Ce scientifique méconnu aurait percé le mystère des origines de la vie sur Terre
Tibor Gánti aurait percé l'un des plus grands mystères scientifiques, et pourtant vous n'avez sans doute jamais entendu parler de lui. Plus d’une décennie après sa mort, la communauté scientifique découvre progressivement ses théories.
Peinture à l’huile représentant le biologiste hongrois Tibor Gánti.
Lorsque Tibor Gánti est mort à l’âge de 75 ans le 15 avril 2009, son nom était loin d’être connu. Ce biologiste a passé une grande partie de sa carrière derrière le rideau de fer qui a scindé l’Europe pendant des décennies, entravant tous types d'échanges.
Si les théories de Tibor Gánti l'ont fait connaître à l’époque communiste, c’est aujourd’hui qu’il est acclamé comme l’un des biologistes les plus novateurs du 20e siècle. Pourquoi ? Car il est à l’origine du modèle de l’organisme vivant le plus simple possible, qu’il a baptisé « chimioton », qui met en lumière une explication passionnante sur les origines de la vie sur Terre.
Celles-ci constituent l’un des mystères les plus déroutants de la science, en partie parce qu’il est composé de plusieurs mystères. À quoi ressemblait la Terre lorsqu’elle s’est formée ? Quels gaz entraient dans la composition de l’air ? Des milliers de substances chimiques désormais utilisées par les cellules vivantes, quelles sont celles qui s’avèrent essentielles ? Et quand ces substances sont-elles apparues ?
Mais la question la plus simple est peut-être la plus complexe. Quel était le premier organisme ?
Pour les scientifiques qui tentent de recréer l’étincelle de la vie, le chimioton est un objectif intéressant pour les expériences. Contraindre les substances chimiques non vivantes à s’assembler en un chimioton dévoile l’une des manières dont la vie se serait formée. Certains groupes de chercheurs se rapprochent étonnamment près de ce modèle, même aujourd’hui.
Pour les astrobiologistes qui s’intéressent à la vie extraterrestre, le chimioton fournit une définition universelle de la vie, qui n’est pas associée à des substances chimiques spécifiques comme l’ADN, mais plutôt à un modèle organisationnel d’ensemble.
« Je pense que Gánti a creusé le sujet des éléments essentiels à la vie plus que quiconque », déclare le biologiste Eörs Szathmáry du Centre pour la recherche écologique situé à Tihany, en Hongrie.
LES ORIGINES DE LA VIE
Il n’existe pas de définition scientifique universelle de la vie. Pourtant, les propositions ne manquent pas : une étude parue en 2012 a identifié 123 définitions publiées. La difficulté réside dans le fait d’en trouver une qui englobe toutes les formes de vie, mais qui exclut tous les éléments non vivants dotés de caractéristiques semblables à la vie, comme le feu ou les voitures. Bon nombre de définitions affirment que ce qui est vivant peut se reproduire. Pourtant, il est impossible pour un lapin, un humain ou une baleine de se reproduire seul.
En 1994, un comité de la NASA a décrit la vie comme « un système chimique autonome capable d’une évolution darwinienne ». Le mot « système » désigne ici un organisme individuel, une population ou un écosystème. Si cette solution permet de contourner le problème lié à la reproduction, elle en a engendré un autre : le manque de précision.
À l’époque, peu de personnes savaient que Tibor Gánti avait proposé une autre définition 20 ans plus tôt.
Né en 1933 dans la petite ville de Vác, située dans le centre de la Hongrie, Tibor Gánti a connu une enfance marquée par la guerre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le pays s’est allié à l’Allemagne nazie. Mais en 1945, son armée a été vaincue par l’Union soviétique qui a dominé l’Europe de l’Est pendant des décennies. À l’instar de la plupart des autres pays d’Europe de l’Est, la Hongrie en est devenue un État satellite.
Fasciné par la nature du vivant, Tibor Gánti a étudié le génie chimique avant de devenir biochimiste industriel. En 1966, il a publié un livre sur la biologie moléculaire intitulé Forradalom az Élet Kutatásában (Révolution dans la recherche des origines de la vie), qui fut pendant des années l’un des principaux manuels universitaires - peu d’autres étant disponibles. Dans ce livre, le biologiste cherchait à déterminer si la science avait compris la manière dont la vie est organisée. Sa conclusion : non.
Tibor Gánti s’est attaqué sans détour à ce problème dans un nouvel ouvrage nommé Az Élet Princípiuma (Les principes de la vie). Uniquement publié en Hongrie, le livre renfermait la première version de son modèle du chimioton, qui décrivait ce qu’il considérait comme l’unité fondamentale de la vie. Ce premier modèle de l’organisme était cependant incomplet. Trois années de travail supplémentaires furent nécessaires au biologiste pour mettre au point ce qui est désormais perçu comme sa version définitive. Encore une fois, le modèle n'a été publié qu’en Hongrie, dans une étude indisponible en ligne.
LA THÉORIE DU CHIMIOTON
1971 fut dans l’ensemble une année exceptionnelle pour la recherche sur les origines de la vie. Outre le travail oublié de Tibor Gánti, deux autres modèles théoriques d’importance ont vu le jour.
