Comment Chien-Shiung Wu a bouleversé les lois de la physique
Cette pionnière sino-américaine, « Première Dame de la physique », a transformé la science nucléaire en travaillant sur le projet Manhattan et en menant des expériences révolutionnaires.
Chien-Shiung Wu assemble un générateur électrostatique dans le laboratoire de physique du Smith College vers 1942.
En 1957, un groupe de géants de la physique se réunit dans un amphithéâtre de l’Université de Princeton pour écouter une frêle jeune femme sino-américaine. Tandis qu’elle dévoile les résultats de ses dernières expériences à son auditoire, des hommes tels que J. Robert Oppenheimer et George T. Reynolds l’écoutent en silence. Après son intervention, elle leur demande s’ils ont des questions. « La réponse fut un silence de mort de deux minutes », se souvient un observateur après coup. « Puis un tonnerre d’applaudissements et une standing ovation. »
Cette femme, c'est Chien-Shiung Wu. Son expérience vient de démolir un pilier censément indéboulonnable dans son domaine, un concept indispensable aux scientifiques pour comprendre le monde qui les entoure. Les résultats de ses recherches vont faire entrer cette chercheuse à la carrière déjà éminente dans les livres d’histoire, où elle est passée à la postérité en tant que l’une des mères fondatrices de la science.
DE LA CHINE AUX ÉTATS-UNIS
Chien-Shiung Wu voit le jour en 1912 près de Shanghai et est influencée par son père, un ingénieur, et par sa mère, qui est éducatrice. Contrairement à de nombreuses Chinoises de son époque, elle reçoit une éducation formelle. Jeune professeure en devenir, elle excelle à l’école. Mais elle est surtout captivée par les mathématiques et par les sciences et les étudie le soir. Fascinée par les nouvelles découvertes et par l’histoire de femmes de science comme Marie Curie, elle est admise à l’Université Nationale Centrale pour y étudier les mathématiques en 1930. Elle se réoriente bientôt vers le département de physique et entame son cursus scientifique.
Mais l’époque est aux changements brusques, que ce soit dans le domaine de la physique ou en Chine. Les troubles internes et les relations dégradées avec le Japon rendent la vie difficile dans l’Empire du milieu. Avec l’aide d’un oncle et de ses mentors universitaires en Chine, elle décide d’immigrer aux États-Unis pour son doctorat. Elle ne remettra les pieds dans son pays que trente-six ans plus tard et ne reverra jamais ses parents.
Chien-Shiung Wu a alors pour projet d’entrer à l’Université du Michigan, mais une visite à l’Université de Californie à Berkeley, et une rumeur selon laquelle un centre étudiant de la première refuse aux étudiantes l’accès par l’entrée principale, lui font changer d’avis. Cette première confrontation avec le sexisme n’est toutefois qu’un avant-goût. À l’époque, la physique est dominée par les hommes, et les femmes sont largement exclues de ce domaine ou bien reléguées dans des rôles de faire-valoir.
À Berkeley, le genre et l’ethnicité de Chien-Shiung Wu la font sortir du lot, et dès le début ses collègues masculins font des commentaires sur son apparence autant que sur son esprit vif. Elle était « la belle de Berkeley », écrit l’historienne Sharon Bertsch McGrayne. Emilio Segrè, physicien nucléaire et lauréat d’un prix Nobel, se souvient dans ses mémoires que « lorsqu’elle marchait sur le campus, il n’était pas rare qu’une nuée d’admirateurs la suivent, comme une reine. »
Mais Chien-Shiung Wu se défend tout aussi bien dans le laboratoire. Elle se taille rapidement une réputation d’expérimentaliste redoutable, et de spécialiste d’un phénomène alors tout juste découvert : la fission nucléaire. Malgré une thèse bien accueillie et des recherches postdoctorales sur la fission, Berkeley ne la recrutera pas après l’obtention de son doctorat en 1940. Au lieu de cela, elle ira enseigner la physique à des femmes au Smith College. Cette décision de partir vers l’est avec son mari, le physicien Luka Chia-Liu Yuan, sera influencée, en partie du moins, par le sentiment anti-asiatique croissant suscité par la Seconde Guerre mondiale.
TOP SECRET
La guerre va offrir à Chien-Shiung Wu et à d’autres femmes de science des aubaines inédites. Tandis que les hommes partent au combat, les universités recrutent des femmes, non sans réticence, pour enseigner les sciences. Chien-Shiung Wu part pour l’Université de Princeton où elle devient la première professeure du département de physique. Mais peu après son arrivée, en 1944, sa carrière prend un tour inattendu quand, sur insistance du physicien Enrico Fermi, des responsables du Département de la Guerre à l’Université Columbia l’interrogent sur certains aspects de sa thèse de doctorat portant sur la fission. Elle finira par rejoindre une équipe de Columbia travaillant sur un programme de recherche top secret répondant au nom de code « projet Manhattan ».
