Pourquoi les origines de la pandémie de COVID-19 génèrent-elles tant de théories du complot ?
De "Hold-Up" à "Plandemic", les désinformations sur le nouveau coronavirus sont légion. Comment de fausses informations scientifiques peuvent-elles être publiées et pourquoi les fausses nouvelles vont-elles si vite ?
Il y a vingt ans, l'expert en mégadonnées Sinan Aral a commencé à définir les contours d'une tendance qui caractérise désormais en partie le fonctionnement des réseaux sociaux et notamment la vitesse à laquelle les fausses informations se propagent. Aujourd'hui directeur de l'Initiative du MIT sur l'économie numérique, Aral estime qu'un concept qu'il appelle l'hypothèse de la nouveauté explique cette propagation presque imparable de fausses nouvelles.
« L'attention humaine est attirée par la nouveauté, par les choses nouvelles et inattendues », déclare Aral. « Nous gagnons en statut lorsque nous partageons des informations nouvelles parce que cela donne l'impression que nous savons, que sommes au courant, ou que nous avons accès à des informations privilégiées. »
Exemple récent : Hold-Up - Retour sur un chaos, un documentaire de deux heures et quarante-cinq minutes s'étant donné pour mission de dénoncer tous les mensonges liés à la pandémie de Covid-19. Controversé depuis sa sortie, ce film qui évoque un complot mondial autour de la pandémie a été vu au moins deux millions et demi de fois par les internautes. Produit par Pierre Barnérias, un ancien journaliste, et deux producteurs et réalisateurs, Nicolas Réoutsky et Christophe Cossé, le documentaire a été financé sur la base d'une campagne de financement participatif : comme le rapportent nos confrères de Checknews, sur Ulule et Tipeee, l'équipe du film a rassemblé plus de 200 000 euros, multipliant par dix l'objectif initialement fixé à 20 000 euros.
En dépit de la controverse et des nombreuses analyses médiatiques dont le film a fait l'objet depuis sa mise en ligne le 11 novembre dernier, le compte Tipeee de la société de production T-Prod qui a produit Hold-Up, peut désormais compter sur un financement additionnel de plus de 150 000 € par mois sous la forme de « tips » ou pourboires, principe de fonctionnement de cette plateforme de financement participatif. Un soutien grandissant face à la « censure » que Tristan Mendès France, maître de conférences associé à l'université Paris-Diderot spécialisé en culture numérique, qualifie sur son compte Twitter de « vrai phénomène ».
Autre exemple un peu plus tôt cette année : le rapport Yan. Le 14 septembre dernier, un article a été publié sur Zenodo, un site en open source permettant de partager des documents de recherche. Cet article affirme que le coronavirus SRAS-CoV-2 n'est pas une zoonose mais a été fabriqué dans un laboratoire. L'article de 26 pages, dirigé par la virologue chinoise Li-Meng Yan, une chercheuse postdoctorale qui a quitté l'Université de Hong Kong, n'a pas fait l'objet d'un examen par des pairs. Son auteure principale affirme avoir été « censurée » par les revues scientifiques. (Les demandes de commentaire que National Geographic a adressées à Yan et aux trois autres auteurs du rapport sont restées sans réponse.)
Ce rapport a rapidement mis le feu aux poudres numériques. D'éminents virologues, comme Kristian Andersen de Scripps Research et Carl Bergstrom de l'Université de Washington, ont qualifié l'article de non-scientifique. Le principal de leurs griefs est que le rapport ignore le vaste corpus de littérature publiée sur ce que l'on sait sur la façon dont les coronavirus circulent chez les populations d'animaux sauvages et leur tendance à se répandre chez l'Homme, y compris des publications récentes sur les origines du SRAS-CoV-2.
Ces experts ont également souligné que le rapport avait nourri des théories du complot et accusé à tort des revues universitaires d'avoir cherché à faire disparaître des preuves essentielles soutenant sa théorie.
En juillet, David Robertson, un chercheur en génomique virale à l'Université de Glasgow, a écrit un article évalué par des pairs dans Nature Medicine qui montrait la lignée du SRAS-CoV-2 et son prédécesseur connu le plus proche, un virus appelé RaTG13, qui a circulé pendant des décennies. Les virologues pensent que ce parent, qui est identique à 96 % au nouveau coronavirus, s'est probablement propagé et a évolué chez des chauves-souris ou des hôtes humains, puis s'est fait plus discret pendant environ 20 ans avant d'évoluer pour prendre sa forme actuelle et provoquer la pandémie en cours.
