Grippe aviaire : le virus change son rythme saisonnier
Pour la première fois depuis son émergence, l'influenza aviaire semble avoir perdu son rythme saisonnier, entraînant la mort de plusieurs millions d'oiseaux sauvages durant l'été : un changement qui inquiète les scientifiques.
Les pélicans frisés (Pelecanus crispus) sont considérés comme une espèce quasi menacée par l'UICN. L'épidémie actuelle représente une réelle menace pour leur population et pourrait aller jusqu'à entraîner leur disparition.
Ces dernières années nous l’ont bien appris : les virus sont des adversaires hautement imprévisibles. Recensé pour la première fois en 1996, le virus H5N1 est un pathogène de la famille de l’influenza, un groupe qui rassemble également le virus de la grippe humaine et celui de la grippe porcine. Si ce dernier était déjà responsable de nombreux décès parmi les populations aviaires au cours des précédentes décennies, il s’est particulièrement fait connaître en Europe en 2006 lors de l’apparition d’une mutation particulière qui risquait de lui permettre de passer de l’oiseau à l’être humain. Ce risque a depuis été modéré. Cependant, depuis quelques années, la grippe aviaire semble devenir de plus en plus redoutable pour des populations aviaires déjà mises à mal par la crise écologique.
Le virus H5N1 présentait jusqu’à maintenant un rythme saisonnier. « Le cycle habituel depuis 2006 pour le virus de l’influenza aviaire comprend une augmentation des cas entre octobre et novembre jusqu’à mars », explique le Docteur Lécu, vétérinaire en chef du Parc Zoologique de Paris, responsable du plan de lutte contre l'influenza aviaire des parcs zoologiques français. « Pour la première fois depuis 2012, on cumule à la fois des profils épizootiques [qui touche plusieurs espèces] chez les oiseaux, et une atténuation, voire une disparition de la saisonnalité que l’on voyait jusqu’à présent » : un changement de rythme imprévu qui a coûté la vie à des millions d’oiseaux cet été, aussi bien dans les élevages qu’en milieux sauvages.
H5N1 : LE COUPABLE EST DANS LA SALLE
Comme de nombreux virus, H5N1 présente un code génétique qui évolue rapidement pour prendre plusieurs formes, ou variants, pouvant toutes se propager au même moment. Ces différentes versions sont divisées en deux groupes : les HPAI, High Pathogen Avian Influenza, rassemblant les versions les plus agressives, et les LPAI, Low Pathogen Avian Influenza, rassemblant des formes beaucoup plus modérées. « Un oiseau peut être infecté par plusieurs virus d’influenza aviaire, notamment des souches LPAI, qui ne procurent que peu de signes cliniques », explique le Docteur Lécu. « C’est ici une possibilité pour le virus de gagner, par réassortiment, de nouveaux gènes améliorant leur efficacité à infecter les oiseaux. »
Renforcé par cet échange de gènes, le virus peut ainsi s’adapter rapidement à différentes espèces et créer des réservoirs dans n’importe quelle population d’oiseaux : une réalité particulièrement préoccupante lorsque le virus atteint des populations d’oiseaux de mer. Rassemblés en colonies très denses, ces derniers sont en effet capables de parcourir des milliers de kilomètres durant des migrations parfois transocéaniques. « L’un des points préoccupants est que certaines populations d’espèces jusqu’ici très peu touchées le sont [cette année] », se désole le vétérinaire.
Face à cette recrudescence de cas et à la hausse du taux de mortalité du virus, de nombreuses études ont été mises en place pour comprendre le fonctionnement de la souche actuelle de H5N1. « On a identifié cette année au moins huit génotypes différents de cette souche H5N1 HPAI, et les premières analyses démontrent un taux de réplication du virus plus élevé que chez les souches des quinze dernières années », précise le responsable du plan de lutte contre l’influenza aviaire. « De plus, la réaction immunologique de l’hôte semble aussi plus aiguë chez les modèles comme le canard. »
Devant cette évolution vers une forme beaucoup plus agressive du virus, la question d’une possible transmission à l’être humain se pose. Sur ce point, le Docteur Lécu présente un constat beaucoup plus rassurant. « S’il ne semble pas pour le moment doté de gènes lui donnant des capacités zoonotiques [Ndlr : la capacité de passer librement de l’animal à l’être humain], de rares cas ont été recensés. Très sporadiques, ces cas sont non létaux et s’étalent sur plusieurs années depuis que le virus circule, mais justifient une surveillance attentive par l’ANSES. Le passage sur d’autres mammifères a été objectivé : renard roux, blaireau, ours, lynx… sans représenter une menace pour ces espèces. »
Vaccination d'un vautour fauve (Gyps fulvus) au Parc Zoologique de Paris. Bénéficiant d'une exception à l'interdiction de vaccination contre la grippe aviaire en Europe, les parcs zoologiques vaccinent leurs oiseaux avec succès depuis près de quinze ans.
