Gabon : l'iboga, cette plante psychotrope si convoitée

L’ibogaïne, un psychédélique pouvant guérir les personnes souffrant d’un traumatisme ou d’addictions, provient principalement de la plante d’iboga. En autorisant son export, le gouvernement gabonais espère réguler ce commerce très profitable.

De Rachel Nuwer , National Geographic
Publication 8 mars 2023, 13:00 CET
Les Gabonais utilisent l'iboga, une plante psychotrope, depuis des milliers d'années pour évoquer les ancêtres et ...

Les Gabonais utilisent l'iboga, une plante psychotrope, depuis des milliers d'années pour évoquer les ancêtres et les esprits, se voir dans des vies antérieures et puiser dans leur subconscient pour se révéler.

PHOTOGRAPHIE DE JULIEN COQUENTIN, HANS LUCAS/REDUX

Aloïse Amougha se souvient comme si c’était hier de cette nuit, il y a 30 ans, où un esprit lui a rendu visite et a changé sa vie. « Tu dois planter de l’iboga, lui a-t-il ordonné. Et avec cet iboga, tu dois guérir le monde. »

Cette vision est venue à Aloïse Amougha alors qu’il était pris dans les affres mystiques d’une cérémonie initiatique bwitie, un rituel traditionnel pratiqué par plusieurs communautés parmi la cinquantaine de communautés ethniques gabonaises. Les initiés bwitis mangent ou boivent de l’iboga (Tabernanthe iboga), une plante aux faux airs d’arbrisseau dont les racines contiennent un composé psychoactif puissant, l’ibogaïne. L’iboga, qui tire son nom du mot tsogho signifiant « guérir », pousse dans plusieurs pays d’Afrique centrale. Toutefois, c’est au Gabon qu’il est le plus implanté culturellement. Là, 5 % des 2,3 millions d’habitants du pays pratiquent le bwiti et de nombreux autres ont recours à l’iboga en contexte informel.

L'iboga est souvent consommé lors des cérémonies du Bwiti, une pratique spirituelle qui mêle animisme, culte des ancêtres et christianisme, pratiquée par plusieurs communautés ethniques au Gabon. Les cérémonies durent souvent toute la nuit et impliquent des rituels complexes, des costumes élaborés et de la musique. On estime que 5 % des 2,3 millions de Gabonais sont initiés au Bwiti.

PHOTOGRAPHIE DE JORGE FERNÁNDEZ, GETTY IMAGES

L’iboga engendre un état de rêve éveillé dans lequel une personne est susceptible de rencontrer ses ancêtres ou de se voir dans une vie antérieure. Elle peut se voir révéler des vérités fondamentales sur qui elle est ou, comme cela a été le cas pour Aloïse Amougha, recevoir la visite d’esprits. D’après ce dernier, son esprit n’a ni précisé combien de graines d’iboga il devait planter, ni expliqué pourquoi il devait le faire. Mais Aloïse Amougha avait foi, la réponse finirait bien par se dévoiler. Avec sa femme Jacqueline, il a donc entrepris de planter de l’iboga et ne s’est jamais arrêté. Trois décennies plus tard, une véritable jungle de plus de 4 000 arbrisseaux encercle leur modeste foyer du nord-est du Gabon.

En février, Lee White, ministre des Eaux, des Forêts, de la Mer, de l'Environnement, chargé du Plan Climat et du Plan d’Affectation des Terres du Gabon, a délivré une autorisation faisant de l’iboga du couple le premier à pouvoir être exporté légalement du Gabon ainsi que la première substance psychoactive à être mise sur le marché depuis l’adoption du Protocole de Nagoya, accord complémentaire de la Convention sur la diversité biologique, entré en vigueur en 2014. Ce protocole a pour objectif de prévenir l’exploitation culturelle et naturelle en instaurant un partage des bénéfices profitant aux producteurs de ressources génétiques et à leur environnement.

