indien qui fluctue entre les états positif, négatif et neutre en fonction de l'évolution en dents de scie des températures océaniques de part et d'autre de l'océan Indien. Lorsque cette grandeur est négative, les vents d'ouest poussent les eaux chaudes vers l'Australie et génèrent des précipitations supplémentaires dans le sud du continent. Lorsqu'elle est positive, les vents d'ouest sont plus faibles, c'est donc en Afrique de l'Est que l'on retrouve les eaux chaudes et les précipitations qu'elles provoquent.

    Le cyclone Mekunu s'abat sur la côte est de l'Afrique le 25 mai 2018. Ce cyclone ...
    Le cyclone Mekunu s'abat sur la côte est de l'Afrique le 25 mai 2018. Ce cyclone est peut-être à l'origine de l'invasion de criquets qui sévit actuellement en Afrique de l'Est.
    PHOTOGRAPHIE DE NASA Worldview

    Durant l'automne 2018, le dipôle de l'océan Indien était positif. Il est ensuite passé à l'état négatif pendant quelques mois avant de repartir de plus belle pour atteindre à l'automne dernier sa seconde valeur la plus positive depuis 1870, selon les données communiquées par Wenju Cai, climatologue au sein de l'organisme australien de recherche Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation. Les incidents survenus récemment en Afrique de l'Est et en Australie sont exactement les conséquences que l'on pourrait attendre de telles conditions.

    « La saison hyperactive des cyclones à l'origine de pluies intenses sur la péninsule arabique a été alimentée par une solide phase positive du dipôle de l'océan Indien ; et c'est le même schéma que l'on retrouve derrière les sécheresses records en Australie, » explique Bob Henson, météorologue pour Weather Underground.

    De récentes études suggèrent que cette tendance pourrait s'intensifier dans un monde en proie au réchauffement climatique. Dans un rapport publié en 2014, une équipe de scientifiques dirigée par Wenju Cai affirmait que dans un scénario catastrophe d'émissions carbone, la fréquence des phases positives extrêmes du dipôle de l'océan Indien pourrait être multipliée par trois d'ici la fin du siècle. Une étude de suivi réalisée en 2018 annonçait que si le réchauffement planétaire se limitait à 1,5 °C, un seuil que le monde pourrait franchir dans les dix prochaines années, les phases positives extrêmes du dipôle de l'océan Indien seraient tout de même multipliées par deux. Selon Cai, il existe déjà des preuves d'une tendance à la positivité du dipôle de l'océan Indien.

    À présent, la question est de savoir si cette tendance mènera forcément à un plus grand nombre d'invasions acridiennes, une possibilité qui reste préoccupante. Sans tenir compte des modèles de circulation océanique, le changement climatique réchauffe les océans partout dans le monde, ce qui devrait donner lieu à une intensification des fortes pluies. Dans la mer d'Arabie, de récentes études suggèrent que le réchauffement planétaire est déjà une cause d'intensification des cyclones d'automne. Parallèlement, d'autres études ont lié le changement climatique à l'aggravation du phénomène de sécheresse et de raréfaction des pluies à travers l'Afrique de l'Est, peignant le portrait d'un avenir incertain, certes, mais assurément plus dangereux.

    Alors que les scientifiques poursuivent leur analyse du climat de l'Est africain, les organisations humanitaires luttent tant bien que mal pour éviter une aggravation de cette crise des criquets. En janvier, la FAO faisait appel à la communauté internationale pour rassembler 76 millions de dollars dans le but de financer des opérations de lutte contre les insectes et de protéger les agriculteurs et éleveurs issus de cinq pays touchés par l'infestation. Cressman est optimiste quant à la réussite de ce financement, mais les délais l'inquiètent. À l'heure où la prolifération des insectes se poursuit, le besoin d'assistance pourrait considérablement augmenter, surtout si des mesures de contrôle plus agressives ne sont pas rapidement mises en place.

    « En fait, il faut agir hier, » conclut Cressman.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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