L'origine moléculaire des cerveaux de pieuvres potentiellement découverte
Séparées de nous par des millions d'années d'histoire évolutive, les pieuvres sont dotées d'un cerveau à la complexité fascinante. Afin de mieux en comprendre les origines, une équipe de chercheurs s'est penchée sur ses mécanismes moléculaires.
Les pieuvres (du genre Octopus) sont connues pour leur intelligence et leur capacité à résoudre des problèmes parfois complexes. Ces compétences sont le résultat de plusieurs millions d'années d'évolution et sont d'autant plus exceptionnelles qu'elles sont presque uniques chez un invertébré.
Connues pour leur intelligence et leur capacité à s’échapper de n’importe quel enclos, les pieuvres sont dotées de fonctions cognitives extrêmement complexes. Pourtant, ces animaux uniques représentent un mystère de l’évolution, les origines évolutives de leur cerveau demeurant très floues pour les chercheurs.
Dans une étude parue fin novembre dans la revue ScienceAdvances, une équipe internationale de chercheurs s’est penchée sur une potentielle origine moléculaire à ces cerveaux complexes. Au cœur de ces recherches : la présence des micro-ARN dans les tissus nerveux des pieuvres du genre Octopus. Seule famille d’invertébrés dotée de capacités cognitives importantes, les céphalopodes font figure d’exception aux côtés de leurs cousines huitres et limaces.
« Les pieuvres ont évolué jusqu’à développer une intelligence et un cerveau complexe totalement indépendamment de celle de notre cerveau », raconte Nikolaus Rajewsky, biologiste des systèmes, directeur du centre Max Delbrück de médecine moléculaire et co-auteur de l’étude. « Elles sont curieuses, ont de nombreux comportements intelligents, reconnaissent les visages, rêvent… Étudier une pieuvre, c’est ce qu’il y a de plus proche de l’étude d’un alien ! »
L’étude, menée par l’équipe de Grygoriy Zolotarov, semble établir une corrélation entre le rôle des micro-ARN et l’existence d’un système nerveux complexe.
LES ARN : MESSAGERS DU GÉNOME
Générés en permanence par les cellules et répartis en différentes familles, les ARN sont des copies des gènes capables de sortir du noyau pour aller remplir différentes fonctions. Ils sont notamment utilisés pour produire des protéines et réguler de nombreux processus métaboliques.
Ils peuvent également faire l’objet de modifications après leur production, et ce grâce à l’édition ARN, un processus présent chez tous les organismes pluricellulaires, dont la pieuvre. L’édition permet à un seul ARN de transmettre plusieurs informations, et à l’organisme qui la pratique d’augmenter le nombre d’ARN qu’il peut produire.
Néanmoins, selon M. Rajewsky, les premiers résultats des analyses ont rapidement indiqué que l’édition se déroulait dans des parties de la pieuvre peu liées au développement cérébral.
« C’était une déception, mais nous avons pu nous intéresser à d’autres types d’ARN et de processus reliés à eux », se rappelle-t-il. « Nous avons étudié les ARN en général, et nous avons découvert que les micro-ARN avaient eu un rôle très important. »
Les micro-ARN sont des ARN de très petite taille, constitués d’une vingtaine de nucléotides et que l’on retrouve uniquement dans les cellules eucaryotes. Dédiés à la régulation de l’expression des gènes, ils agissent sur des cibles spécifiques présentes directement dans le code génétique.
« Nous avons trouvé que lorsque les vertébrés développent des cerveaux plus complexes, il y a toujours une expansion de leur répertoire ARN », explique le biologiste. « Nous avons démontré que les pieuvres avaient fait la même chose, de manière totalement indépendante. […] Cela indique que les [micro-ARN] sont essentiels pour expliquer la complexité du cerveau. »
Dans le cas des pieuvres, l’étude souligne l’apparition rapide de nombreuses familles de micro-ARN spécifiques aux pieuvres, et dont les rôles restent encore à établir. Elles regroupent également des ARN de séquences proches qui ont des fonctions très similaires.
Placées en comparaison avec les huitres du genre Crassostrea, les pieuvres ont développé près de quatre-vingt-dix nouvelles familles ARN, contre seulement cinq pour leurs cousines.
