Les experts parlent du risque pandémique depuis des décennies. Pourquoi n'étions-nous pas prêts ?
« C'est un sentiment étrange, presque vertigineux, de voir que ce que l'on a prédit il y a trois décennies se produit à peu près comme on le pensait. »
Quand je lis de manière presque obsessionnelle les informations liées à la pandémie de coronavirus, j'évite les articles qui se concentrent sur les premières hésitations et erreurs qui, si elles n'avaient pas été commises, si nous avions été plus attentifs et organisés, aurait permis d'endiguer très tôt la propagation du COVID-19. Ces articles font grimper en flèche mon niveau d'anxiété. Le temps des comptes viendra plus tard. Ce qui importe pour le moment, c'est ce qui doit être fait dans les prochains jours, et dans les jours qui suivront.
Il y a aussi une raison personnelle pour laquelle j'ai boycotté les articles sur les signes avant-coureurs de la crise : les scientifiques préviennent du risque pandémique depuis des décennies, et quelques journalistes scientifiques relayaient leurs travaux. Je faisais partie de la deuxième catégorie.
Quand j'ai commencé mes recherches pour A Dancing Matrix en 1990, le terme « virus émergents » venait d'être inventé par un jeune virologue, Stephen Morse, qui allait devenir le personnage principal de mon livre. J'ai écrit sur la façon dont les experts identifiaient les conditions pouvant conduire à l'introduction de nouveaux agents pathogènes potentiellement dévastateurs - changement climatique, urbanisation massive, proximité des Hommes avec des animaux de ferme ou animaux sauvages qui sont de véritables réservoirs viraux - avec la propagation mondiale de ces microbes accélérée par les guerres, l'économie mondiale et les vols internationaux. Trop de gens, écrivais-je, allaient tourner les avertissements en ridicule malgré la menace croissante.
« Le virus est la plus grande menace pour la domination continue de l'Homme sur la planète. » J'ai utilisé cette citation si juste du prix Nobel Joshua Lederberg, ancien président de l'Université Rockefeller et supérieur de Stephen Morse, dans l'introduction de mon livre. À l'époque, je pensais qu'elle était un peu mélodramatique. Aujourd'hui, elle me semble terriblement visionnaire.
L'autre jour, j'ai appelé Stephen Morse pour connaître son avis sur la crise actuelle. Il est professeur d'épidémiologie à la Mailman School of Public Health de l'Université de Columbia et dans la tranche d'âge des personnes les plus vulnérables au virus - moi aussi, d'ailleurs. Lui et sa femme se sont mis en quarantaine dans leur appartement de l'Upper West Side, à New York.
« Cela me désespère, oui, de constater que nous ne sommes pas mieux préparés malgré tout, et que nous sommes toujours profondément dans le déni », m'a-t-il dit. Il m'a alors cité Peter Drucker, auteur et théoricien à qui on a un jour demandé : « Quelle est la pire erreur que vous puissiez faire? » Sa réponse, selon Morse : « Avoir raison prématurément. »
Mais Stephen Morse et moi n'avions pas exactement prédit la crise actuelle, prématurément ou non. Personne ne l'avait prédite. Quand, pendant la tournée promotionnelle de mon livre, on me demandait quelle serait la prochaine pandémie, je répondais que la plupart de mes sources convergeaient vers une grippe.
« Je n'ai jamais aimé les listes », me dit Morse, ajoutant qu'il avait toujours su que le prochain fléau pourrait venir de n'importe où. Mais au début des années 1990, ses collègues avaient tendance à se concentrer sur la grippe, et moi aussi. C'était peut-être une erreur ; dire aux gens que la prochaine pandémie serait causée par une grippe ne faisait pas vraiment peur. La grippe ? Je l'ai chaque année. Nous avons un vaccin pour ça.
Alors peut-être que les avertissements étaient trop faciles à balayer d'un revers de main, prétextant que ce serait « juste une grippe » - même si j'insistais, tout au long de mon livre et à chaque fois que j'en parlais, pour appeler le virus par son nom scientifique complet, influenza, afin de le dépouiller de toute familiarité. Peut-être que mon livre était trop obscur, ou peut-être que j'aurais dû travailler davantage pour promouvoir son message. J'aurais peut-être dû écrire plus régulièrement sur les virus émergents au lieu de m'éloigner de ce sujet pour en traiter d'autres.
Mais d'autres journalistes écrivaient également des livres portant le même message. Certains d'entre eux étaient même d'énormes best-sellers. J'avais l'habitude de plaisanter en parlant du mien comme du « préquel » des livres qui ont fait leur marque un an plus tard, comme The Hot Zone de Richard Preston et The Coming Plague de Laurie Garrett. Plus récemment, David Quammen a écrit un autre best-seller, Spillover, pour faire suite à un article qu'il avait écrit sur les maladies émergentes pour National Geographic en 2007. Tous décrivent les mêmes scénarios catastrophes, les mêmes enjeux guerriers, les mêmes plaintes quant à notre niveau d'impréparation. Pourquoi alors n'avons-nous rien vu venir ?
L'un des scientifiques cités dans mon livre, Edwin Kilbourne, aurait peut-être des éléments de réponse. J'avais rencontré Kilbourne, éminent chercheur de vaccins anti-grippaux, à l'école de médecine du Mont Sinaï. Je l'avais alors décrit comme un croisement entre Pete Seeger et Jonas Salk.