Demain, un petit kilogramme d’iboga produit par le couple sera envoyé à Terragnosis, entreprise canadienne créée afin de se fournir en iboga et de le distribuer dans le strict cadre du protocole. Au Canada, la plante sera soumise à des analyses chimiques et sera transformée en alcaloïdes purs qui seront transmis à Ambio Life Sciences, groupe de cliniques mexicaines où ont lieu les essais du nouveau programme de mise sur le marché. Là, des thérapeutes utiliseront des extraits d’iboga afin de traiter une clientèle principalement américaine souffrant de troubles liés à la consommation de drogues ou atteinte de traumatismes.

Si tout se déroule comme prévu, il s’agira de la première récolte d’une longue série de moissons qui seront le pilier du commerce équitable de l’iboga, un nouveau secteur bâti sur des principes d’équité, de réciprocité et de durabilité. « En se soignant en Occident, les personnes toxicomanes soutiendront dans le même temps des communautés au Gabon », explique Yann Guignon, fondateur et co-directeur franco-gabonais de l’association Blessings of the Forest, figure de proue du commerce équitable de l’iboga. 

« Ma femme Jacqueline et moi espérons que cet arbre apportera le meilleur au monde », ajoute Aloïse Amougha en se référant à ce premier envoi.

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    Gauche: Supérieur:

    Dans le nord-est du Gabon, près de la ville de Makokou, les gens espèrent que le commerce de l'iboga avec les acheteurs occidentaux pourra servir à sortir les communautés de la pauvreté. Des associations villageoises mettent en place des plantations durables d'iboga avec le soutien de Blessings of the Forest, une association gabonaise à but non lucratif.  

    L'iboga pousse naturellement dans tout le Gabon, y compris dans le nord-est, où la rivière Ivindo traverse la ville de Makokou. Les communautés rurales voisines ont formé des associations villageoises qui établissent des plantations durables d'iboga avec le soutien de Blessings of the Forest.

    Droite: Fond:

    L'ibogaïne est le principal composant psychoactif de la plante iboga. Les concentrations les plus élevées se trouvent dans les racines d'iboga et varient en fonction de la chimie du sol, du climat et de la présence d'autres plantes. Les fruits de l'iboga, dont la couleur varie de l'orange au jaune soleil, peuvent également contenir de l'ibogaïne.

    Photographies de Rachel Nuwer

    De plus en plus, on se tourne vers l’ibogaïne pour traiter le trouble de stress post-traumatique, en particulier chez les anciens combattants. Dans le même temps, les scientifiques tentent encore de comprendre comment l’ibogaïne aide les personnes souffrant de toxicomanie à sortir de leurs addictions et à échapper au douloureux processus du sevrage. S’il s’avère que l’ibogaïne prévient bel et bien les rechutes, « il y a des chances qu’elle transforme totalement le domaine de l’addictologie », prédit Deborah Mash, professeure émérite de l’Université de Miami et P-DG de DemeRx, entreprise travaillant à obtenir une autorisation de la Food and Drug Administration (FDA) pour l’ibogaïne.

    Mais derrière le flot d’histoires de vies changées et sauvées se cache une vérité gênante : l’iboga et l’ibogaïne utilisés par des cliniques du monde entier proviennent en grande partie de plantes cueillies illégalement dans les forêts du Gabon et exfiltrées en contrebande depuis le Cameroun.

    « Nous savons que l’iboga quitte le Gabon pour être vendu sur Internet », indique Natacha Nssi Bengone, directrice générale adjointe du Ministère de l’eau, des forêts, de la mer et de l’environnement du Gabon. « C’est fait sans l’accord du Gabon. »

    Selon Max Ondo, directeur du service social de l’association Conservation Justice, dont le but est de mettre un terme au trafic illégal des espèces au Gabon, les Camerounais sont les principaux trafiquants d’iboga. Ils achètent un iboga pour « quelque chose comme 15 euros » et de retour au Cameroun, ils en vendent les racines « en ligne, pour plus cher, à des Européens ou à des Américains », explique-t-il.