Le rapport Yan réfute pour partie cette hypothèse, énonçant que RaTG13 a également été conçu en laboratoire. Ce qui va à l'encontre du nombre écrasant de preuves génétiques publiées sur le SRAS-CoV-2. De plus, le rapport a été financé par la Rule of Law Society, une organisation à but non lucratif fondée par l'ancien stratège en chef de la Maison Blanche, Steve Bannon, qui a depuis été arrêté pour fraude. C'est une raison supplémentaire pour de nombreux virologues de remettre en question la véracité de ces affirmations.
« On se rapproche vraiment de la pseudoscience », déclare Robertson. « Cet article a simplement sélectionné quelques exemples, exclu les preuves et proposé un scénario ridicule. »
National Geographic a contacté d'autres virologues et chercheurs en désinformation de premier plan pour mieux comprendre comment était né le rapport Yan et quelles données la chercheuse avait pu mal interpréter. Ce faisant, ils nous ont prodigué des conseils pour détecter et déconstruire la désinformation autour du coronavirus.
QUE SAVONS-NOUS DES ORIGINES DU SARS-CoV-2 ?
Les coronavirus existent dans la nature et peuvent infecter de nombreuses créatures. Les coronavirus de type SRAS sont observés chez les chauves-souris, les porcs, les chats et les furets, pour n'en nommer que quelques-unes. L'origine la plus largement admise du SRAS-CoV-2, sur la base de sa génétique, est que ses formes antérieures ont circulé chez les animaux sauvages - faisant évoluer leurs caractéristiques génétiques au fur et à mesure - avant d'infecter l'Homme.
Les scientifiques n'ont pas encore trouvé le parent direct du SRAS-CoV-2 chez les animaux sauvages, bien que les formes les plus proches du virus ont été observées chez les chauves-souris. Le virus peut avoir eu pour hôte intermédiaire le pangolin avant d'évoluer pour être capable d'infecter les humains. Ou bien il peut être directement passé des chauves-souris aux Hommes, ce qui ne serait pas une première. Après la première épidémie de SRAS en Chine en 2003, les chercheurs ont commencé à étudier les chauves-souris sauvages dans les grottes locales. Une étude de 2018 a révélé les parents génétiques du virus du premier SRAS chez les chauve-souris, ainsi que des anticorps spécifiques, signe résiduel d'infection, chez leurs voisins humains.
Chercher des réponses aux événements précis qui ont conduit à une telle pandémie revient à « chercher une aiguille dans une botte de foin », déclare Ian Lipkin, épidémiologiste à l'Université de Columbia, qui a co-écrit un premier article de recherche dans Nature Medicine sur les origines naturelles du SRAS CoV-2. Le rapport Yan affirme que ce rapport paru dans Nature Medicine présente un « conflit d'intérêts » : le travail de Lipkin pour contenir l'épidémie de SRAS de 2002-2003 lui a valu un prix du gouvernement chinois. Lipkin considère cette accusation comme « absurde », et lorsqu'on lui demande son point de vue sur le rôle de la bio-ingénierie dans les origines du SRAS-CoV-2, il ajoute : « Il n'y a pas de données à l'appui. »
La découverte de la source naturelle du coronavirus nécessitera probablement un échantillonnage à grande échelle de plusieurs espèces d'animaux - y compris des chauves-souris et des populations humaines - en Chine pour retracer l'évolution du nouveau coronavirus. L'Organisation mondiale de la santé prépare une équipe d'experts pour mener une enquête de cette ampleur en Chine, bien qu'aucun calendrier n'ait encore été fixé.
Une chauve-souris rousse chinoise en fer à cheval (Rhinolophus sinicus) ainsi nommée en raison de ses narines en forme de fer à cheval. Elles vivent principalement dans des grottes ou dans des endroits semblables à des grottes et se nourrissent de petits papillons de nuit. La pandémie a probablement commencé avec une chauve-souris rousse chinoise en fer à cheval infectée par un coronavirus en Chine.
COMMENT DE FAUSSES INFORMATIONS SCIENTIFIQUES PEUVENT-ELLES ÊTRE PUBLIÉES ?
Une caractéristique de la pandémie a été un afflux rapide de recherches et le libre partage d'informations pour accélérer le rythme des découvertes. Cette pratique consistant à publier des « prépublications » - des rapports qui n'ont pas été examinés par des pairs universitaires - a ses avantages.
