La nostalgie, alliée insoupçonnée contre la pandémie
Autrefois considérée comme une maladie mentale, la nostalgie fait aujourd'hui l'objet d'un regain d'intérêt pour ses bienfaits en temps de crise.
Sur cette gravure réalisée en 1778 apparaissent quatre mercenaires suisses au repos pendant une période d'accalmie. Ils comptent parmi les premiers sujets des études médicales sur la nostalgie.
Depuis le début de la pandémie, Mary Widdicks est enfermée chez elle avec ses trois enfants en bas âge, trois chiens et trois chats. Après plusieurs mois d'enseignement à domicile et de télétravail, cette mère célibataire a le sentiment que plus rien ne distingue les jours qui passent. Fin mai, elle décide donc d'installer ses enfants à bord de sa voiture et prend la direction du Harvest Moon Twin Drive-in, un cinéma de plein air situé à Gibson City, dans l'Illilois. Cinéphile de longue date, Mary se réjouit de cette rupture avec la monotonie et de l'ambiance fifties qui règne dans l'établissement couronnée par l'entrée en piste d'un hot-dog dansant pour un entracte des plus vintage.
« Mon premier drive-in, j'avais 9 ans, soit l'âge de mon aîné aujourd'hui, » nous dit-elle. « Il y avait quelque chose d'incroyablement réconfortant dans le fait de raconter à mes enfants que j'avais exactement vécu la même expérience à leur âge. »
Alors que les cinémas traditionnels et autres établissements de loisirs familiaux fermaient leurs portes à cause du coronavirus, les drive-in ont quant à eux accédé à une toute nouvelle popularité et sont revenus peupler, pour certains de façon improvisée, les parkings des centres commerciaux ou des diners à travers les États-Unis. Bon nombre de parents et grands-parents voient en ces lieux une invitation au partage de leurs joies d'enfants. Et il n'y a pas qu'à travers les cinémas de plein air que nous avons laissé la nostalgie nous envahir pendant la pandémie.
« Je pense que beaucoup se tournent vers la nostalgie, même inconsciemment, comme une force stabilisatrice et une façon de garder en tête ce qu'ils chérissent le plus, » déclare Clay Routledge, professeur de psychologie à l'université d'État du Dakota du Nord et auteur du livre Nostalgia: A Psychological Resource.
Dans une étude récente s'intéressant aux effets du coronavirus sur les choix de divertissements, plus de la moitié des consommateurs a déclaré avoir trouvé du réconfort dans les émissions et la musique qu'ils appréciaient étant plus jeunes. En ligne, les réunions virtuelles du casting de séries comme The Office, Twin Peaks et Melrose Place offrent des retrouvailles avec les personnages que nous avons tant aimé suivre. En ces temps de pandémie, nos jeux, la mode et même nos rêves accordent une place toujours plus grande à la nostalgie.
Professeure de psychologie au Le Moyne College de Syracuse dans l'état de New York, Krystine Batcho n'a pu que constater la résurgence du sentiment de nostalgie comme réponse naturelle pendant la pandémie. « Nous avons tendance à trouver un certain réconfort dans la nostalgie en période de deuil, d'anxiété, d'isolement ou d'incertitude, » explique-t-elle.
Dans la neuvième édition de son dictionnaire, l'Académie française définit la nostalgie comme étant un « regret éprouvé à la pensée de ce qui n’est plus ou qu’on ne possède plus, au souvenir d’un milieu auquel on a cessé d’appartenir, d’un genre de vie qu’on a cessé de mener, d’une époque révolue, etc. » Cependant, l'histoire de ce sentiment est bien moins plaisante et nettement plus complexe. Autrefois considérée comme une maladie aux solutions thérapeutiques étranges et potentiellement dangereuses, il faudra attendre la seconde moitié du 20e siècle pour voir la science adopter une position nouvelle à l'égard de la nostalgie et ces dernières décennies pour que des études nous révèlent ses bienfaits et ses nuisances psychologiques.
