Comment les noms des médicaments sont-ils choisis ?

Viagra, Lunesta, Azantac… Le choix des noms des médicaments requiert une réflexion aussi vendeur que scientifique, et doit suivre de nombreuses réglementations pour éviter toute erreur lors de l'administration ou la prescription des traitements.

De Stacey Colino
Publication 14 juin 2022, 10:30 CEST
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30 000 médicaments existent sur le marché aux États-Unis, et la Food and Drug Administration (FDA) approuve 50 nouveaux noms de marque chaque année.

PHOTOGRAPHIE DE H.Angelica Corneliussen, 500px, Getty Images

Lorsque vous prenez une ordonnance de Viagra, de Lunesta, d’Advair ou de Paxlovid, vous vous demandez peut-être qui peut bien nommer ces médicaments. Est-ce que les responsables de l’industrie pharmaceutique s’assoient autour d’une table de conférence, et prononcent des sons ou des syllabes au hasard jusqu’à ce qu’ils trouvent un nom unique qui convienne au médicament qu’ils ont développé ? La réalité n’est pas aussi simple.

Selon Scott Piergrossi, président de Creative at the Brand Institute, une société spécialisée dans le développement de noms à Miami, même si l’on aime se moquer des noms des médicaments, il faut savoir que ceux-ci doivent respecter des précautions destinées à minimiser les erreurs de traitement qui pourraient être causées par l’utilisation d’un nom incorrect. « Les noms sont très bien pensés dans le cadre d’un processus extrêmement itératif », dit-il.

Bien que l’attribution d’un nom à un médicament puisse sembler être un sujet léger, « il s’agit d’un processus très réglementé », affirme Suzanne Martinez, stratégiste à Chicago chez Intouch, une agence de marketing pharmaceutique.

Il existe une demande constante de nouveaux noms de médicaments accrocheurs. « Il y a 30 000 médicaments sur le marché aux États-Unis, et la Food and Drug Administration (FDA) approuve 50 nouveaux noms de marque chaque année », explique Todd Bridges, président mondial du Drug Safety Institute, la branche réglementaire du Brand Institute, et ancien directeur de la Division de l’analyse et de la prévention des erreurs médicales de la FDA. Chaque année, il devient de plus en plus difficile de faire approuver de nouveaux noms de marque, ajoute-t-il.

 

AUSSI ARTISTIQUE QUE SCIENTIFIQUE

Aux États-Unis, le processus d’attribution d’un nom à un médicament comprend, globalement, une phase de création pour développer des noms potentiels, à laquelle participe une agence ou une société spécialisée dans la stratégie de marque et le marketing ; une phase d’évaluation à laquelle participent des professionnels des services commerciaux, réglementaires et juridiques du fabricant ; et des procédures réglementaires comprenant des examens juridiques et l’approbation par la FDA.

« Choisir un nom, c’est à la fois artistique et scientifique », explique Martinez. « Les deux côtés du cerveau y participent. »

Des stratégistes de marque et des experts créatifs essaient de trouver des noms qui sont attrayants et que le consommateur pourra comprendre, tant au niveau du message que du ton. Cela implique des défis linguistiques, juridiques et écrits. Il est également important d’éviter tout préfixe ou suffixe qui pourrait avoir des connotations négatives, désobligeantes ou offensantes.

Cela peut s’avérer compliqué car le secteur pharmaceutique s’étend au-delà des frontières et « la plupart du temps, [les entreprises pharmaceutiques] recherchent un nom qui puisse fonctionner dans le monde entier », explique Martinez. Après tout, un nom ou une syllabe qui peut avoir du sens aux États-Unis peut ne pas avoir sa place sur un marché européen. Par exemple, « mist » a des connotations positives en anglais, mais signifie « fumier » en allemand.

Dans le domaine, « nous appelons cela des permavoids : des racines à éviter en permanence », ajoute Piergrossi.

Pour trouver un nom susceptible de satisfaire toutes les parties, y compris les décideurs du laboratoire pharmaceutique et les organismes de réglementation des pays, l’équipe stratégique et créative de l’agence passe des mois à réfléchir à des centaines de noms possibles pour un médicament. Ensuite, cette liste est progressivement réduite, est présentée aux décideurs du laboratoire pharmaceutique, et enfin à la FDA.

« En moyenne, les sociétés pharmaceutiques dépensent des centaines de milliers de dollars pour développer un nom de médicament », explique Piergrossi, et l’ensemble du processus prend généralement deux à trois ans, bien qu’il ait été plus rapide dans le cas des médicaments contre le COVID-19.

Lors de l'élaboration des noms, les stratégistes tentent parfois d’intégrer une référence à la biologie du médicament. Par exemple, le Xalkori, un médicament contre le cancer, est un inhibiteur de l’ALK (anaplastic lymphoma kinase, soit kinase du lymphome anaplasique), tandis que le Zelboraf, utilisé pour traiter le mélanome, est une molécule qui inhibe le gène BRAF.