Le premier a été mis au point par le biologiste théorique américain Stuart Kauffman. Celui-ci estimait que les organismes vivants devaient être capables de se dupliquer par eux-mêmes. Pour tenter de déterminer comment cela aurait pu être possible avant la formation des cellules, Kauffman s’est intéressé aux mélanges de substances chimiques.
Selon lui, une substance chimique A entraînait la formation d’une substance chimique B, qui permettait elle-même la formation de la substance chimique C, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un élément de la chaîne produise une nouvelle version de la substance chimique A. À l’issue d’un cycle, il existait alors deux copies de chaque ensemble de substances chimiques. Si la matière première était disponible en quantité suffisante, un autre cycle générait quatre copies. Le processus se poursuivait alors de manière exponentielle.
Stuart Kauffman, qui attribua le nom d’« ensemble autocatalytique » à un ce type de groupes, estimait que ces groupes de substances chimiques pouvaient être à l’origine de la première forme de vie. En se complexifiant, ces ensembles finissaient par produire et utiliser une gamme de molécules complexes, telles l’ADN.
Le second modèle était celui du chimiste allemand Manfred Eigen. Ce dernier décrivait un « hypercyle », au cours duquel plusieurs ensembles autocatalytiques se mélangeaient pour en former un plus grand. Dans son modèle, le chimiste a introduit une distinction cruciale : certaines des substances chimiques impliquées dans l’hypercycle étaient des gènes (donc composées d’ADN ou d’un autre acide nucléique) tandis que d’autres étaient des protéines fabriquées sur demande selon les informations contenues dans les gènes. Ce système pouvait évoluer selon les changements, ou plutôt les mutations génétiques, un élément que le modèle de Kauffman ne prenait pas en compte.
Si Tibor Gánti est parvenu seul à une notion similaire, il est allé encore plus loin. Selon lui, deux processus clés se produisaient au sein de chaque organisme vivant. Dans un premier temps, il devait créer et conserver son corps. Pour ce faire, il avait donc besoin d’un métabolisme. Ensuite, il devait posséder un système de stockage des informations, comme un ou plusieurs gènes, qui pouvaient être dupliqués et transmis à sa descendance.
La première version du modèle de Tibor Gánti se composait de deux ensembles autocatalytiques aux fonctions distinctes qui se mélangeaient pour former un ensemble autocatalytique plus grand. Elle n’était donc guère différente de l’hypercycle de Eigen. Mais le modèle présentait un défaut de taille, souligné un an après sa publication par un journaliste qui interrogeait Tibor Gánti. Le biologiste supposait en effet que les deux systèmes étaient fondés sur les substances chimiques qui flottent dans l’eau. Mais, une fois livrées à elles-mêmes, elles s’éloignaient et le chimioton « mourrait ».
Pour remédier à cela, il n’y avait qu’une solution : ajouter un troisième système, une barrière extérieure pour les contenir. Chez les cellules vivantes, cette barrière prend l’apparence d’une membrane composée de substances chimiques adipeuses, les lipides. Dans le modèle, une telle barrière était nécessaire pour conserver le chimioton. Tibor Gánti a donc conclu qu’elle devait aussi être autocatalytique pour se développer et perdurer.
Le chimioton dans sa version complète est ainsi né. Le concept de Tibor Gánti de l’organisme vivant le plus simple possible reposait sur l’association de chacun de ses composants, à savoir les gènes, un métabolisme et une membrane. Le métabolisme produit des composants pour la membrane et les gènes, tandis que ces derniers exercent une influence sur la première. Ensemble, ils forment une unité capable de se reproduire, une cellule si simple qu’elle pourrait exister sans mal sur Terre et même fournir une explication aux biochimies alternatives sur des mondes extraterrestres.
UN MODÈLE TOMBÉ DANS L’OUBLI
« Gánti a très bien cerné la vie », indique Nediljko Budisa, biologiste de synthèse à l’université du Manitoba de Winnipeg, au Canada. « C’était une révélation de le lire », poursuit-il, alors qu’il n’a découvert le travail de Gánti qu’en 2005. Les travaux du biologiste hongrois sont peu connus en dehors de l’Europe de l’Est et il n’en existe que quelques traductions en anglais.
La première mention en anglais du chimioton date de 1987. Le terme était employé dans une étude à la traduction approximative, confie James Griesemer de l’université de Californie à Davis. Peu de scientifiques l'avaient alors remarqué. Ce n’est que plus tard qu’Eörs Szathmáry a mis le chimioton en avant dans son livre intitulé The Major Transitions in Evolution (Les transitions majeures de l’évolution), co-écrit avec John Maynard Smith et paru en 1995. Cela donna lieu à une nouvelle traduction en anglais du livre de Tibor Gánti paru en 1971, qui comprenait des documents supplémentaires et fut publiée en 2003. Le chimioton resta cependant un sujet de niche et Tibor Gánti mourut six ans plus tard.
Le biologiste n’a pas non plus aidé son modèle à trouver grâce aux yeux de la communauté scientifique. Connu pour être un collègue difficile, Gánti était un défenseur obstiné de son modèle en plus d’être paranoïaque, au point qu’il était « impossible de travailler avec lui », décrit Szathmáry.