SATANÉES VACHES
Au 17e siècle, plusieurs individus ont tenté de décrire en termes médicaux cet état de langueur et de tristesse ; on retiendra notamment un diagnostic médical apparu à la fin de la guerre de Trente Ans (1618 - 1648) en Europe Centrale où ce phénomène était qualifié de maladie du pays en français, mal de corazón en espagnol, etc. Il faudra attendre 1688 et Johannes Hofer, un étudiant suisse en médecine, pour que naisse le terme « nostalgie » dans l'une de ses dissertations, fruit de l'association de deux racines grecques : nostos (retour) et algos (douleur).
Hofer a étudié les effets de la nostalgie sur des mercenaires suisses et en a conclu que ce sentiment était une « maladie cérébrale d'origine essentiellement diabolique. » Selon sa description, les symptômes de la nostalgie incluaient un désir obsessionnel de retrouver son pays, une perte d'appétit, des palpitations, une insomnie et un état d'anxiété. Il pensait que cette obsession des mercenaires pour le foyer qu'ils avaient quitté permettait aux esprits animaux de s'introduire dans leurs cerveaux pour y infliger des dégâts. Plus tard, les médecins militaires suisses allaient suggérer que la nostalgie était en fait causée par le bruit incessant des sonnailles accrochées au cou du bétail qui parcourt les Alpes, ce qui aurait endommagé les cellules cérébrales et les tympans des soldats jusqu'à déclencher de sévères symptômes.
La nostalgie allait être perçue comme un affect neurologique jusqu'à la fin du 17e siècle et tout au long du 18e. À un certain point, certains médecins ont même suggéré qu'un « os pathologique » du squelette humain était à l'origine de la nostalgie, bien qu'il n'ait évidemment jamais été localisé. Ce n'est qu'au 19e siècle que la science médicale changea son fusil d'épaule en considérant la nostalgie comme une affliction de la psyché.
Pour la communauté médicale de l'époque, la nostalgie était un trouble psychopathologique associé à une forme de dépression et de mélancolie. Lors de l'arrivée massive des immigrants aux États-Unis au cours des 19e et 20e siècles, les médecins qualifiaient la nostalgie de « psychose des immigrants » en référence au mal du pays ressenti par ces primo-arrivants alors qu'ils tentaient de s'installer dans une nouvelle nation.
Au fil des siècles, les traitements mis au point pour lutter contre la nostalgie se classèrent du simple ridicule au tout bonnement mortel. Sangsues, purges intestinales, saignées, opium, boissons chaudes aux effets hypnotiques, lynchages, menaces et préjudices corporels pouvant entraîner la mort étaient le lot quotidien de ces patients. En 1733, un général russe menaça d'enterrer vivant quiconque cédait aux affres de la nostalgie sous son commandement. D'après les témoignages, lorsqu'il eut tenu sa promesse, ses hommes auraient immédiatement mis de côté le passé pour se concentrer sur la réalité bien trop présente du champ de bataille.
TAMPON EXISTENTIEL
La seconde moitié du 20e siècle marqua un changement dans la façon dont le monde percevait la nostalgie. Tout d'abord, comme l'explique le Pr Routledge, les spécialistes du marketing et de la publicité commencèrent à s'intéresser au pouvoir de la nostalgie pour guider le choix des consommateurs.
« La recherche empirique a également joué un rôle important dans ce tournant, puisque l'ancienne perception de la nostalgie comme une maladie était fondée sur la spéculation théorique et les observations non scientifiques, » ajoute-t-il.
En 1995, Krystine Batcho du Le Moyne College présente le Nostalgia Inventory, une enquête menée sur plus de 200 participants dans le but de mesurer la fréquence et la profondeur du sentiment nostalgique chez l'Homme. Ses résultats ont ouvert la voie aux études rigoureusement scientifiques et peu à peu sont apparus les premiers bienfaits psychologiques de la nostalgie.
Une série d'études publiées en 2013 montre que la « nostalgie contrebalance le vide de sens ressenti par un individu lorsqu'il s'ennuie. » En 2018, une étude du paysage scientifique est arrivée à la conclusion que la nostalgie agissait comme un tampon contre les menaces existentielles. D'après Routledge, la nostalgie est un moyen pour l'Homme de s'octroyer espoir et inspiration.
