Bactériophages : et si le remède aux supermicrobes se trouvait dans nos égouts ?
Pour venir à bout des bactéries résistantes aux antimicrobiens, les scientifiques font appel à un allié surprenant : les bactériophages, une armée de virus qui évolue dans les recoins les plus sombres et les plus pollués.
Au laboratoire du Dr Lilian Musila à l'Institut de recherche médicale du Kenya, le technicien Martin Georges dépose à la pipette des bactériophages sur une boîte de Petri contenant des bactéries.
Par un matin d'octobre 2022, Lillian Musila, Martin Georges et Moses Gachoya chargent blouses de laboratoire, gants médicaux et glacières en plastique dans un 4x4 Toyota blanc, et quittent l'enceinte immaculée de l'Institut de recherche médicale du Kenya pour s'aventurer à l'extérieur de la ville. Leur destination ? Les lieux les plus sales et infestés de germes que l'on puisse imaginer : une usine de traitement des eaux usées, des rivières polluées et les torrents d'eaux noires qui ruissellent entre les boutiques et les habitations de Kibera, l'un des plus grands bidonvilles africains.
Pour le commun des mortels, le simple fait de penser aux bactéries et aux virus qui hantent ces lieux suffirait à déclencher une vague de frissons. Pour ceux qui, comme le Dr Musila, se spécialisent dans les maladies infectieuses, ces lieux offrent paradoxalement un véritable arsenal pour lutter contre les ravages causés par les supermicrobes à travers le monde. Musila et son équipe sont là pour traquer les bactériophages, ou phages, ces virus qui infectent et tuent les bactéries, généralement sans inquiéter leur hôte humain.
« Le concept est simple : l'ennemi de mon ennemi est mon ami », résume le Dr Musila, scientifique en chef du Département des maladies infectieuses émergentes.
Les antibiotiques sont la pierre angulaire de la médecine moderne depuis les années 1940. Grâce à eux, l'espérance de vie de l'être humain s'est allongée de vingt-trois ans. Seulement voilà, un grand nombre de bactéries a depuis trouvé le moyen d'échapper aux antibiotiques : c'est la résistance aux antimicrobiens (RAM). D'après l'Organisation mondiale de la santé, ce phénomène serait « l'une des dix plus grandes menaces pour la santé publique auxquelles se trouve confrontée l'humanité ». Les chercheurs estiment que les bactéries résistantes aux médicaments ont fait plus d'un million de morts en 2019, ce qui en fait l'une des principales causes de décès à travers le monde.
Il y a un besoin urgent de nouveaux antibiotiques, mais aucune nouvelle classe n'a été découverte depuis les années 1980. À l'heure où seule une poignée de sociétés pharmaceutiques s'efforcent de mettre au point des antibiotiques, l'une des rares solutions réside dans la phagothérapie, le traitement utilisant les fameux virus bactériophages.
Malgré son statut de discipline émergente, la phagothérapie est utilisée de manière sûre et efficace dans les pays de l'ex-Union soviétique depuis sa découverte en 1917. Les données récentes issues d'essais cliniques et de différents cas d'utilisation d'urgence en Europe et aux États-Unis montrent que les bactériophages offrent un moyen sûr et efficace de traiter les infections contre lesquelles aucun antibiotique connu ne fonctionne.
Il y a huit ans, en constatant que la RAM constituait déjà un défi majeur au Kenya, le Dr Musila a lancé un programme national de surveillance du phénomène chez les bactéries issues de patients hospitalisés à travers le pays. Même si la collecte de données inaltérées présente déjà un défi en soi, Musila et ses collègues ont découvert que 60 % des infections documentées étaient résistantes à divers types d'antibiotiques, notamment les plus abordables et les plus facilement accessibles, se souvient-elle. Son équipe a immédiatement donné l'alerte, mais en tant que spécialiste du développement thérapeutique, la simple description du problème ne suffisait pas au Dr Musila.
« J'avais l'impression d'annoncer l'apocalypse et la fin du monde imminente. Je me suis dit qu'on ne pouvait pas rester assis là et se contenter de montrer que les choses allaient mal. On voulait trouver des solutions. » De retour à son laboratoire après avoir participé à une conférence présentant les recherches en cours sur les bactériophages, elle a rédigé un protocole et lancé sa toute première chasse aux phages en 2016.
