Ces scientifiques se sont donné pour mission de mettre fin à la cécité

Le prix Greenberg a récompensé 13 médecins et chercheurs pour leurs travaux dans le domaine de l'ophtalmologie. Ces derniers travaillent sur des thérapies de pointe permettant à des personnes quasi-aveugles de recouvrer progressivement la vue.

De Sandrine Ceurstemont
Publication 4 déc. 2020, 17:46 CET
Un médecin examine l’œil d’un patient dans le land de Bade-Wurtemberg, en Allemagne. Les progrès accomplis ...

Un médecin examine l’œil d’un patient dans le land de Bade-Wurtemberg, en Allemagne. Les progrès accomplis en matière de technologies et de thérapies aident quelque 200 millions de personnes souffrant de graves problèmes de vision.

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Le prix Sanford et Sue Greenberg pour mettre fin à la cécité a été décerné à 13 médecins et chercheurs, qui devront se partager la récompense de trois millions de dollars en or. Les lauréats ont été choisis sur la base de leur contribution dans la lutte contre la cécité, un objectif ambitieux fixé en 2012 par les organisateurs du prix.

« Je pense que nous sommes très proches du but », confie Sanford Greenberg, co-organisateur du prix et président du conseil des dirigeants du Wilmer Eye Institute de l’université John Hopkins. « C’est assez formidable ».

Ce prix est né du cheval de bataille de Sanford Greenberg, qui dédie sa vie à la lutte contre la perte de la vision. En février 1961, alors qu’il était un jeune étudiant de 20 ans, Sanford a brusquement perdu la vue à cause d’un glaucome mal diagnostiqué. Cette maladie dégénérative du nerf optique de l’œil est l’une des principales causes de cécité dans le monde.

« Dans mon désespoir, j’ai promis à Dieu que je ferais tout mon possible de mon vivant pour m’assurer que personne d’autre ne perdre la vue », explique Sanford Greenberg.

Les couleurs arc-en-ciel mettent en évidence les différents types de cellules composant une section mince de rétine humaine simulée cultivée dans une boîte de Pétri par Botond Roska, son équipe de l’Institut d’ophtalmologie moléculaire et clinique de Bâle et leurs collaborateurs des Instituts Novartis pour la recherche biomédicale. Appelée organoïde, cette réplique de la rétine sert notamment à identifier les types de cellules spécifiques touchées par les maladies oculaires génétiques et à mettre au point de nouveaux traitements. Sur ce cliché, les noyaux des cellules apparaissent en bleu, la rhodopsine (pigment contenu dans les bâtonnets) en vert et les segments externes des photorécepteurs en rouge.

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Tenant sa promesse, il a œuvré pour l’amélioration de la vie des personnes devenues aveugles, notamment en inventant un appareil qui permet aux personnes malvoyantes d’écouter des discours enregistrés. Mais le combat n’est pas encore fini. Selon l’Organisation mondiale de la santé, environ 2,2 milliards d’individus présenteraient une forme de déficience visuelle et près de la moitié aurait complètement perdu la vue à cause de maladies évitables. La cataracte et les troubles de la réfraction, deux pathologies soignables, sont responsables de près de 80 % des déficiences visuelles. Dans les régions les plus pauvres du monde, les patients sont susceptibles de ne pas recevoir les soins dont ils ont besoin si le système de santé du pays est insuffisant. Le coût des soins constitue également un obstacle au traitement.

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    Les pays riches ne sont pas non plus épargnés. La cécité y présente un coût économique et social, alors que les personnes malvoyantes éprouvent des difficultés à trouver un emploi malgré les aides technologiques de plus en plus perfectionnées et toujours plus nombreuses, à l’image des lecteurs d’écran et des preneurs de notes en braille. Aux États-Unis, le taux de chômage chez les personnes actives présentant des problèmes de vision est d’environ 70 %.

    « Il s’agit d’une des grandes injustices auxquelles nous sommes confrontés », confie Sanford Greenberg.

    Celui-ci ne baisse pas les bras pour autant et prête une grande attention aux nouvelles études scientifiques. Il pense que les chercheurs sont en mesure de mettre un terme à la cécité s’ils ont un objectif commun. C’est la raison pour laquelle Sanford Greenberg et les autres organisateurs du prix (dont son camarade de chambre à l’université et musicien de renom Art Garfunkel) ont demandé au conseil d'administration d’identifier et d’entrer en contact avec les chercheurs qui œuvrent le plus pour la prévention de la perte de la vision. Treize lauréats ont ainsi pu être sélectionnés dans le cadre du prix, séparé en deux catégories : Réalisations exceptionnelles et Visionnaire.