    Si l’ibogaïne « sauve bel et bien des vies », commente Kirran Ahmad, clinicien-chercheur de l’Imperial College de Londres et spécialiste des psychédéliques, dont le rôle chez Blessings of the Forest est de faire en sorte qu’il y ait un bénéfice mutuel entre le Gabon et l’Occident, le « récit de ce qui se passe au Gabon » est généralement absent du rapport qu’entretiennent les Occidentaux qui en prennent. « C’est du Gabon qu’on a extrait les esclaves et, pour moi, ce qui se passe avec l’iboga est un nouveau processus extractif », déplore-t-il.

    Le nouveau programme de production d’iboga équitable vise à résoudre ce problème en proposant une alternative légale et durable. La démarche a toutefois ses détracteurs et l’avenir dira si les praticiens et les cliniques de l’étranger soutiendront le programme en choisissant de se procurer de l’iboga issu du commerce équitable plutôt que de continuer à acheter de l’iboga moins cher, et probablement de contrebande, sur Internet. Ce qui se joue, selon Denis Massande, président de l’Association pour le développement de la culture des peuples pygmées du Gabon, ce sont les droits des communautés autochtones du Gabon et l’avenir d’un morceau crucial de l’héritage culturel et écologique gabonais.

    « Nous n’avons jamais refusé de partager l’iboga avec les autres, fait observer Denis Massande. Mais maintenant que ce commerce de l’iboga a gagné en notoriété dans le monde entier, si on ne met pas de régulation en place, l’iboga disparaîtra. » 

     

    LA PHARMACOPÉE DE LA NATURE

    Des traces de charbon découvertes par des archéologues dans un grotte gabonaise indiquent que les autochtones de la région ont recours à l’iboga depuis 2 000 ans au moins. Selon la légende, des Pygmées babongos auraient découvert les effets psychoactifs de l’iboga après avoir observé des animaux en consommer. Les Pygmées auraient ensuite fait part de leur découverte aux Bantous, qui sont aujourd’hui majoritaires dans la population gabonaise.

    Dans le village d'Ebyeng, près de Makokou, Delphine Minko née Akoumanlo, maîtresse de cérémonie bwiti, prépare la première récolte légale et équitable d'iboga en vue de son expédition à l'étranger. Elle et ses collègues ont travaillé toute la nuit pour débarrasser les racines d'iboga de leur couche externe, sécher la couche interne sur le feu, la réduire en poudre et imprégner la matière sacrée de leurs bénédictions.

    PHOTOGRAPHIE DE Rachel Nuwer

    En Occident, des pharmacologues français et suisses ont isolé l’ibogaïne présente dans des racines d’iboga en 1901 et des pharmacies françaises n’ont pas tardé à commercialiser des comprimés d’ibogaïne pour traiter une variété de maladies et pour aider « les personnes en bonne santé lors d’efforts physiques ou mentaux inhabituels ». Dans les années 1960, quelques psychiatres au Chili et aux États-Unis ont commencé à faire un usage thérapeutique de l’ibogaïne et la capacité de la molécule à débarrasser d’une addiction est apparue un an plus tard quand Howard Lotsof, natif de la ville de New York, s’est aperçu qu’elle le soulageait de son désir de prendre de l’héroïne, le tout sans aucun symptôme de manque.

    Les États-Unis ont proscrit tout usage et virtuellement tout étude sur l’ibogaïne en 1970 par le truchement d’une loi, le Controlled Substances Act. Un certain nombre d’autres pays, en particulier en Europe, l’ont interdite. En Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande et dans l’État de São Paulo, au Brésil, l’ibogaïne est un médicament délivrable sur ordonnance ; ailleurs, bien souvent, l’ibogaïne se trouve dans une zone grise : l’usage médical n’est pas explicitement approuvé mais pas expressément interdit non plus.