« Pour la communauté scientifique [cela] a été très utile », dit Robertson, car davantage de chercheurs peuvent analyser rapidement les données disponibles. Mais les prépublications ont aussi leur revers. La désinformation a été une autre caractéristique de la pandémie, et les prépublications ont joué un rôle dans la couverture médiatique d'allégations non prouvées, y compris celle qui soutenait l'hypothèse que le virus avait muté pour prendre une forme plus mortelle, ou celle défendant la thèse selon laquelle que le virus était moins mortel qu'il ne l'est en réalité.
« Il peut être très difficile de démêler les vraies des fausses informations », dit-il, citant le fait que même certains articles évalués par des pairs sur le coronavirus ont commis des erreurs dans la précipitation. Ce mélange d'erreurs faites en toute bonne foi et d'erreurs insidieuses peut simplement être le signe d'une tendance plus large pendant une crise en rapide évolution.
« Je ne pense pas que le système de prépublication soit un danger en soi ; tous les canaux d'information sont utilisés pour désinformer : tout, des réseaux sociaux aux médias grand public, en passant par les prépublications et les revues à comité de lecture », déclare Rasmussen.
LES FAUSSES NOUVELLES VONT VITE
Malgré les objections des experts, le rapport Yan et d'autres exemples similaires de désinformation sur les coronavirus, tels que que le documentaire Hold-Up et le documentaire Plandemic, ont gagné du terrain sur les réseaux sociaux car ils tirent parti d'une vulnérabilité que nous avons tous ressenti depuis le début de cette crise. Ces sentiments peuvent conduire à la propagation virale de hoax.
En 2018, Aral et son équipe du MIT Media Lab ont mis leur hypothèse de nouveauté à l'épreuve en analysant 11 ans de données de Twitter. Leurs calculs ont montré une corrélation surprenante : « Ce que nous avons trouvé, c'est que les fausses nouvelles se propageaient plus loin, plus vite, plus profondément et plus largement que la vérité dans toutes les catégories d'informations que nous avons étudiées, parfois par ordre de grandeur », explique Aral.
L'enjeu dépasse la simple nouveauté, comme Aral l'explique dans son nouveau livre The Hype Machine. La façon dont les gens réagissent aux histoires provoquant émotions et réactions sur les réseaux sociaux est intense et prévisible. Les fausses informations sont 70 % plus susceptibles d'être retweetées que la vérité.
Une combinaison complexe de facteurs psychologiques est à l'œuvre chaque fois qu'un lecteur décide de partager une information, et même des personnes intelligentes peuvent participer à propager des mauvaises informations.
Un facteur d'explication est la négligence des connaissances, « lorsque les gens ne parviennent pas à récupérer et à appliquer correctement des connaissances précédemment stockées à une situation donnée », explique Lisa Fazio, professeure assistante de psychologie et de développement humain à l'Université Vanderbilt.
Le cerveau humain recherche des options faciles. Les lecteurs font des raccourcis intellectuels, partageant souvent des articles aux titres accrocheurs avant même d'avoir parcouru l'article en question. Même lorsque les utilisateurs des réseaux sociaux lisent ce qu'ils partagent, leur esprit rationnel trouve d'autres moyens de se relâcher.
Par exemple, les humains sont enclins au biais de confirmation, une manière d'interpréter de nouvelles informations comme une validation de nos idées préconçues. Notre cerveau essaie alors de forcer ces nouvelles pièces de puzzle à s'assembler même si elles ne vont pas ensemble.
Le facteur le plus puissant qui déforme la pensée critique est l'effet de vérité illusoire, que Fazio définit ainsi : « Si vous entendez quelque chose deux fois, vous êtes plus susceptible de penser que c'est vrai que si vous ne l'avez jamais entendu. » Ainsi, la prévalence donne une sorte d'écho aux fausses informations, et le malentendu se propage.
Pour Aral, le rapport Yan avait tous les attributs d'une fausse information à fort potentiel viral.
« En ce qui concerne ce cas spécifique, je dirais que toutes ces analyses des raisons pour lesquelles les fausses nouvelles se propagent s'appliquent », estime Aral. « C'est choquant. C'est immédiatement pertinent pour les débats politiques en cours, et évidemment, le coronavirus est dans tous les esprits. Essayer de comprendre ses origines est une des grandes questions du moment. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.