    « Plus personne ne souffrira de cécité d’ici la fin du siècle », annonce Sanford Greenberg. « C’est ce qui passionne toutes les personnes impliquées ».

    Albert Maguire contrôle les yeux de Misa Kaabali, 8 ans, à l’hôpital pour enfants de Philadelphie en 2017. Avec Jean Bennett et Gustavo Aguirre de l’université de Pennsylvanie, et William Hauswith de l’université de Floride, ce dernier a mis au point une thérapie génétique pour le traitement d’une forme de cécité héréditaire.

    Photo by Bill West, AP Photo

     

    UN ACCÈS ÉTENDU AUX SOINS

    L’Inde figure parmi les nations qui comptent le plus grand nombre de personnes aveugles au monde, mais de récentes initiatives menées dans le pays portent leurs fruits. En 2007, environ 12 millions d’Indiens souffraient de cécité, un chiffre qui est tombé à 4,8 millions en 2019. Les cataractes non soignées figurent toujours, et de loin, en première place des causes de cécité, ce qui suggère que l’accès aux soins est le principal problème. Près de 70 % de la population vit dans des zones rurales, où les soins ophtalmologiques manquent souvent.

    « J’ai grandi dans un petit village et j’ai vu que la cécité et la déficience visuelle étaient des problèmes », confie Gullapalli Rao, président et fondateur de l’Institut ophtalmologique L.V. Prasad de Hyderabad. « Nous nous sommes dit que nous devions nous rendre dans les zones rurales pour y mettre au point un modèle de soins complets de grande qualité ».

    L’institut compte désormais 196 centres ophtalmologiques stratégiquement dispersés dans quatre États du sud de l’Inde, de manière à se trouver dans un rayon de 10 kilomètres autour de plus de 11 800 villages. Si un patient a besoin d'une opération, celle-ci peut être réalisée dans l’une des 22 cliniques ophtalmologiques de l’institut, qui se situent dans un rayon de 50 kilomètres autour de la maison du patient. Jusqu’à présent, plus de 30 millions de personnes ont bénéficié des soins dispensés par l’institut, ce qui a valu à Gullapalli Rao l’un des six prix Greenberg pour Réalisations exceptionnelles.

    La cornée d’un œil apparaît sur écran lors d’un diagnostic préopératoire réalisé à l’aide de technique de tomographie par cohérence optique. David Huang (université des sciences et de la santé de l’Oregon), James Fujimoto et Eric Swanson (tous deux du MIT) ont mis au point la technologie qui permet de tels examens oculaires en offrant un degré de précision et de détail extraordinaires.

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    Au fil du développement des centres, la technologie a gagné en importance. Gullapalli Rao et ses collègues ont désormais recours à la télémédecine, pratique qui permet aux patients de consulter leur ophtalmologue pour diagnostiquer des problèmes mineurs ou pour le suivi postopératoire. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, des techniciens se rendent aussi chez les personnes âgées qui sont dans l’impossibilité de se déplacer pour leur rendez-vous avec un ophtalmologue.

    Un prix Greenberg pour Réalisations exceptionnelles a également été décerné à R. D. Ravindran, président du Aravind Eye Care System à Madurai, en Inde, pour le travail novateur de son organisation. Celle-ci offre un accès abordable ou gratuit aux soins ophtalmologiques pour les habitants de l’État du Tamil Nadu. L’unique clinique de l’État, ouverte en 1976, s’est transformée en un réseau de 79 centres dispensant des soins à 6,9 millions de personnes. L’année dernière, son équipe a réalisé 4,6 millions d’examens ophtalmologiques et 519 138 chirurgies pour soigner des problèmes oculaires et de vision.

    « Entre 50 et 60 % des soins que nous offrons sont gratuits ou réalisés à moindre coût », souligne R. D. Ravindran. « Quant à ceux qui en ont les moyens, ils paient leurs soins entre 30 et 40 % moins cher que ce qui est normalement facturé dans notre État ».

