Contre la science, les mythes raciaux ont la peau dure

La race est une construction sociale et non une caractéristique biologique, voilà le consensus scientifique. Pourquoi tant de personnes continuent de croire le contraire ?

De Angela Saini
Publication 25 août 2021, 17:56 CEST, Mise à jour 28 août 2021, 17:52 CEST
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Lorsque les scientifiques ont affirmé, dans l'une des principales revues médicales au monde, le Lancet, en mai 2020, que la « constitution génétique » pourrait être un facteur possible dans les différences de résultats COVID-19 observées parmi les groupes ethniques à l'époque, ils ont fait écho à un mouvement ayant persisté dans la littérature médicale pendant des siècles. En 1793, lorsqu'une épidémie de fièvre jaune a frappé Philadelphie, les médecins blancs ont affirmé que les Noirs étaient naturellement immunisés. En 2016, une étude portant sur environ 200 étudiants en médecine et résidents, publiée par des chercheurs de l'Université de Virginie, a révélé qu'environ la moitié d'entre eux étaient convaincus par la « différences biologiques entre les Noirs et les Blancs, dont beaucoup sont fausses et fantastiques par nature ». Parmi ces différences se trouvait le mythe selon lesquels les Noirs auraient une plus grande tolérance à la douleur, ainsi qu'une peau plus épaisse.

PHOTOGRAPHIE DE ILLUSTRATION DE TRACY J. LEE

Les mythes fondateurs existent partout. Aux Etats-Unis, il y a la Destinée Manifeste, selon laquelle l’expansion des colons européens vers l’ouest américain était toute tracée. En Chine, la découverte de l’homme de Pékin sert à revendiquer une lignée ininterrompue remontant à 700 000 ans. Certains affirment qu’ils en descendent directement et qu’il fut parmi les premiers au monde à maîtriser le feu.

En Inde, des nationalistes religieux avancent que les légendes fantastiques qui composent les épopées hindoues ne sont pas allégoriques, mais qu’elles ont bien eu lieu. Un chercheur indien de premier plan a même affirmé que la légende selon laquelle une femme aurait mis au monde cent enfants prouve que les anciens possédaient des techniques de reproduction avancées qu’on ne redécouvre qu’aujourd’hui.

Une des dernières mesures prises par Donald Trump avant de quitter son poste fut la création de la Commission 1776, panel consultatif chargé de promouvoir sa vision de « l’éducation patriotique » aux Etats-Unis. Le rapport de la commission minimisait la réalité de la discrimination et de l’exploitation délibérée d’êtres humains lors de la fondation de la nation. Il ciblait particulièrement les universitaires et les activistes qui attirent l’attention sur les injustices historiques pour mieux résoudre les inégalités d’aujourd’hui.

La tentative de Trump a été éphémère, car Joe Biden a dissolu la commission le jour de son investiture. Mais la guerre culturelle n’était pas terminée pour autant, Trump n’était pas le premier homme politique à modeler le passé selon son intérêt propre, et il ne sera pas le dernier. Il suffit de visiter n’importe quel monument ou musée national dans le monde pour observer des étalages triomphalistes qui montrent le pays sous son meilleur jour, et alimentent des discours de grandeur souvent enrobés dans l’idée d’une supériorité raciale ou ethnique. Pour faire face à cela aujourd’hui, nous devons décider des histoires par lesquelles nous voulons vraiment nous définir.

La croyance en une différence naturellement inscrite entre certaines populations est un des outils les plus éprouvés de l’arsenal politique. Dans leur tentative d’une définition ethnologique de l’Allemand, les nazis sont parvenus à une forme d’exceptionnalisme racial. Et il n’y a pas que l’histoire qu’on a tenté de mettre à profit pour insister sur les différences entre les peuples. La biologie et l’archéologie ont été au moins autant exploitées pour vendre à des peuples l’illusion qu’ils sont naturellement meilleurs que d’autres.

Au fil du temps, ces histoires peuvent aller jusqu’à se fondre dans l’identité de manière subtile et insidieuse et jusqu’à s’inscrire dans la vision que nous avons de nous-mêmes. Elles peuvent nous tendre un miroir déformant des différences humaines, et aux chercheurs contemporains aussi.

L’histoire de la race est un rappel que la science n’est pas qu’un ensemble de théories et de données ; ce sont aussi les faits qu’on met dans les histoires qu’on se raconte sur les mutations humaines. Les naturalistes et les scientifiques du siècle des Lumières ont un jour décidé que les humains seraient divisés en groupes, à la façon des espèces animales, avant de fixer arbitrairement les limites de ces catégories. Ils attachèrent une signification à la couleur de la peau à l’aide de stéréotypes culturels concernant le tempérament, l’intelligence et le comportement. Ces idées pseudo-scientifiques ont fini par façonner ce qu’allait être la médecine occidentale pendant des siècles. Elles ont été au fondement du programme de nettoyage eugéniste mise en place par les nazis et aussi de la Shoah.

Bien que cela fasse au moins 70 ans que nous savons que la race est sans aucun doute permis une construction sociale et que les penseurs du 18e faisaient fausse route avec leurs préjugés, de nombreux scientifiques s’imaginent que la race a une réalité biologique. Cette fable est si fermement ancrée que même lorsqu’on a prouvé l’indivisibilité génétique de l’espèce humaine, certains chercheurs ont eu du mal à s’en défaire. Le vieux discours s’est fait une place trop importante dans leur imagination.