LA CHASSE
Au centre de traitement des eaux usées de Nairobi, Georges et Gachoya, tous deux employés du laboratoire de Musila, boutonnent leur blouse et enfilent leurs gants jetables, avant de s'approcher du rebord d'un bassin en béton contenant des eaux brunes et bouillonnantes. Dans ce bain nauséabond, les bactéries travaillent dur pour désagréger les déchets solides alors que les phages, naturellement présents dans l'environnement, s'évertuent à infecter ces mêmes bactéries, à se répliquer et à s'en extraire pour mieux trouver leur prochain hôte.
Sous le regard de Musila, Georges plonge un récipient jaune en plastique dans la mélasse et le récupère à l'aide d'une cordelette. Soigneusement, il verse ensuite le contenu dans un second récipient, sur lequel Gachoya inscrit « eaux usées » avant de le déposer dans une glacière vide. Après avoir prélevé d'autres échantillons à l'entrée du centre de traitement où arrivent les eaux usées brutes, l'équipe reprend la voiture en direction de Kibera. Georges s'approche d'un ruisseau peu profond où les eaux noires ruissellent sur diverses couches de déchets, et répète la manipulation.
De retour au laboratoire, Georges et Gachoya rassemblent les échantillons pour filtrer les différents types d'eaux usées, ne laissant passer que les phages microscopiques, des organismes encore plus petits que les plus petits des virus et des bactéries. L'étape suivante est la culture et la multiplication des phages en les nourrissant de bactéries. Au menu ce jour-là : Klebsiella pneumonia et Pseudomonas aeruginosa, deux agents infectieux résistants aux antibiotiques et présents dans le monde entier, sur lesquels travaille actuellement Musila. La mixture est ensuite mise de côté.
Le lendemain, les deux collègues déposent de petites gouttes de liquide contenant les phages sur des bactéries cultivées dans des boîtes de Petri. En tuant les bactéries, les phages laissent une cavité circulaire à la surface de la boîte, signe du passage à trépas des bactéries cultivées à cet endroit. L'équipe isole et purifie ensuite ces phages tueurs. Dans quelques jours, après le séquençage de leur génome, l'équipe connaîtra le nombre de nouveaux phages découverts et congèlera les nouveaux virus à -80 °C en vue de leur analyse ultérieure.
La découverte de phages est une activité relativement rapide et abordable. Un matériel de laboratoire classique et des compétences de base suffisent à mener ces recherches, contrairement à d'autres domaines pharmaceutiques. À titre de comparaison, il faut compter dix à quinze ans et au moins un milliard de dollars pour identifier un nouvel antibiotique.
« Les étudiants de premier cycle, les élèves de lycée, quiconque possédant une once de curiosité pour ce genre de savoir peut participer », assure Graham Hatfull, professeur à l'université de Pittsburgh, où il dirige le programme SEA-PHAGES grâce auquel plus de 40 000 étudiants de première année ont appris à découvrir des phages.
Cette particularité a des implications majeures pour la réduction des inégalités dans la santé, la recherche et l'accès aux médicaments à travers le monde. Bien que limitées, les données disponibles suggèrent que l'Afrique et l'Asie sont les deux régions les plus affectées par la RAM. Pourtant, de nombreux pays en développement, dont trente-sept en Afrique subsaharienne, ne disposent pas d'une industrie pharmaceutique domestique et doivent encore se résoudre à importer leurs fournitures médicales, leurs médicaments et leurs vaccins depuis l'Europe et les États-Unis.
« Je cite souvent la distribution inéquitable des vaccins contre le COVID-19 durant la pandémie, le temps qu'ils mettaient et qu'ils mettent toujours pour arriver dans les pays en développement », affirme Tobi Nagel, directrice de l'organisation à but non lucratif Phages for Global Health, qui aide à implanter des structures de recherche de phages dans les pays en développement.
Le constat est le même pour les antibiotiques. De nombreux pays en développement souffrent d'un manque d'accès régulier aux antibiotiques les plus basiques, sans parler des médicaments plus avancés ou des combinaisons d'antibiotiques que l'on sait efficaces contre certains microbes résistants. D'après une étude menée au Malawi en 2019, les stocks des établissements de santé publique du pays ne comptaient que 48,5 % des médicaments essentiels et, pour la moitié d'entre eux, le coût d'un seul cycle de traitement dépassait le salaire journalier moyen des Malawiens, ce qui les rendait inabordables. La phagothérapie peut être mise en œuvre dans les pays les plus touchés par la RAM, tout en évitant les barrières techniques et financières de la recherche pharmaceutique traditionnelle.