    Plutôt que de dépendre des collectes de fonds, des philanthropes ou des subventions gouvernementales, l’équipe de l’Aravind Eye Care System étale le chiffre d’affaires qu’elle génère de manière à ce que les frais liés aux patients bénéficiant de soins gratuits soient couverts par les patients payants. L’organisation parvient également à rendre abordable une partie des soins ophtalmologiques parce qu’elle possède sa propre usine de fabrication de lentilles intraoculaires (celles-ci sont implantées dans le cadre des traitements de la cataracte). L’usine produit actuellement plus de 2,5 millions de lentilles de ce type par an et leur prix est six fois inférieur à celui des lentilles fabriquées aux États-Unis, où l’organisation se fournissait auparavant.

     

    LA TECHNOLOGIE RÉVOLUTIONNAIRE DES CELLULES SOUCHES

    De nouvelles méthodes de guérison de la cécité sont nécessaires pour aider les personnes dont la perte de la vision ne peut être soignée et qui représentent environ 20 % des cas. Ces patients souffrent notamment de maladies ophtalmologiques héréditaires qui touchent la rétine, à l’instar de la dégénérescence maculaire et de la rétinite pigmentaire, une maladie qui provoque une dégradation progressive de la vision jusqu’à la cécité. La dégénérescence maculaire liée à l’âge est la cause principale de perte définitive de la vision chez les personnes de plus de 60 ans.

    C’est cela qui a poussé Masayo Takahashi du Centre Riken pour la biologie du développement situé à Kobe, au Japon, à utiliser les cellules souches pour s’attaquer à la perte de la vision induite par ces maladies. En 2014, la scientifique et son équipe ont fait une avancée considérable en soignant pour la première fois un patient à l’aide de cellules souches pluripotentes. Provenant de tissus adultes comme le sang ou la peau, ces cellules peuvent être « reprogrammées » pour agir comme leurs homologues embryonnaires et se transformer en presque n’importe quelle cellule humaine.

    Un tableau d’acuité visuelle et des équipements ophtalmologiques de base dans un petit hôpital de proximité dans l’Inde rurale. En mettant au point des systèmes efficaces et des flux de travail optimisés, l’Aravind Eye Care System est capable de réaliser 1 500 opérations par jour et 200 000 opérations gratuites par an, notamment pour des patients vivant dans des zones rurales reculées qui n’ont pas le luxe de pouvoir se déplacer jusqu’à l’hôpital. L’organisation a redonné la vue à cinq millions de personnes dans le monde.

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    Un patient reçoit un traitement dans un hôpital de fortune Aravind Eye Care établi en campagne, près de Madurai, en Inde.

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    Dans le bloc opératoire de l’hôpital d’Aravind à Madurai, en Inde, les patients subissent une opération ophtalmologique.

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    L’équipe de Masaya Takahashi a prélevé des cellules cutanées sur un patient de 70 ans atteint de dégénérescence maculaire liée à l’âge et les a contraintes à se transformer en cellules d’épithélium pigmentaire rétinien, qui régulent les photorécepteurs nécessaires à la vision (ces derniers recouvrent les cellules d’épithélium pigmentaire rétinien). « C’était l’étape la plus difficile », se souvient la scientifique. Son équipe a ensuite procédé à la culture des cellules sur une minuscule plaque avant de les implanter dans l’œil du patient, mettant ainsi un coup d'arrêt à la progression de la maladie.

    Sept patients ont déjà bénéficié de ce type de traitement, qui les aide à limiter la perte de la vision et a valu à Masayo Takahashi l’un des sept prix Greenberg Visionnaire. La scientifique et ses collègues s’intéressent désormais aux patients souffrant de rétinite pigmentaire qui sont presque complètement aveugles. Au cours de leurs derniers essais cliniques, au cours desquels une technique similaire basée sur les cellules souches a été suivie pour remplacer des parties de la rétine et certains photorécepteurs, quelques patients sont parvenus à voir à nouveau la lumière ou à distinguer les formes des objets.

    « Il n’existe absolument aucun traitement pour ces patients. Ce petit pas en avant est donc important », confie Masayo Takahashi. Selon elle, les patients pourraient recommencer à voir des détails d’ici une dizaine d’années.

    « Le futur s’annonce prometteur pour la thérapie basée sur les cellules souches », déclare-t-elle.

     

    UNE PREMIÈRE DANS LE MONDE DE LA THÉRAPIE GÉNÉTIQUE

    Les avancées scientifiques concernent également les approches novatrices en matière de prévention et même de guérison de la cécité. Jean Bennett, de l’université de Pennsylvanie en Philadelphie, a remporté un prix Greenberg pour Réalisations exceptionnelles pour le travail de son équipe s’intéressant à la manière dont la thérapie génétique peut soigner les maladies héréditaires de la rétine.