Vaccination d'un manchot de humboldt (Spheniscus humboldti) au Parc Zoologique de Paris. L'autorisation de vaccination est notamment due à la valeur inestimable en termes d'écologie des espèces conservées dans les parcs. La perte d'un unique individu pourrait représenter un énorme risque pour certaines d'entre elles.
UN ESPOIR DANS LES PARCS ZOOLOGIQUES
L’épidémie n’est cependant pas dénuée de conséquences pour l’être humain. En plus d’entrainer la mort de nombreuses volailles, le moindre cas d’infection implique également l’abattage de tout l’élevage concerné : une perte économique dramatique pour les éleveurs dans le contexte économique actuel. Le virus H5N1 représente également un danger particulièrement grave pour la biodiversité aviaire, surtout pour les espèces dont les populations sont déjà fragiles. « Plus les populations se réduisent en nombre, plus les menaces se potentialisent. Et le risque infectieux peut alors devenir le dernier coup fatal porté à une espèce lorsqu’il ne reste plus assez d’individus pour faire face », avertit le vétérinaire. « Par exemple : il reste environ moins de 10 000 pélicans frisés (Pelecanus crispus) en Europe, une espèce quasi menacée sur l’échelle de l’UICN. En mars 2022, entre 1 000 et 2 000 individus sont morts en Grèce de l’influenza aviaire. On parle donc du retrait rapide de plus de 20 % de la population totale sur la planète. Si cela se produit encore plusieurs fois, l’espèce pourrait disparaître sur une courte échelle de temps. »
Les populations déjà menacées sont parfois difficiles à surveiller et à protéger. Des mesures sont néanmoins envisageables pour protéger aussi bien les élevages que les oiseaux sauvages.
Le vaccin contre la grippe aviaire est utilisé fréquemment en Asie et en Afrique, où la maladie a causé des ravages, mais son utilisation reste interdite en Europe et en Amérique du Nord. « L’Europe a décidé de ne pas vacciner ses populations, parce qu’il y a cette idée tenace que si l’on vaccine, c’est que nous avons [des cas], et personne n’a envie d’acheter des oiseaux suspects », explique le Docteur Lécu.
Cependant, face à la virulence de l’épidémie et à la hausse de la méfiance contre les maladies issues d’animaux (zoonoses), cette réalité pourrait être amenée à changer. En effet, si la vaccination agricole est interdite, ce n’est pas le cas de la vaccination au sein de parcs zoologiques, qui bénéficient d’une exception européenne et vaccinent leurs oiseaux depuis quinze ans. Cette mesure a permis de protéger efficacement des individus pendant des années et de fournir un précieux recul sur le vaccin.
Longtemps craints par le monde agricole, les parcs zoologiques se retrouvent aujourd’hui dépositaire de l’avenir de l’élevage aviaire européen. « Cette année, vu l’ampleur des problèmes depuis 2020, la France est en tête de gondole pour promouvoir l’utilisation du vaccin en Europe et nous, les parcs zoologiques, fournissons des centaines [d’échantillons] de sérums d’oiseaux vaccinés pour faire des analyses et garantir que les oiseaux ne vont pas […] contribuer à la circulation silencieuse du virus », explique le Docteur Lécu. « Cela donnera un argument déterminant pour savoir si oui ou non, nous passerons à la vaccination des filières agricoles. »
Cette option pourrait également être bénéfique pour les populations sauvages, les élevages représentant eux aussi une source de contamination, notamment en Asie. « Il y a beaucoup de cas de transmission d’oiseaux sauvages à des oiseaux domestiques, mais on sait que l’inverse a également lieu, notamment dans les microélevages qui partagent leurs eaux avec les oiseaux sauvages », poursuit le spécialiste. « On sait qu’il y a une transmission par aérosols, mais aussi par les selles. Le virus passe très bien dans l’eau et y survit très longtemps. Il suffit qu’un autre oiseau passe pour que deux individus se contaminent à plusieurs jours de distance. » L’utilisation plus généralisée du vaccin pourrait donc permettre de couper la chaîne de certains clusters et de donner un peu de répit aux agriculteurs et aux oiseaux.
L’avenir de l’épidémie reste aujourd’hui difficile à imaginer, et donc à prévoir pour les chercheurs. « Les oiseaux sauvages vivent avec le virus H5N1 depuis longtemps et co-évoluent avec lui. Mais ponctuellement, il faut faire attention à ce que certaines populations ne soient pas décimées », conclut le Dr Lécu.