« Ces noms peuvent sembler incompréhensibles, mais ils peuvent en réalité indiquer aux médecins leurs mécanismes d’action », explique R. John Fidelino, responsable de l’innovation et de l’impact chez The Development, une société de conseil en stratégie de marque et en marketing située à New York.

 

SUSCITER UNE ÉMOTION

Parfois, les entreprises souhaitent que le nom suscite une émotion ou montre de l’ambition, comme pour l’inhalateur Advair, dont le nom suggère un avantage en termes d’air, et donc de respiration. Fidelino a participé à l’attribution du nom de Viagra, qui a été le premier médicament à traiter les dysfonctionnements érectiles. Ce nom a été choisi parce qu’il « exprime l’énergie, la vigueur et la vitalité qu’un homme cherche à trouver et à atteindre pour surmonter le dysfonctionnement érectile », explique Fidelino.

Il faut toutefois rester prudent, car le nom ne doit pas être exagéré, promotionnel ou exagérer l’efficacité du médicament : en suggérant une guérison, par exemple.

Dans le cadre du processus de création du nom d’un médicament, les sociétés pharmaceutiques veulent souvent mettre en évidence ce qui est unique dans le produit. « Chaque médicament qui arrive sur le marché présente un aspect innovant : il est souvent sans précédent par rapport à la maladie qu’il traite, ou il utilise un mécanisme d’action totalement nouveau », explique Fidelino.

Piergrossi a participé à la création du nom de Latisse, un traitement destiné à développer et épaissir les cils qui sont trop fins ou trop peu nombreux. Le « La » fait allusion au mot « cil » (« lash » en anglais) et le « tisse » évoque l’impressionniste français Henri Matisse.

En créant le nom Lunesta, un médicament à base d’eszopiclone pour lutter contre l’insomnie, Piergrossi et son équipe ont voulu inclure le mot « lune », pour évoquer un sentiment d’influence lunaire, de restauration et de sommeil, explique-t-il.

En revanche, les noms de médicaments génériques sont basés sur des syllabes spécifiques qui sont enchaînées pour transmettre des informations sur la structure chimique ou l’action du produit. Par exemple, le bebtelovimab est un anticorps monoclonal récemment approuvé par la FDA qui peut être utilisé pour traiter le COVID-19 ; comme les autres anticorps monoclonaux, son nom se termine par « -mab ». Aux États-Unis, ces noms sont attribués par le United States Adopted Names Council comme condition préalable à la commercialisation d’un médicament. « Le suffixe à la fin du nom du médicament indique la classe médicamenteuse », dit Martinez. « C’est comme une mini formule scientifique intégrée dans un nom. »

 

LA DÉCISION FINALE

Les avocats du fabricant évaluent les questions juridiques et réglementaires qui peuvent se cacher derrière les noms potentiels. Une partie de l’évaluation consiste à déterminer si le nom contient des allégations exagérées ou des déclarations erronées sur l’efficacité du produit. C’est pourquoi on ne voit pas de noms de médicaments contenant les mots « cure » ou « remedy » (« guérison » ou « remède »).

Aux États-Unis, c’est la FDA qui donne l’approbation finale du nom de marque d’un médicament. Pour déterminer s’il convient d’approuver un nom proposé, elle utilise notamment un logiciel appelé POCA (Phonetic and Orthographic Computerized Analysis, soit analyse phonétique et orthographique informatisée). Celui-ci utilise un algorithme avancé pour identifier les similitudes entre les noms de médicaments, lorsqu’ils sont prononcés ou lorsqu’ils sont écrits.

Il s’agit notamment des lettres qui se ressemblent dans l’écriture cursive, comme le L, le T et le K qui ont un trait ascendant, explique John Breen, directeur exécutif de la stratégie de santé pour le Collectif kyu, une organisation de services de marketing, à New York.

En outre, le processus d’approbation de la FDA comprend des recherches sur les erreurs de traitement liées aux ingrédients actifs du médicament, des études de simulation avec des prestataires de soins de santé employés par la FDA pour tester leur réaction aux noms proposés, et la prise en compte d’éventuels échecs, erreurs ou confusions de noms lors de la prescription, de la commande, de la livraison ou de l’administration du médicament.

« Ce n’est pas pour rien que toutes ces précautions existent lorsqu’il s’agit de noms de médicaments », dit Breen. C’est parce que « c’est presque devenu une question de survie du plus fort, pas nécessairement en fonction de la construction de marque ou du potentiel commercial, mais en fonction de la survie au processus d’approbation [du nom] ».