    Ce patchwork de législations a conduit à une explosion du tourisme médical lié à l’ibogaïne. Quatre-vingt à cent fournisseurs d’iboga, opérant principalement au Mexique, au Brésil, au Costa Rica, en Colombie et en Afrique du Sud, servent des clients pour la plupart nord-américains et européens prêts à débourser entre 4 500 et 14 000 euros pour une seule séance thérapeutique. La demande va croissant et de nouvelles cliniques « voient constamment le jour », indique Juliana Mulligan, fondatrice d’Inner Vision Ibogaine, entreprise new-yorkaise fournissant des services de consultation aux personnes suivant un traitement à base d’ibogaïne et aux cliniques spécialisées dans cette molécule.

    L'achat d'iboga pour un usage personnel est légal au Gabon, mais le prix dans le pays a augmenté d'environ 800 % au cours de la dernière décennie en raison de la montée en flèche de la demande en Occident. David Mbilou, de l'association gabonaise à but non lucratif Ebando, qui se consacre à la préservation des connaissances et des pratiques traditionnelles, a acheté ce petit pot d'iboga transformé sur un marché de Libreville pour un usage cérémoniel et thérapeutique.

    PHOTOGRAPHIE DE Rachel Nuwer

    D’après Tobias Erny, directeur exécutif de l’association Global Iboga Therapy Alliance, engagée dans la promotion des usages sacramentels et thérapeutiques de l’iboga, le nombre de personnes ayant essayé l’ibogaïne en dehors du Gabon depuis les années 1960 varie de 10 000 à 40 000 selon les estimations. « En 2006, 3 000 personnes environ avaient pris de l’ibogaïne en dehors de l’Afrique, mais nous estimons que ce chiffre a explosé depuis. »

    Les données récoltées auprès de certains utilisateurs occidentaux révèlent le potentiel thérapeutique de l’ibogaïne. De 1996 à 2005, Deborah Masha a dirigé une clinique spécialisée dans l’ibogaïne sur l’île de Saint-Christophe où elle a supervisé le traitement de 277 patients qui, pour la plupart, ont réussi à se désintoxiquer des opioïdes ou de la cocaïne après une dose seulement. « J’ai vu cela vraiment transformer des gens, libérer une personne prise dans un cycle intraitable de dépendance aux drogues », se souvient-elle.

    Une étude de 2020 ayant pris pour sujets cinquante-et-un vétérans des forces spéciales américaines ayant suivi au Mexique une thérapie sous ibogaïne et 5-MeO-DMT, une autre substance psychédélique, a révélé, entres autres choses, de « très larges baisses » des symptômes de stress post-traumatiques chez les participants. La plupart des vétérans ont également décrit leur expérience comme l’un des événements les plus significatifs de leur vie sur le plan spirituel. « L’ibogaïne immerge dans des sujets profonds et vous aide à y voir plus clair à tel point que les cures traditionnelles font pâle figure à côté », explique Juliana Mulligan, qui a eu recours à l’ibogaïne pour mettre fin à une dépendance de sept ans aux opioïdes, car les traitements courants ne la soulageaient pas.

    L’ibogaïne peut être fabriquée en laboratoire mais n’a pas encore été produite de cette manière à grande échelle. Il est d’ailleurs possible de la dériver d’autres espèces de plantes, en particulier d’un arbre tropical africain : Voacanga africana. L’iboga pousse également en dehors du Gabon. L’Allemand Ralf Vogtel a lancé une plantation intensive d’iboga au Ghana en 2016 après avoir appris que la demande augmentait et que les réserves naturelles s’amenuisaient. Il possède désormais 40 000 arbres sur près de 70 hectares et envoie ses produits dans le monde entier. « C’est une denrée de base commercialisable, de même que le cacao ou les bananes, constate-t-il. La demande augmente dans le monde entier. »

    Toutefois, l’iboga, celui du Gabon en particulier, a la réputation d’être imprégné de siècles d’usages traditionnels bienveillants et de renfermer une complexité chimique naturelle impossible à répliquer ailleurs, que ce soit dans la nature ou en laboratoire.