Le modèle du chimioton était cependant confronté à un autre problème de taille. Vers la fin du 20e siècle, la tendance en recherche était à l’élimination de toute la complexité de la vie à la faveur d’approches plus minimalistes.
L’une des hypothèses principales par exemple, encore en vogue de nos jours, était que seul l’ARN, cousin proche de l’ADN, était à l’origine de la vie.
Tout comme son parent moléculaire plus connu, l’ARN peut porter des gènes. Plus important encore, il peut agir comme une enzyme et accélérer les réactions chimiques. Cela a conduit de nombreux spécialistes à affirmer que la vie n’avait besoin de rien d’autre que l’ARN pour se développer. Cette hypothèse du monde de l’ARN a cependant des détracteurs, notamment parce qu’aucun type d’ARN pouvant se dupliquer sans aucune aide n’a été découvert par les scientifiques. (Les virus à ARN, comme le coronavirus, ont besoin de cellules humaines ou animale pour se reproduire.)
D’autres chercheurs ont estimé que seules les protéines ou seuls les lipides étaient à l’origine du développement de la vie. Ces idées sont à mille lieues de l’approche intégrée de Gánti.
MAIS ALORS, QU’EST-CE QUE LA VIE ?
Les scientifiques du 21e siècle ont toutefois inversé le cours des choses. Les chercheurs tendent désormais à souligner les façons dont les substances chimiques nécessaires à la vie œuvrent ensemble et la manière dont ces réseaux de coopération sont apparus.
Depuis 2003, Jack Szostak de l’Harvard Medical School et ses collègues créent des protocellules de plus en plus réalistes. Celles-ci correspondent à des versions simples de cellules renfermant une gamme de substances chimiques. Les protocellules peuvent se développer et se diviser, ce qui signifie qu’elles sont capables de se répliquer par elles-mêmes.
En 2013, le scientifique et Kate Adamala, qui était alors son étudiante, sont parvenus à faire se dupliquer l’ARN dans une protocellule. Qui plus est, les gènes et la membrane peuvent être associés à cela : à mesure que l’ARN s’accumule, il exerce une pression sur la membrane extérieure, poussant ainsi la protocellule à se développer.
Selon Petra Schwille, biologiste de synthèse à l’Institut Max Planck de biochimie situé à Martinsried en Allemagne, le travail de Jack Szostak « s’inspire de celui de Gánti ». Elle mentionne également Taro Toyota de l’université de Tokyo, au Japon, qui est parvenu à créer des lipides au sein d’une protocellule de manière à ce que cette dernière puisse développer sa propre membrane.
La théorie du chimioton comme origine de la vie est remise en cause par l’argument selon lequel il nécessite un grand nombre de composants chimiques, notamment des acides nucléiques, des protéines et des lipides. De nombreux spécialistes jugent peu probable l’apparition au même endroit de toutes ces substances dans les mêmes matières de départ, d’où l’intérêt des idées épurées comme le monde de l’ARN.
Les biochimistes ont cependant découvert il y a peu que toutes les substances chimiques essentielles à la vie peuvent se former dans les mêmes matières simples de départ. Dans une étude publiée en septembre, une équipe de chercheurs menée par Sara Szymkuć, alors membre de l’Académie polonaise des sciences de Varsovie, a compilé un ensemble de données utilisant des décennies d’expériences qui visaient à créer les éléments chimiques nécessaires à la vie. Avec simplement six substances chimiques, comme l’eau et le méthane, Sara Szymkuć a constaté qu’il était possible de créer des dizaines de milliers d’éléments clés, notamment les composants de base des protéines et de l’ARN.
Jusqu’à présent, aucune de ces expériences n’est parvenue à créer un chimioton qui fonctionne. Les raisons à cela sont multiples. Peut-être est-ce tout simplement compliqué. Ou bien la formule exacte de Gánti ne correspond pas tout à fait à la manière dont fonctionnait la première forme de vie. Quoiqu’il en soit, le chimioton nous permet de réfléchir à la manière dont les composants de la vie œuvrent ensemble, ce qui oriente de plus en plus les approches actuelles vers la compréhension de l’apparition de la vie.
D’ailleurs, la liste des citations du travail de Gánti s’allonge rapidement depuis peu, remarque Szathmáry. Même si les détails diffèrent, les approches actuelles relatives aux origines de la vie sont bien plus proches de ce qu’il avait à l’esprit, une approche intégrée qui ne s’intéresse pas seulement à l’un des systèmes clés de la vie.
« La vie, ce n’est pas des protéines, de l’ARN ou des bicouches lipidiques », explique James Griesemer. « Mais alors, qu’est-ce que c’est ? La vie, ce sont toutes ces choses reliées entre elles dans une organisation adéquate. »
Michael Marshall est rédacteur scientifique, basé dans le Devon, au Royaume-Uni. Son livre The Genesis Quest (La quête des origines), désormais disponible, aborde la question des origines de la vie sur Terre. Retrouvez Michael sur Twitter.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.