La résurgence des mythes liés à la race pendant la pandémie en est une excellente illustration. Début 2020, on spéculait sur les réseaux sociaux que les Noirs ne pouvaient pas attraper le virus. Il n’a fallu que quelques mois pour que cette théorie devienne l’inverse : ils étaient désormais plus susceptibles de l’attraper. Certains spécialistes en personne ont attisé les braises de la désinformation en se demandant à voix haute si des différences génétiques entre races avaient joué un rôle dans les taux de mortalité observés malgré le fait qu’aucune donnée ne permettait d’étayer cette affirmation. Les déterminants sociaux de santé comme la pauvreté, le lieu de vie, et le métier exercé ont été tristement ignorés.

Enfin, cela a eu cours jusqu’au meurtre de George Floyd, au printemps 2020. Un changement palpable a soudain eu lieu dans le discours tenu sur la race et sur la santé.

Les faits demeuraient : la race était toujours une construction sociale. Mais une conversation avait désormais lieu à l’échelle mondiale sur ce que le mot race voulait vraiment dire et sur les effets explicites et implicites du racisme sur le corps. J’ai alors remarqué que les médecins demandaient que soient effectuées plus de recherches sur le statut socio-économique, sur le régime alimentaire, sur les environnements toxiques, et sur les préjugés qui existent dans le système de soin. On m’a invitée pour parler de mon travail sur les biais en science dans des écoles de médecine et des organismes scientifiques du monde entier.

La tournure prise par les événements prouve que l’environnement politique a une influence énorme sur les questions que posent les chercheurs et sur les réponses qu’ils donnent. Quand l’histoire humaine s’inscrit sur un arrière-plan de différences naturelles entre groupes humains, les chercheurs se tournent inévitablement en premier vers la génétique et les facteurs innés. Mais quand on fait rentrer le contexte historique dans cet arrière-plan, qu’on montre que l’idée de race est le produit de facteurs sociaux, alors on va plus s’intéresser à la façon dont les gens vivent et dont ils sont traités. Ce changement subtil de perspective nous aide à considérer le problème de là où il est plutôt que de là où il devrait se trouver.

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    La bataille continue de faire rage au sujet de la façon de présenter les différences humaines. Les groupes d’extrême-droite et les nationalistes ratissent les revues scientifiques à la recherche de bribes de preuves qu’ils sélectionnent à l’envi pour affirmer que le cours de l’histoire a été déterminé par des races génétiquement supérieures et que les inégalités sociales qui subsistent aujourd’hui sont le fruit de ces différences innées entre les peuples.

    Ce n’est que récemment que deux articles publiés au début des années 1990 par un psychologue canadien controversé ont été retirés de la revue Psychological Reports après que ses éditeurs se sont aperçus que le travail était « malhonnête, scientifiquement faillible, et fondé sur des idées et des arrière-pensées racistes ». Des articles tout aussi médiocres sont en train d’être étudiés par cette revue et par d’autres. Mais quand les erreurs sont si flagrantes, on se demande ce qui a pris si longtemps aux publications scientifiques. De la même manière, nous devons chercher à savoir comment ces travaux ont pu être publiés en premier lieu. Peut-être que cela se résume aux histoires auxquelles les scientifiques veulent croire en dépit de toutes les preuves.

    Les universitaires affirment souvent être animés par les données et non par des idées politiques. Mais il est intéressant de remarquer à quel point la politique façonne la façon dont les chercheurs envisagent les différences humaines. Ce n’est par exemple pas une surprise si l’eugénisme en tant que discipline prise au sérieux a perdu de l’importance après la Seconde Guerre mondiale, notamment grâce aux efforts menés par les antiracistes dans le domaine des sciences et de l’anthropologie. Ce n’est pas non plus un hasard si certains des mensonges les plus effrontés concernant l’esprit et le corps des femmes ont commencé à être déboulonnés à partir des années 1970 avec l’appui d’une vague de féminisme universitaire.

    Mais bien entendu, il y a toujours ceux qui préféreront les vieilles histoires. Dans un monde où le populisme et le nationalisme ethnique sont en vogue, il faut s’y attendre. Nos mythes fondateurs, les traditions par le prisme desquelles nous observons le monde, peuvent donner l’impression d’être des couvertures de survie en ces temps troublés. On est susceptibles de s’y accrocher même si l’on sait qu’il ne vaudrait mieux pas. Pour ceux qui ont l’impression d’avoir le plus à perdre avec le rétablissement de l’égalité raciale, de classe et de genre, pour ceux à qui l’injustice sociale a profité plutôt que l’inverse, il n’y a pas d’avantages à changer de discours.

    Les chercheurs doivent faire attention au discours de fond qu’ils servent. Est-un discours qui met l’accent sur l’unité fondamentale de notre espèce ? Qui nous rappelle par exemple que nous sommes plus semblables génétiquement que n’importe quelle autre espèce de primates et que les différences individuelles l’emportent largement sur les différences de groupe ? Ou bien est-ce un discours qui va chercher dans les recoins de notre génome la minuscule différence statistique entre certaines populations et qui, consciemment ou non, fait le jeu de ceux qui cherchent à nous diviser par ailleurs ?

    Les faits restent les mêmes de toute manière, mais c’est l’histoire que nous nous racontons qui fait la différence.

    Angela Saini est journaliste scientifique, animatrice et autrice de livres comme Superior: The Return of Race Science

    Cet article paraîtra en septembre 2021 dans le numéro papier de National Geographic.

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