    L’un des centres d’intérêt de l’équipe est la maladie de l’amaurose congénitale de Leber (ou LCA), qui peut être décelée et diagnostiquée chez les nourrissons. « Les bébés [souffrant de cette maladie] naissent avec une très mauvaise vue », explique la chercheuse. « Ils ont généralement des difficultés à voir lorsque l’éclairage est faible et cherchent donc à regarder le Soleil, ce qu’il faut bien évidemment éviter de faire ».

    Avec ses collègues, Jean Bennett a mis au point un traitement révolutionnaire contre la LCA. Celui-ci consiste à remplacer le gène défectueux responsable de la maladie par un gène sain. Bien que le traitement soit plus efficace chez les enfants et à un stade précoce de la maladie, il a néanmoins permis de résorber quelques dommages chez des personnes plus âgées.

    « Nous avons été agréablement surpris de constater que des individus âgés de 40 ou 50 ans pouvaient recouvrir la vision après des décennies de cécité », confie Jean Bennett.

    Le traitement est entré dans l’histoire en 2017 en devenant la première thérapie génétique homologuée en vue d’une utilisation par la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis. Il est désormais utilisé dans de nombreux pays, notamment au Canada, en Europe et au Moyen-Orient. « Il s’agissait d’une première étape très importante. Cela nous a donné l’orientation à suivre pour progresser dans le traitement de nombreuses autres formes de cécité », conclut la chercheuse.

    Cette dernière partage le prix avec son mari et chercheur de l’université de Pennsylvanie, Albert Maguire, qui a mis au point la procédure chirurgicale utilisée pour l’injection des gènes sous la rétine et le traitement de la LCA. Plus de 30 essais cliniques menés par d’autres groupes de chercheurs emploient actuellement cette technique à des fins de traitement de multiples formes de cécité. Six de ces essais cliniques sont en phase 3, la dernière phase.

    S’inspirant de l’histoire de Stanford Greenberg, l’équipe de Jean Bennett cherche désormais à déterminer comment la thérapie génétique pourrait être adaptée pour soigner le glaucome, ainsi que d’autres maladies héréditaires responsables de la cécité. Les chercheurs s’intéressent également aux voies pathogènes qui pourraient être communes à différentes maladies, ce qui leur permettrait alors de soigner un éventail plus large de maladies impliquant différentes mutations génétiques.

    « Les obstacles sont encore nombreux, mais le futur n’a jamais semblé aussi prometteur », confie Jean Bennett.

     

    Découvrez ci-dessous la liste complète des lauréats du prix Sanford et Susan Greenberg pour mettre fin à la cécité :

    Lauréats de la catégorie Réalisations exceptionnelles :

    • Ravindran Ravilla, Aravind Eye Care System ;

    • G.N. Rao, Institut ophtalmologique L.V. Prasad ;

    • Jean Bennett, Centre de thérapies rétiniennes et oculaires avancées, département d’ophtalmologie, école de médecine Perelman de l’université de Pennsylvanie ;

    • Gustavo Aguirre, division des thérapies rétiniennes expérimentales, département de sciences cliniques et de recherche médicale avancée, école de médecine vétérinaire de l’université de Pennsylvanie ;

    • William Hauswirth, département d’ophtalmologie de l’université de Floride ;

    • Albert Maguire, Centre de thérapies rétiniennes et oculaires avancées, département d’ophtalmologie, école de médecine Perelman de l’université de Pennsylvanie.

     

    Lauréats de la catégorie Visionnaire :

    • James Fujimoto, laboratoire de recherche en électronique du département de génie électrique et informatique, Institut de technologie du Massachusetts ;

    • David Huang, Institut ophtalmologique et département d’ophtalmologie, université des sciences et de la santé de l’Oregon ;

    • Eric Swanson, laboratoire de recherche en électronique du département de génie électrique et informatique, Institut de technologie du Massachusetts ;

    • Zhigang He, Centre neurobiologique F.M. Kirby de l’Hôpital pour enfants de Boston ;

    • Simon John, laboratoire Jackson, département d’ophtalmologie, université de Columbia ;

    • Botond Roska, Institut d’ophtalmologie moléculaire et clinique, Bâle ;

    • Masayo Takahashi, Centre RIKEN pour la recherche de la dynamique des systèmes biologiques, Vision Care, Inc., Centre ophtalmologique de Kobe.
     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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