« C'est une solution accessible pour les pays en développement, et c'est ce qui en fait sa beauté », avance Musila.
De plus, les données empiriques suggèrent que les phages évoluant dans la même région que les bactéries qu'ils infectent sont plus puissants que ceux qui évoluent dans d'autres régions du monde. Lorsque Musila et son équipe ont testé des phages fournis par des chercheurs russes sur un panel de bactéries présentes au Kenya, les virus se sont avérés inefficaces. Le constat est le même pour Ivy Mutai, chercheuse au sein de l'Institute of Primate Research de Nairobi, qui a obtenu des résultats similaires en testant des phages de Géorgie contre des souches bactériennes kenyanes.
Les bactériophages infectent les bactéries en se fixant sur un nombre restreint de récepteurs à la surface de la cellule. Cette spécificité s'apparente à un système clé-serrure. Dans un milieu tel que les eaux usées ou les rivières, les bactéries évoluent pour échapper aux phages, et les fameux virus s'adaptent pour conserver la capacité d'infecter les bactéries. Au fil du temps, cette course à l'armement crée des phages hautement efficaces pour éradiquer des souches locales et spécifiques de bactéries.
« La variation géographique est assez importante », explique Mutai. « C'est pourquoi les Kenyans doivent traquer les phages spécifiquement adaptés aux infections du Kenya », poursuit-elle.
RECHERCHE ET ESSAIS CLINIQUES
Depuis la première chasse lancée par Musila, son équipe a identifié plus de 150 phages capables de cibler et d'abattre les agents infectieux désignés sous l'acronyme ESKAPE, pour Enterococcus faecium, Staphylococcus aureus, Klebsiella pneumoniae, ainsi que d'autres bactéries responsables des infections résistantes aux antibiotiques les plus fréquentes, souvent mortelles.
Outre son implication dans la chasse aux phages pour lutter contre les infections humaines communes, Mutai s'intéresse également à l'identification de ceux qui pourraient servir à empêcher les maladies bactériennes dans les cultures ou désinfecter le matériel et les surfaces dans les hôpitaux, deux sources notoires de microbes résistants aux antibiotiques. La scientifique mène ces recherches sous la direction d'Atunga Nyachieo, directeur du programme de recherche sur les phages de l'Institute of Primate Research.
Toujours au Kenya, Angela Makumi et son équipe de l'Institut international de recherche sur l’élevage ont développé une phagothérapie qui protège les volailles des infections à salmonelles. Makumi supervise actuellement une étude visant à tester une poudre à base de phages pouvant être administrée oralement aux volailles. Les essais sur le terrain devraient débuter en février. Fait notable, il a suffi de deux années depuis la chasse aux phages initiale pour mettre au point un traitement viable, indique-t-elle.
De l'autre côté de la frontière, en Ouganda, plus précisément à l'université de Makéréré où elle exerce en tant que professeure, la présidente de PhageTeam Uganda, Jesca Nakavuma, s'efforce avec ses collègues de trouver des phages tueurs de souches mortelles de la bactérie E. coli, présentes sur les légumes crus, et d'une autre bactérie létale, Aeromonas hydrophilia, qui contamine les réservoirs utilisés en pisciculture. En République démocratique du Congo et à Haïti, les chercheurs travaillent sur des phages capables d'éliminer la bactérie à l'origine du choléra dans les cours d'eau, les puits et d'autres sources d'eau potable afin de prévenir les épidémies.
Aux États-Unis, en Australie et dans certains pays européens, la phagothérapie a été utilisée pour soigner des patients en situation d'urgence ou d'accès compassionnel, lorsque les patients font face à une mort certaine des suites d'une infection résistante aux antimicrobiens. Malgré la demande croissante, le Kenya ne dispose pas encore de mécanismes autorisant une utilisation d'urgence. Ces situations interviennent lorsque les médecins ont épuisé l'ensemble des antibiotiques à leur disposition. Le médecin ou la famille du patient peuvent alors décider d'envoyer un échantillon de la bactérie mise en cause aux chercheurs de phages pour tester l'efficacité de leurs collections.