Chien-Shiung Wu réalisa plusieurs de ses études à l’Université Columbia, à New York, site important du projet Manhattan. Photographiés en 1939, deux professeurs se tiennent à côté du cyclotron de l’université.
« Il y avait un besoin immense de main d’œuvre scientifique qualifiée », explique Alex Wellerstein, historien et professeur à l’Institut Stevens de technologie. « Il y avait un sentiment d’urgence phénoménal. » Chien-Shiung Wu s’attèle sans attendre à la conception de détecteurs de radiations et contribue à la recherche sur la diffusion gazeuse, processus d’enrichissement de l’uranium encore en vigueur de nos jours.
« La diffusion gazeuse fut absolument essentielle pour la bombe larguée sur Hiroshima », souligne Alex Wellerstein. Elle devint la principale technologie d’enrichissement pour les États-Unis durant la Guerre froide ; et, selon lui, cette technologie était si utile que les détails de sa fabrication sont encore en grande partie classés secret défense de nos jours.
Même si Chien-Shiung Wu était certainement consciente du but final de son travail, elle eut plus tard des réticences à parler de la bombe nucléaire et de ses effets dévastateurs. À la place, dans les années qui suivirent, la scientifique se tourna vers d’autres domaines de la physique et contribua notamment à l’infirmation de l’un de ses principes les plus admis.
TRANSGRESSER POUR PROGRESSER
Chercheuse à Columbia après la guerre (il lui faut attendre 1952 pour devenir la première professeure de physique titulaire du département), elle se plonge dans les détails de la désintégration radioactive et commence à s’intéresser aux propriétés des particules subatomiques. Elle collabore avec Tsung-Dao Lee de Columbia et Chen-Ning Yang de Princeton, deux physiciens qui soupçonnent le kaon, une particule tout juste découverte, de violer les théories bien établies de la parité et de la symétrie.
La plupart des particules se désintègrent de manière symétrique et émettent des électrons des deux côtés. Mais le kaon a un comportement inattendu, et Lee et Yang sont convaincus qu’en poussant les expérimentations, ils pourront déterminer si la loi de conservation de la parité, qui stipule que les systèmes physiques se comportent de manière symétrique et ont la même attitude quand ils sont en miroir, est vraiment valide.
C'est Chien-Shiung Wu qui suggére un protocole expérimental à base de cobalt-60, un isotope radioactif, et qui le réalise. Entourée de scientifiques de l’Institut national des normes et de la technologie (NIST), ne dormant que quatre heures par nuit, elle met au point une expérience ambitieuse qui doit permettre de refroidir des cristaux de cobalt radioactifs à une température proche du zéro absolu, puis d’aligner leur noyau avec un puissant aimant afin de savoir si leurs émissions se produisent du côté droit comme du côté gauche.
Après des mois d’expérimentations, Chien-Shiung Wu est en mesure d’affirmer que les noyaux émettent des électrons d’un côté mais pas de l’autre, invalidant ainsi avec brio la loi de parité. La découverte est révolutionnaire, et célébrée comme telle. « Ce sont des moments d’exaltation et d’extase, confia-t-elle plus tard. Un aperçu de cette merveille peut être la récompense de toute une vie. »
Bien qu’elle et ses collègues aient été acclamés et bien qu’elle soit devenue une célébrité scientifique dont la renommée dépassait son simple domaine, sa contribution fut ignorée par le comité Nobel 1957 qui récompensa cette découverte mais qui ne décerna le prix Nobel de physique qu’à Lee et à Yang. Chien-Shiung Wu avait imaginé et réalisé une expérience qui avait fondamentalement changé la façon dont les physiciens pensaient l’univers, préparant ainsi le terrain au développement ultérieur du modèle standard qui gouverne la physique des particules. La question reste de savoir si le sexisme, les intrigues politiques ou un autre facteur jouèrent un rôle dans ce que beaucoup voient comme une exclusion du prix. « Tant que les historiens ne pourront pas consulter les délibérations du comité lui-même, la réponse ne sera pas claire », déplore Alex Wellerstein.
Pour ceux et celles qui s'intéressent à l’héritage de Chien-Shiung Wu, pour ceux qui la considèrent comme une mère fondatrice de la physique, son influence est impossible à nier. Jusqu’à sa retraite en 1981, elle fut l’une des expérimentatrices les plus respectées au monde et participa à l’élaboration d’autres protocoles influents dans les domaines du magnétisme et la fluoroscopie nucléaire notamment. En 1975, elle se vit décerner la Médaille nationale de la science et en 1978, on lui décerna à l’unanimité l’autre récompense prestigieuse de son domaine, le prix Wolf. Elle mourut en 1997, en géante à part entière dans son domaine.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.