     

    « MON IBOGA VIENT DU GABON »

    Au Gabon, il est légal de prélever des ibogas en dehors des aires protégées pour en faire un usage traditionnel. Toutefois, selon Yann Guignon, à l’exception de l’envoi expérimental qui doit être expédié cette semaine, quiconque en a importé du Gabon a violé la loi et probablement financé le braconnage. « Quand vous demandez aux cliniques où elles se procurent leurs médicaments, elles ne répondent pas. »

    Le Gabon n’a pas encore effectué de recensement national de la population d’ibogas. Il est donc impossible de savoir si leur trafic entraîne un déclin. En outre, les autorités ne répertorient pas les saisies de contrebande. Cependant, le prix local a augmenté de 800 % ces dix dernières années et selon certaines personnes, on en trouve rarement et même plus du tout à certains endroits.

    Solange Ngouessono, directrice adjointe des opérations à l’Agence des parcs nationaux du Gabon, a eu vent de vingt arrestations liées au trafic d’ibogas entre 2011 et 2012 quand elle travaillait au Parc national de Mayumba. Elle et ses collègues ont saisi quatre-vingt-huit sacs contenant des racines d’ibogas pensant neuf kilogrammes chacun environ ainsi que deux grandes bouteilles de racines réduites en poudre. « Les coupables avaient l’intention de vendre leurs produits à Libreville et ailleurs », explique-t-elle.

    Un Gabonais danse lors d'une cérémonie Bwiti à Libreville. En créant un programme de commerce équitable pour l'iboga, le Gabon espère préserver son patrimoine naturel et culturel. La montée en flèche de la demande met les traditions en péril, car les braconniers pillent les parcs nationaux et achètent les stocks d'iboga aux villageois. Une grande partie de l'iboga est introduite en contrebande au Cameroun, où elle est vendue en ligne à des acheteurs étrangers pour des prix pouvant atteindre des milliers de dollars la livre.

    PHOTOGRAPHIE DE STEEVE JORDAN, AFP/GETTY IMAGES

    En décembre 2018, des rangers du Parc national de Mayumba ont saisi près de quatre-vingt-dix sacs d’iboga pour un poids total estimé à 900 kilogrammes. Selon Natacha Nssi Bengone, quelques mois plus tard, des photos de « quantités énormes » d’iboga ont été découvertes sur le téléphone portable d’un citoyen camerounais appréhendé au Gabon pour trafic d’voire. « Ce braconnier d’ivoire était probablement également intéressé par l’iboga », affirme-t-elle.

    En février 2019, les autorités gabonaises ont voté une loi interdisant l’export d’iboga sans permis gouvernemental. « À ce jour, nous n’avons encore jamais octroyé une telle autorisation, précise Natacha Nssi Bengone. Pourtant nous voyons en vente sur Internet de l’iboga estampillé "From Gabon". »

    Et en effet, quelques jours seulement après avoir rejoint un groupe Facebook sur le thème de l’ibogaïne, un utilisateur m’a envoyé un message pour me proposer « de l’iboga de qualité supérieure » pour 3 500 euros le kilogramme. Je pouvais me servir de l’iboga, me disait l’utilisateur, pour traiter « tous type[s] d’addictions, pour guérir de la dépression, du stress et des troubles psychologiques », ainsi que comme d’un « sacrement spirituel ».

    « Mon iboga vient du Gabon », a-t-il ajouté comme pour tenter de conclure la vente.