« La nostalgie nous mobilise pour l'avenir, » dit-il. « Elle accentue notre volonté de poursuivre des objectifs de vie essentiels et nous donne la confiance nécessaire pour les réaliser. »
Bien que la nostalgie s'accompagne de plusieurs bienfaits psychologiques, il existe également d'importantes contreparties à s'ancrer dans le passé. Selon une étude publiée en 2012 dans l'European Journal of Social Psychology, lorsque des individus « fortement habitués à s'inquiéter » sont exposés à un certain type de stimuli nostalgique, ils présentent « des symptômes d'anxiété et de dépression plus sévères » que ceux du groupe de contrôle.
D'après Batcho, il est peu probable que la nostalgie soit la cause de l'anxiété ou de la dépression, mais « une personne cliniquement déprimée ou confrontée à un trouble d'anxiété risquerait davantage de "se perdre" dans la nostalgie en se laissant prendre au piège des rêveries nostalgiques afin d'échapper à la réalité, » explique-t-elle.
LES NOSTALGIES
Quant à savoir si la nostalgie se révélera être une force bienfaisante ou malfaisante, il convient de s'attarder sur un facteur clé : le type de nostalgie ressenti.
Aujourd'hui, les psychologues s'accordent sur un type de nostalgie bienfaisante appelé nostalgie personnelle, en référence aux souvenirs d'une personne liés aux détails de son propre passé, souvent déclenchés par un changement ou une étape marquante dans la vie, comme la fin des études ou le mariage. À l'inverse, la nostalgie historique est associée au fait de valoriser une époque antérieure à la naissance de l'individu en question, un sentiment qui reflète un certain niveau d'insatisfaction envers la situation présente.
« La nostalgie personnelle est généralement assignée aux bienfaits psychologiques, comme le fait de contrebalancer la solitude et de susciter un sentiment d'appartenance ou des stratégies d'adaptation saines, » explique Batcho, ce qui n'est pas le cas de la nostalgie historique.
Dans son livre The Future of Nostalgia, la regrettée professeure de littérature à l'université Harvard, Svetlana Boym, définissait également deux types de nostalgie : restorative et reflective en anglais, que l'on pourrait traduire par « restauratrice » et « réflexive ». La différence entre ces deux types de nostalgie provient du regard porté par chacune sur le passé, explique Hal McDonald, professeur de langues et de littérature au sein de la Mars Hill University en Caroline du Nord.
« La nostalgie "restauratrice" porte un regard langoureux sur le passé, voire même jaloux, avec un désir de le recréer ou le revivre dans le présent, » poursuit McDonald. Ainsi, la nostalgie restauratrice amène celui qui la ressent à se laisser piéger par le passé et à le regretter de façon autodestructrice et potentiellement dangereuse. « D'un autre côté, la nostalgie "réflexive" savoure le passé en gardant pleinement à l'esprit qu'il est, de facto, passé et ne pourra jamais être revécu. »
Avec un aussi grand volume de recherche empirique sur la nostalgie, les scientifiques et les soignants mettent actuellement au point des méthodes pour utiliser ce sentiment comme thérapie médicale. Définie par l'Association américaine de psychologie comme « l'utilisation d'histoires de vie — écrites et/ou orales — visant à améliorer le bien-être psychologique, » la thérapie par réminiscence fait appel aux photographies et à la musique pour aider les patients atteints d'Alzheimer ou d'autres maladies cognitives et neurodégénératives. En 2018, le George G. Glenner Alzheimer’s Family Centers inaugurait le complexe Town Square à Chula Vista, en Californie, la recréation d'une ville des années 1950 où le personnel a recours à la thérapie par réminiscence pour consolider les souvenirs des patients atteints de démence.
Pour le moment, que ce soit à travers la musique de nos jeunes années ou les retrouvailles avec les merveilles de notre enfance, la nostalgie semble en premier lieu nous offrir une échappatoire à la pandémie. De son côté, Mary Widdicks est ravie de constater que l'un des passe-temps favoris de sa jeunesse a également comblé de bonheur ses enfants. « Ma fille m'a même dit qu'elle emmènerait un jour ses enfants au drive-in, ajoute-t-elle, elle qu'elle m'inviterait à les rejoindre. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.