Cet os serait la première preuve d’anthropophagie chez les ancêtres de l'Homme

Ce tibia fossilisé présente des traces évidentes de découpe avec un outil tranchant mais l'espèce d'hominine qui en est à l’origine n'a pas encore été clairement identifiée.

De Tom Metcalfe
Publication 27 juin 2023, 17:56 CEST
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Les marques de découpe sur ce tibia vieux de 1,45 million d'années suggèrent que des outils en pierre ont été utilisés pour dépecer la jambe à laquelle il appartenait afin d'en extraire la viande. 

PHOTOGRAPHIE DE Jennifer Clark, National Museum of Natural History, Smithsonian Institution

Voici près d'un million et demi d'années, un groupe d’Hommes semble avoir fait bonne chère de l'un des leurs. Des marques de découpe sur un ancien tibia provenant d'un site du nord du Kenya indiquent qu'il a été dépecé pour en séparer la viande, ce qui pourrait constituer le premier cas connu d’anthropophagie.

Selon la paléoanthropologue Briana Pobiner du Musée national d'histoire naturelle de Washington D.C., le dépeçage a probablement été effectué par des individus qui avaient besoin de se nourrir. Lorsque « les gens ont faim, ils mangent des morts pour se nourrir. »

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Zone agrandie d’une photographie montrant des marques de découpe sur un tibia dépecé d'hominine. Celles-ci sont toutes orientées de la même manière, comme des traces qu’aurait pu laisser un outil en pierre manié sans changer de prise, les réalisant ainsi les unes à la suite des autres. 

PHOTOGRAPHIE DE Jennifer Clark, National Museum of Natural History, Smithsonian Institution

Bien qu'il s'agisse d'une preuve évidente de cannibalisme entre nos ancêtres datant de 1,45 million d'années, ni l'espèce de ceux qui ont effectué les découpes ni celle des dépecés n'ont pu être déterminées. Il est probable que tous étaient des Homo erectus, l'hominine dominant la région à l'époque, mais ils auraient tout aussi bien pu être des Homo habilis ou même des Paranthropus boisei

S’il advenait qu’une espèce en avait mangé une autre, il ne s'agirait techniquement pas de cannibalisme mais plutôt d'anthropophagie, c'est-à-dire de consommation de chair d'hominine entre individus de cette sous-famille, explique Briana Pobiner, autrice principale d’une recherche publiée dans Scientific Reports décrivant la découverte. Il n'en reste pas moins, remarque-t-elle, que ces hominines se ressemblaient peut-être un peu et les auteurs de cette découpe ne choisissaient probablement pas l’individu qu'ils mangeaient.

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    Photos en gros plan de trois fossiles d'animaux provenant de la même région et de la même époque que le tibia de l'hominine et présentant des marques de découpe similaires. Les fossiles correspondent à : a) une mâchoire inférieure d'antilope ; b) un radius, os de la partie inférieure de la patte avant, d'antilope ; c) une omoplate de grand mammifère.

    PHOTOGRAPHIE DE Briana Pobiner, National Museum of Natural History, Smithsonian Institution

    Au sein de notre propre espèce, l'Homo sapiens, de nombreux tabous culturels interdisent le cannibalisme depuis des milliers d'années. Par conséquent, les cas d’anthropophagie ont souvent été tournés en rituel afin de surmonter ceux-ci. Toutefois, ces premiers hominines n'attachaient probablement pas une telle importance à ce qu’ils mangeaient, explique Briana Pobiner. « Je ne pense pas que nous ayons déjà observé cela aussi loin dans le temps. »

    Quelle que soit la raison qui ait poussé à ce dépeçage, Briana Pobiner a failli ne pas croire à sa découverte. « C'était l'un de ces moments où l'on regarde quelque chose et où l'on se dit : c’est impossible ! »

     

    DES MARQUES MYSTÉRIEUSES

    En 2017, Briana Pobiner s'est rendue au Kenya pour examiner des dizaines d'ossements d'hominines conservés aux Musées nationaux du Kenya, à Nairobi. Elle cherchait des marques de morsures d'animaux sur les os, ce qui indiquerait que les premiers hominines auraient été mangés par des prédateurs africains tels que des hyènes ou des chats sauvages.

    Elle n'a néanmoins trouvé aucune trace de morsure. En revanche, elle a décelé ce qui ressemblait à des marques de découpe sur un tibia d'hominine découvert en 1970 dans le comté de Turkana, au nord-ouest du Kenya, par la célèbre paléoanthropologue britannique Mary Leakey.