« Les seuls autres groupes [à avoir développé autant de familles sur quelques millions d’années] sont des vertébrés. C’est une découverte fabuleuse. Elle connecte notre propre évolution avec celle des pieuvres. »
Les analyses effectuées durant l'étude ont démontré que les séquences micro-ARN spécifiques aux pieuvres étaient particulièrement exprimées dans les tissus cérébraux, mais aussi au cours du développement embryonnaire.
DES SÉQUENCES INÉDITES
Si les micro-ARN étaient une découverte attendue, ces derniers étant présents chez tous les organismes pluricellulaires, c’est avant tout leur abondance dans les tissus cérébraux qui a surpris les chercheurs.
L’équipe a également relevé que les ARN spécifiques au genre Octopus étaient ceux préférentiellement exprimés dans le cerveau et au cours du développement embryonnaire. Ces ARN, retrouvés uniquement chez les pieuvres, sont des structures génétiques inédites dont les fonctions demeurent en grande partie inconnues.
« À un niveau mécanistique, il semble que ces micro-ARN fassent les mêmes choses que dans notre corps, car leurs cibles sont similaires et ont été conservées par l’évolution », explique M. Rajewsky. « Mais ce qu’il nous est impossible de savoir pour l’instant, c’est ce qu’il se produit spécifiquement ainsi que le type de circuits de régulation qui sont formés chez la pieuvre. »
À l’issue de ces différentes analyses, les chercheurs ont également pu déterminer que les pieuvres sont l’un des groupes se rapprochant le plus de l’être humain en termes de nombre de familles de micro-ARN conservées par l’évolution.
Ce facteur est d’autant plus impressionnant lorsque l’on tient compte du fait que ces familles sont uniques au genre Octopus et ont été développées sans le moindre lien de parenté entre les deux phylums.
Nikolaus Rajewsky précise néanmoins qu’il s’agit d’écarts déterminés entre des groupes composés de plusieurs espèces aux capacités cognitives variées. Dans le cas de certaines espèces capables de raisonnements plus complexes, telles que les corvidés pour les oiseaux, le rapport devrait être étudié au cas par cas.
« Il y a une corrélation très claire entre la complexité du répertoire de [micro-ARN] et celle du cerveau. […] Ce ne serait pas une surprise que certaines espèces avec d’importantes fonctions cognitives présentent un lien entre leurs fonctions cognitives et leurs ARN », ajoute-t-il.
Des individus provenant des espèces Octopus vulgaris et Octopus bimaculoides ont été étudiés au cours des recherches, révélant des niveaux d'ARN très similaires.
UN SUJET D'ÉTUDE PEU CONVENTIONNEL
« Comprendre comment ces animaux ont pu évoluer pour être capables d’accomplir toutes ces choses pourrait nous apprendre comment les cerveaux fonctionnent », selon M. Rajewsky. « Étudier des systèmes extérieurs aux nôtres peut mener à des choses fascinantes. CRISPR-Cas9 […] a été découvert chez les bactéries. »
Du fait de leur éloignement phylogénétique avec l’être humain, les pieuvres sont des modèles rarement utilisés dans la recherche médicale. Leur intelligence a cependant fasciné les chercheurs et les éthologues pendant des dizaines d’années.
Cependant, grâce à ces nouvelles découvertes, elles représentent désormais un sujet d’étude particulièrement intéressant pour comprendre le fonctionnement des processus moléculaires impliqués dans l’apparition des systèmes nerveux complexes. Le biologiste reste néanmoins prudent face à cette ouverture et indique être contre toute expérience fonctionnelle.
« Il s’agit maintenant d’étudier les interactions cellulaires dans leur cerveau, à partir de tissus d’animaux morts naturellement [les pieuvres ne vivent que quelques années] », explique le chercheur. « Nous ne ferons pas d’autres expériences sur les pieuvres dans notre laboratoire. Pour ce qui est des [micro-ARN], nous allons nous tourner vers l’utilisation d’organoïdes de cerveau humain. »
Développés très récemment, ces modèles permettent ainsi d’appliquer les recherches de l’équipe de Grygoriy Zolotarov sans avoir recours à un modèle animal. Ils permettraient également d’effectuer des études systémiques sur différentes maladies neurodégénératives : une opportunité dont M. Rajewsky se félicite.
« Tout comme il y a des [micro-ARN] spécifiques aux pieuvres, il y en a d’autres qui sont spécifiques aux primates, et très peu de choses sont connues à leur sujet », présente-t-il. « Certains sont même spécifiques aux humains […], et les organoïdes pourraient permettre de les étudier. »