Au milieu des années 1980, Kilbourne a été invité à participer à une conférence portant sur «Les virus génétiquement modifiés et l'environnement». Il y a vu là l'opportunité d'imaginer un véritable virus cauchemardesque, le plus contagieux, le plus mortel et le plus impossible à contrôler qui soit. Il l'a appelé le « virus (mutant) malin maximal » ou MMMV. Comme Kilbourne l'a décrit, le MMMV aurait la stabilité environnementale du poliovirus, le taux de mutation élevé du virus de la grippe, la gamme d'hôtes sans restriction du virus de la rage et le long potentiel de latence du virus de l'herpès. Il serait transmis par voie aérienne et se répliquerait dans les voies respiratoires inférieures, comme la grippe, et il insérerait ses propres gènes directement dans les cellules de l'hôte, comme le VIH.
Ce nouveau coronavirus n'est pas exactement le MMMV décrit par Kilbourne, mais il a beaucoup de ses propriétés les plus effrayantes : il est transmis par voie aérienne, reste des jours sur les surfaces planes et se reproduit dans les voies respiratoires inférieures. En plus de cela, les gens peuvent en être atteints de façon bénigne ou asymptomatique, ce qui signifie que, même s'ils sont infectieux, ils se sentent souvent en assez bonne santé pour se promener, aller au travail... et répandre le virus.
Mais tout comme Stephen Morse dit qu'il n'a jamais été un fan des listes de virus « les plus susceptibles de nous mettre en danger », Edwin Kilbourne m'a dit il y a trente ans qu'il n'essayait pas non plus de faire des prédictions précises avec sa présentation du MMMV. Son propos, m'a-t-il dit, était de démontrer qu'« avec les virus, essayer de prédire les voies d'évolution et d'émergence peut être une affaire périlleuse ».
Aujourd'hui, alors que le nombre de morts ne cessent d'augmenter, je réfléchis à la raison pour laquelle les avertissements de la communauté scientifique ont été aussi largement ignorés, et je reviens à une triste phrase que j'ai écrite dans A Dancing Matrix : « Demandez à un virologue de terrain ce qui constitue une épidémie qui mérite d'être examinée, et il répondra avec un cynisme caractéristique : "La mort d'un Blanc". »
À mon grand regret, je ne retrouve pas dans mes cahiers le nom du « virologue de terrain » qui me l'avait dit. Pourtant, sur la base de notre lente réponse collective à tant de flambées épidémiques que les Hommes ont connu au cours des trois dernières décennies, ce sentiment que cela n'arrive qu'aux autres a été à l'origine de beaucoup de complaisance quant à l'émergence de nouveaux fléaux viraux.
Peut-être que nous nous étions habitués à la menace d'une véritable crise internationale parce que nous avons connu plusieurs alertes pour des crises qui sont finalement restées confinées dans des régions du monde que nous jugions trop reculées ou dont le mode de vie différait trop du nôtre pour que nous nous identifions. À l'exception du sida, les épidémies dévastatrices n'ont pas eu tendance à se propager de par le monde : le SRAS en 2003 est resté peu ou prou en Asie, le MERS en 2012 n'a pas vraiment quitté le Moyen-Orient, Ebola en 2014 était principalement un fléau africain. Dans le reste du monde, nous ne cessions d'éviter ces épidémies, et il nous était facile d'attribuer à des modes de vie différents du nôtre la propagation épidémique. Pour la plupart d'entre nous, nous ne montions pas de chameaux, ne mangions pas de singes, ne manipulions pas de chauves-souris vivantes et de civettes sur la place du marché.
La même année où j'ai publié mon livre, Morse a publié un volume d'articles universitaires édités appelé Emerging Viruses («Virus émergents », en français, ndlr). « Certains pourraient dire que le sida nous a rendus pour toujours vigilants face aux nouveaux virus », y écrivait Lederberg. « Je souhaite que ce soit vrai. D'autres ont dit que nous ne pouvions guère faire mieux que de nous asseoir et d'attendre l'avalanche »- et par « d'autres », Lederberg désignait les décideurs, la population en général et même « les principaux établissements de santé du monde ». Il s'étonnait des œillères que nous continuions de porter, malgré la menace croissante de nouvelles maladies virales.
Il a écrit cela il y a trente ans. Que penserait-il de la situation actuelle ?
C'est un sentiment étrange, presque vertigineux, de voir que ce que l'on a prédit il y a trois décennies se produit à peu près comme on le pensait. Si j'avais plaidé pour la surveillance et la préparation avec plus de force à l'époque - c'est-à-dire si j'avais écrit un meilleur livre - en serions-nous au même point ?
D'aucuns ont proposé toutes sortes de réflexions sur l'origine de la pandémie actuelle, du prévisible à l'original. Mais en ce moment, quand chaque semaine qui passe semble pire que la précédente, il peut être utile de regarder quelles furent les réactions lorsque, par le passé, de nouveaux virus ont continué à émerger, à faire rage dans une population donnée pour, finalement, s'éteindre. Jamais (à l'exception de la pandémie de grippe de 1918-19) à l'échelle que nous connaissons actuellement, et jamais avec cette férocité et ce mélange particulier de transmissibilité et de létalité. Mais nous avons presque tiré les bonnes leçons des crises des années 1990 ; peut-être que, cette fois, nous les retiendrons pour de bon.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.