 

DES NOMS QUI SE RESSEMBLENT

Selon un rapport de 2018 de l’Institute for Safe Medication Practices (ISMP), sur les 6 206 erreurs de traitement déclarées entre 2012 et 2016, près de 10 % étaient liées à une confusion de nom de médicament. Il s’agit d’une amélioration significative par rapport aux déclarations soumises entre 2000 et 2004, dans lesquelles 20 % des erreurs étaient liées au nom. Ces erreurs peuvent se produire lorsqu’un médecin rédige une ordonnance, lorsqu’un pharmacien délivre un médicament, lorsqu’un infirmier l’administre ou lorsqu’un patient le prend (s’il en a deux dont les noms se ressemblent, par exemple).

Parmi les exemples de médicaments dont les noms se ressemblent à l’écrit et à l’oral, et qui sont souvent confondus les uns avec les autres, citons : Adderall et Inderal ; Celebrex, Celexa et Cerebyx ; Paxil et Taxol ; Zyrtec et Zantac. Ce ne sont là que quelques exemples de la longue liste de noms des médicaments fréquemment confondus établie par l’ISMP.

Entre 2000 et 2009, le Center for Drug Evaluation and Research (CDER) de la FDA a reçu environ 126 000 rapports d’erreurs de traitement, « dont certaines sont directement liées à la similitude de sonorité et d’apparence de paires de noms de médicaments ».

Lorsque de telles erreurs sont mises en évidence, la FDA demande parfois à une entreprise de renommer un médicament. Cela s’est produit en 1990, dans le cas du Losec (contre les brûlures d’estomac) et du Lasix (un diurétique) ; par la suite, le Losec a été rebaptisé Prilosec aux États-Unis. En 2010, après que des erreurs de livraison ont été signalées à la FDA, le Kapidex (contre les brûlures d’estomac) a été renommé Dexilant pour éviter toute confusion avec le Casodex (un médicament contre le cancer) et le Kadian (un narcotique). Et en 2016, la FDA a approuvé le changement de nom du Brintellix (un antidépresseur) en Trintellix, afin de réduire le risque de confusion avec le Brilinta (un anticoagulant).

Comment la FDA décide-t-elle du changement de nom d’un médicament ? « Celui qui a été approuvé en dernier doit changer de nom », explique Bridges. « Vous pouvez imaginer comment cela affecte une entreprise : après avoir dépensé tout cet argent pour développer et commercialiser un nom, elle doit finalement le changer. »

Pendant ce temps, la FDA continue de mettre à jour ses directives et ses normes pour évaluer la sécurité des noms de médicaments, selon Martinez. « La réglementation est en constante évolution", ajoute-t-elle, dans le but d’éviter les noms de marque potentiellement problématiques. La FDA dispose d’un système de surveillance appelé MedWatch pour suivre à la fois les effets indésirables des médicaments et les erreurs de traitement, y compris par rapport aux noms, note Bridges.

 

DES NOMS FAMILIERS

Tout comme des marques comme Kleenex et Sopalin sont devenues synonymes de leurs produits, un phénomène similaire a parfois lieu avec les médicaments. Au fil du temps, certains noms de marque de médicaments, tels que Viagra, Xanax, Botox et Doliprane, sont devenus des leaders dans leur catégorie, et des mots familiers, utilisés pour parler des médicaments qui ont le même objectif. « Les gens les utilisent plus souvent dans leur langage courant que la plupart des autres médicaments », explique Martinez.

Parfois, les noms de marque restent dans l’esprit du public, parfois non. Prenons l’exemple des vaccins contre le COVID-19 : la plupart d’entre nous savons si nous avons reçu le vaccin Pfizer ou encore Moderna, et nous avons pu demander les doses de rappel en conséquence. Cependant, nous ne demandons pas le vaccin Pfizer sous son nom de marque, Comirnaty, ou le vaccin Moderna sous son nom commercial, Spikevax.

Leurs noms évoquent des associations avec le fonctionnement des vaccins : COVID et ARNm (mRNA en anglais) pour Comirnaty ; et le mécanisme d’action, utilisant un vaccin à ARNm pour déclencher la production de la protéine spike, pour Spikevax.

 

NE VOUS TROMPEZ PLUS

En plus d’être intriguant, le fait de comprendre ce qui entre dans la création d’un nom de médicament, et le rapport entre ce nom et le produit lui-même, peut vous aider à éviter de vous tromper de nom à la pharmacie. Si vous commencez à voir l’Azantac comme un médicament qui combat l’acidité de l’estomac (d’où le suffixe « -ac »), vous serez moins susceptible de le confondre avec l’antihistaminique Zyrtec (similaire à l’écrit) ou la benzodiazépine Xanax (similaire à l’oral).

« Nous essayons souvent d’ajouter des couches de signification aux noms de marque des médicaments », explique Piergrossi. « Si nous pouvons coder de multiples concepts liés aux attributs ou aux avantages du produit sans qu’ils paraissent forcés ou artificiels, c’est le scénario idéal. » C’est vrai pour les entreprises pharmaceutiques, les professionnels de la santé, mais aussi pour les consommateurs.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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