Depuis 2017, Hatfull et son équipe de Pittsburgh ont aidé à traiter une quarantaine de patients par l'accès compassionnel, indique-t-il. Son équipe a compilé une banque rassemblant plus de 10 000 phages isolés dans l'environnement. Des demandes de patient ou de médecin à la recherche d'une phagothérapie arrivent régulièrement à leur laboratoire, environ une fois tous les deux jours.
Seule une poignée d'essais cliniques ont mis la phagothérapie à l'épreuve en environnement contrôlé, mais plus de soixante essais sont actuellement enregistrés aux États-Unis. Le Kenya et un grand nombre de pays en développement ne disposent pas du cadre législatif nécessaire pour utiliser la phagothérapie en situation d'urgence ou d'accès compassionnel. À la place, Musila partage ses virus-candidats prometteurs avec le Walter Reed Army Research Institute des États-Unis, un institut de recherche qui finance ses travaux actuels et approfondit les recherches sur les phages avant de les considérer pour une utilisation sur l'être humain.
DÉFIS ET AVENIR
Même si certains exemples confirment la capacité des phages à éliminer les microbes résistants aux médicaments chez les patients malades, la phagothérapie soulève encore de nombreuses questions. Par nature, ces virus se répliquent à l'intérieur des cellules bactériennes en les tuant, mais personne ne sait combien de temps prend ce processus une fois qu'ils sont administrés chez les patients. Par conséquent, il est difficile de déterminer et de suivre le dosage des phages à un temps donné. Avec les antibiotiques, les médecins connaissent la dose précise et le temps nécessaire au médicament pour se diffuser dans l'organisme. D'après les données disponibles à ce jour, les phages semblent sans danger, et ce même à haute dose.
Grâce à leur spécificité clé-serrure, les phages ne tuent que des bactéries ciblées et n'iront donc pas inquiéter les bonnes bactéries que l'on trouve naturellement chez l'être humain. À l'inverse, les antibiotiques tuent sans distinction de types de bactéries, ce qui peut entraîner de graves effets secondaires au long terme.
« Il y a toutefois un revers à cette médaille », reprend Hatfull, « la spécificité est parfois si restreinte que les phages ne ciblent que des isolats cliniques, au lieu d'un groupe étendu. » Les chercheurs devraient donc constituer une immense collection de phages ciblant chaque type de bactérie à l'origine de maladies humaines. Hatfull et son équipe de recherche travaillent actuellement sur leur génome pour comprendre comment ils pourraient mettre au point des phages plus puissants avec un champ d'action étendu.
À ce stade, l'identification des phages pour leur utilisation clinique chez l'être humain est réalisée au cas par cas. Si la phagothérapie devient un traitement de routine, cette stratégie ne sera plus adaptée. « En ce qui concerne les bactéries multirésistantes aux antibiotiques, nous en voyons souvent. Ce n'est pas rare. Le besoin de phages pourrait devenir critique », assure Musila.
Les chercheurs développent actuellement des banques de phages locales et internationales auxquelles les scientifiques pourront accéder rapidement. Néanmoins, il manque encore un cadre concret pour l'identification, la recherche et la production à grande échelle destinées à la thérapie. Il sera également nécessaire de déterminer si les réglementations actuelles en matière d'innocuité et de qualité des médicaments sont adaptées à la phagothérapie, surtout dans les pays en développement qui n'ont jamais mis au point de médicaments.
Il reste enfin une dernière inconnue : la durée de l'efficacité des phages, sachant que les bactéries peuvent évoluer pour leur résister. Dans le laboratoire de Musila, Georges et Gachoya observent parfois l'apparition d'une telle résistance du jour au lendemain.
Pour l'heure, un cocktail de quatre ou cinq phages différents est administré aux patients afin de pallier cette résistance. Pour Hatfull et son équipe, l'apparition de bactéries résistantes aux phages reste rare.
Compte tenu des faibles coûts de ce domaine de recherche et des besoins limités en expertise technique, les chercheurs pourraient chasser les phages en continu à mesure que les bactéries développent une résistance. Les eaux usées, les cours d'eau pollués et d'autres environnements infestés de germes offrent une source intarissable de nouveaux phages qui, contrairement aux antibiotiques, continueront d'évoluer pour venir à bout des bactéries.
« C'est une course plus équitable », conclut Musila.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.