    Selon Henri-Paul Moubeyi Bouale, président de l’Association nationale du bwiti-missoko, comme l’iboga possède une « valeur universelle », la menace que le braconnage représente pour l’espèce « n’est pas qu’un problème gabonais ». « Il est dans l’intérêt du monde entier de protéger cette plante. »

     

    « JE COMBATS LE RACISME » ET « LA BIOPIRATERIE »

    Yann Guignon est un ancien homme d’affaires bourru et, au premier abord, on ne s’attendrait pas à le retrouver à la tête de la lutte pour le commerce équitable de l’iboga. Mais il a une réelle affinité pour les cultures africaines et est engagé dans la lutte contre le racisme. Fils d’un Français blanc et d’une mère sud-africaine aux origines ethniques diverses, il a grandi dans un quartier mixte d’Angers où la plupart de ses amis étaient Noirs et où il n’était pas rare qu’il se batte avec des enfants blancs qui proféraient des propos racistes.

    Au début des années 2000, Yann Guignon a obtenu un emploi à Paris au sein d’une entreprise du secteur des TIC où il a officié en tant que directeur commercial pour l'Afrique sub-saharienne. La consommation de cocaïne et d’alcool était banalisée sur son lieu de travail et il a commencé à en prendre, parfois jusqu’à l’excès.

    En 2004, un chef de projet gabonais d’une entreprise fournissant des services d’ingénierie informatique a remarqué que Yann Guignon consommait de la cocaïne et lui a proposé de lui organiser une séance pour prendre de l’iboga. Il n’avait jamais entendu parler de cette plante mais a accepté. « C’était comme si j’avais lu l’histoire de ma vie de manière tout à fait différente, et ça m’a vraiment expliqué pourquoi j’étais comme j’étais », se souvient-il au sujet de sa première expérience, difficile mais profonde.

    Au Gabon, les racines d'iboga (à gauche) sont transformées en poudre séchée (flacon à droite) à des fins de consommation. Les racines contiennent au moins 13 alcaloïdes, dont l'ibogaïne, qui peut également être synthétisée en laboratoire ou isolée à partir d'autres plantes. L'iboga du Gabon est surtout prisé par les étrangers qui l'utilisent à des fins thérapeutiques ou de développement personnel.

    PHOTOGRAPHIE DE NIGEL DODDS, ALAMY

    Yann Guignon n’a plus jamais repris de cocaïne et quelques années plus tard, il a quitté son travail et déménagé au Gabon. On l’a initié au bwiti et il est devenu le protégé de Jean-Noël Gassita, pharmacologue et éminent spécialiste de l’iboga mort en 2022. Jean-Noël Gassita expliquait que l’Occident avait braconné l’iboga du Gabon pendant deux siècles et qu’il était désormais plus difficile pour les Gabonais d’en trouver et d’avoir les moyens de se procurer cette plante sacrée. Yann Guignon a accepté d'apporter son aide pour trouver une solution. « Pour moi, c’est exactement la même chose que lorsque j’étais adolescent, je combats le racisme », explique-t-il.

    En 2011, Jean-Noël Gassita a présenté Yann Guignon à Sylvia Bongo Ondimba, Première dame du Gabon, qui a suggéré à ce dernier de faire des recherches sur l’iboga dans le cadre du Protocole de Nagoya. Yann Guignon a élaboré un rapport exhaustif donnant un aperçu de l’ensemble des informations disponibles sur l’iboga, et notamment sur les menaces que le braconnage faisait peser sur l’espèce. Avec ses collègues de l’association Blessings of the Forest, il a passé la décennie suivante à mettre au point un cadre légal et social susceptible de répondre à la demande grandissante d’iboga à l’étranger tout en bénéficiant simultanément aux Gabonais ruraux et en protégeant l’environnement.

     

    NAGOYA POUR TOUS

    Aujourd’hui, en toute théorie, n’importe qui au Gabon peut exporter de l’iboga, ainsi que le prévoit la législation gabonaise inspirée du Protocole de Nagoya, à condition que certaines conditions ayant trait au partage des bénéfices et à l’environnement sont remplies.