    Briana Pobiner avait déjà vu de telles marques. « J'ai étudié des centaines de fossiles d'os d'animaux de la même époque et de la même région qui portaient des marques de découpe », explique-t-elle. « J'ai donc su immédiatement de quoi il s'agissait. »

    Elle a ensuite pris des empreintes des marques de découpe avec le matériau que les dentistes utilisent pour réaliser des moules de dents et les a envoyées à son collègue Michael Pante, paléoanthropologue à l'université d'État du Colorado et coauteur de l’étude, sans lui préciser ce qu'elle en pensait.

    Michael Pante et Trevor Keevil, doctorant en anthropologie à la Purdue University et coauteur de l'étude, ont ensuite scanné en 3D les mystérieuses empreintes et les ont comparées à une base de données de 898 marques de dents, de découpe et de piétinement réalisées dans le cadre d'expériences contrôlées. Leur analyse a montré qu'au moins neuf des onze marques de découpe sur l'os vieux de 1,45 million d'années avaient été faites par des outils en pierre.

    COMPRENDRE : Les origines de l'Homme

    Aucune raison ne justifie un tel dépeçage à part pour en manger la viande et, selon Briana Pobiner, il semblerait que les participants aient essayé de séparer le muscle de l'os. « Ils les dépeçaient de la même manière qu'ils le faisaient avec d'autres animaux », ajoute-t-elle.

     

    UN BESOIN DE VIANDE

    Les hominines se mangent entre eux depuis plus d'un million d'années, mais cela pourrait en être première preuve, selon l'archéologue et anthropologue James Cole de l'université de Brighton, au Royaume-Uni, qui n'a pas participé à la récente étude.

    Jusqu'à présent, les premières preuves évidentes de marques de découpe sur des ossements d'hominines provenaient du site archéologique d'Atapuerca, en Espagne, explique James Cole. Il a été estimé que ces ossements dataient de plus de 800 000 ans.

    Néanmoins, « je ne vois aucun inconvénient à ce que ce comportement soit plus ancien », déclare James Cole qui a étudié le cannibalisme chez les hominines

    Il est en revanche plus difficile de savoir pourquoi ces hominines ont mangé les leurs. « Il est difficile de déterminer s'il s'agissait d'une consommation nécessaire d’un point de vue nutritionnel ou d'une activité culturelle plus complexe, par exemple à des fins rituelles », explique le paléoanthropologue Michael Petraglia, directeur de l’Australian Research Center for Human Evolution, centre de recherche sur l’évolution des Hommes, à l'université Griffith de Brisbane, qui n'a pas participé à l’étude.

    Briana Pobiner pense qu'il s'agit d'un cas d'anthropophagie liée à un besoin nutritionnel, les auteurs ayant besoin de se nourrir. Il n'existe aucune preuve de sépultures ou d'autres comportements rituels chez l'Homo erectus ou d'autres hominines de cette époque. Il est donc peu probable qu'ils aient eu une approche rituelle autour de la consommation de chair de leurs semblables, indique-t-elle.

    Le cannibalisme rituel est peut-être propre à notre espèce, certains rites ayant été déduits d’après des restes d'Homo sapiens du paléolithique. Fait plus récent, l’anthropophagie faisait partie des croyances religieuses aztèques, où des règles strictes s'appliquaient selon qui pouvait être mangé et qui pouvait en être acteur. Même les cas de cannibalisme pour la survie, comme dans les naufrages, impliquent des comportements associés au rituel tels que le tirage au sort.

    Il existe également des preuves de cannibalisme chez l’Homme de Néandertal, mais il semble qu'il s'agissait d'un comportement purement nécessaire du point de vue nutritionnel. « Il semble que le cannibalisme ait un aspect culturel plus rituel chez l’Homme moderne », explique Briana Pobiner.

    Les chercheurs n'ont pas exclu la possibilité que la victime hominine ait été chassée pour sa viande, mais il est également possible qu'elle soit morte d'autres causes et qu'elle ait ensuite été mangée. Les singes modernes comme les chimpanzés s'entretuent parfois lors de conflits territoriaux et mangent ensuite les morts, ajoute Briana Pobiner. Ils semblent considérer les corps comme une simple source de viande.

    Ces nouvelles recherches illustrent tout ce que l'on peut apprendre à partir d'ossements déjà découverts. Elles « montrent que de nouvelles informations sur les comportements peuvent être obtenues grâce à des observations modernes et à l'utilisation de nouvelles technologies sur d'anciennes collections muséales », déclare Michael Petraglia. 

    « Certaines des meilleures découvertes ont déjà été faites, mais n'ont peut-être pas encore été pleinement identifiées », ajoute James Cole.

    Briana Pobiner met elle aussi l’accent sur la valeur de l'étude de vieux fossiles à l'aide de nouvelles techniques scientifiques. « Cela souligne vraiment l'importance de réexaminer les collections des musées car on peut y trouver des choses inattendues », indique-t-elle.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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