    Blessings of the Forest vient en aide aux habitants des zones rurales en les encourageant à créer des associations et en leur apportant le soutien financier et technique nécessaire pour créer des plantations d’ibogas. L’organisme met également en lien des associations de village avec des acheteurs internationaux et propose une aide aux démarches administratives nécessaires à l’export. En retour, les communautés acceptent de ne pas couper les arbres de grande taille, quels qu’ils soient, pour faire de la place pour les ibogas ; de ne pas se livrer au trafic de faune, de flore et de bois ; et de réinvestir au moins la moitié de ce qu’elles gagnent grâce à la vente d’ibogas dans des projets communautaires tels que des écoles et des infrastructures.

    À ce jour, treize associations de village représentant un millier de personnes ont intégré ce partenariat et planté plus de 24 000 ibogas répartis sur quatorze plantations. Selon Hubert-bled Elie-Nloh, président d’A2E, association ayant créé deux plantations près de Makokou, chacun trouve son compte à travailler avec Blessings of the Forest. (Aloïse et Jacqueline Amougha en sont membres). « C’est le symbole de la conservation de notre culture, d’abord, et aussi de la conservation de la biodiversité, déclare-t-il. L’iboga est le cheval de bataille menant la charge du développement communautaire. »

    D’après Yann Guignon, quand le programme de commerce équitable fonctionnera correctement, Blessing of the Forest s’attèlera à convaincre ou, si cela est nécessaire, à obliger légalement les cliniques et les entreprises du secteur de l’ibogaïne du monde entier à s’engager dans une forme de réciprocité vis-à-vis du Gabon. Il a également l’intention d’aider les chefs bwitis à contester les brevets sur l’ibogaïne que l’on cherche ou cherchera à déposer en Occident, phénomène qu’il appelle « syndrome de Christophe Colomb », au motif que les droits relatifs à la propriété intellectuelle appartiennent déjà au Gabon. « Ils prétendent avoir découvert des choses qui étaient déjà connues par les gens d’ici, souligne-t-il. C’est de la biopiraterie. »

    Certains groupes internationaux apportent un vif soutien à ces démarches. Ricard Faura est responsable de programme au Centre international d’éducation, de recherche et de service ethnobotanique (ICEERS) et est conseiller au Fonds de conservation de la médecine autochtone (IMC), qui soutient financièrement Blessings of the Forest. Il attire l’attention sur le fait que si rien n’est fait, « alors, dans un futur pas si lointain, nous ne verrons plus d’ibogas dans la nature et certaines personnes n’auront plus l’occasion de pratiquer leur tradition ».

    Toutefois, certains craignent que le nouveau cadre légal dont s’est doté le Gabon soit utilisé pour bénéficier à certains groupes et pour en exclure d’autres. « L’idée des Blessings of the Forest est très noble », déclare Tobias Erny. Mais il craint que ces nouvelles règles ne servent à « aider une certaine clique très proche de la classe dirigeant du Gabon pour créer une sorte de monopole de l’iboga ».

    « Toute l’exploitation des ressources au Gabon est contrôlée par les familles au pouvoir », ajoute Georges Oberdeno Essongue, cofondateur de SoVaTer, entreprise gabonaise dont le but est également de prendre au commerce équitable d’iboga. Geogres Oberdeno Essongue craint pour sa part qui lui et ses collègues ne figurent pas parmi les « quelques personnes » qui recevront probablement l’autorisation d’exporter de l’iboga.

    Pour que le commerce d’iboga soit vraiment équitable, il doit être « ancré dans les peuples autochtones, prévient Denis Massande. C’est une façon pour nous de recevoir quelque chose en retour pour ce que nous avons donné au monde. »

    Tâchant de répondre à ces inquiétudes, Natacha Nssi Bengone insiste sur le fait que « le Protocole de Nagoya concerne tout un chacun, et en particulier les communautés locales ».

     

    LE CADEAU DU GABON

    L’avenir dira si le commerce équitable d’iboga est capable de s’implanter. Toujours est-il qu’un matin couvert de novembre, chez Aloïse et Jacqueline Amougha, cet horizon semblait possible.

    Ce matin-là, Aloïse Amougha a mené un groupe de membres d’A2E et de Blessings of the Forest à travers son jardin, couvert d’une mélasse de boue fauve après le passage d’un orage. Il s’est arrêté devant le premier iboga qu’il a planté au début des années 1990, une beauté de quatre mètres de hauteur aux feuilles luisant d’une nuance brillante de vert citron, tandis que chacun derrière lui inclinait la tête en signe de respect. « J’en appelle à l’esprit de Dieu », a annoncé Aloïse Amougha, s’adressant à l’arbre sur un ton révérencieux. « Habitants de cette Terre et habitants de partout, ce bois vous rendra meilleurs et plus forts. Faites-leur savoir qu’il vient du Gabon. »

    Aloïse Amougha a demandé à l’arbre la permission de le couper et a communiqué sa réponse à la foule : « Il est temps pour moi de m’en aller afin de faire de la place à d’autres arbres pour qu’ils respirent. »

    Sur ce, des machettes se sont mises à fendre l’air et des pelles à plonger dans la terre riche. Une heure plus tard, le vieil arbre et plusieurs autres ne consistaient plus qu’en quelques sacs de racines couvertes de boue. Chacun des membres d’A2E a été payé 15 euros pour une tâche qui ne leur aurait rapporté en temps normal que quelques centimes. En ce qui concerne les racines elles-mêmes, l’association A2E ainsi qu’Aloïse et Jacqueline ont reçu des paiements de plus de 800 euros, soit quatre fois le salaire mensuel moyen au Gabon. Dans cette région rurale paupérisée où les éléphants mangent les cultures des agriculteurs et où l'électricité n'est pas entrée dans tous les foyers, l’iboga peut « guérir la communauté tout entière, lui faciliter la vie, j’entends », affirme Aloïse Amougha.

    Les racines de cette première récolte ont été distribuées quelques kilomètres plus loin sur la route de terre à un groupe de prêtresses en tenue d’apparat bwitie, le corps peint d’un blanc pâle et le visage décoré de points rouges disposés en figures géométriques saisissantes. Les femmes ont passé la nuit à préparer rituellement l’iboga pour son expédition. Assises sur le sol, elles ont méticuleusement pelé chaque racine en chantant au son grisant des accords d’un ngombi, une sorte de harpe qui aurait le pouvoir de relier le monde des esprits au monde terrestre. Travaillant par fournées, Delphine Minko née Akoumanlo, maîtresse de cérémonie bwitie, a torréfié les racines lavées au-dessus d’un feu allumé à l’extérieur et les a pulvérisées en une fine poudre. « L’iboga peut nous montrer le chemin de la vie », a-t-elle dit alors que la lune illuminait une volute de fumée qui encadrait son visage. « C’est comme la grande école de la vie. »

    Le lendemain matin, Yann Guignon et ses collègues ont récupéré l’iboga béni et transformé, ont payé les femmes 75 euros chacune et ont pris la route pour un trajet cahoteux de quatorze heures en direction de Libreville. Dans peu de temps, un colis précieux, le premier à être envoyé dans un esprit de réciprocité, traversera l’Atlantique et arrivera sur un nouveau continent où son vrai périple commencera dans l’esprit de ceux qui prendront de l’iboga pour guérir.

    Lors de ces voyages personnels intenses, la bénédiction d’Aloïse Amougha, donnée à un arbre dont il a passé la moitié de sa vie à s’occuper, brillera peut-être dans les ténèbres pour faciliter leur passage.

    Cet article a en partie été financé grâce à la Bourse de Journalisme Psychédélique Ferriss - UC Berkeley.

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